En 1969, Leonard Cohen a refusé le prix du Gouverneur général pour la poésie en déclarant que « la poésie elle-même l’interdit absolument ». Le Conseil canadien des arts lui avait décerné le plus prestigieux prix littéraire au pays pour sa collection Selected Poems 1956-1968. En le refusant, Cohen posait un geste aussi noble que porteur d’une vérité bien plus profonde – et politique – que ce qu’elle peut laisser entendre.
Seuls cinq auteurs – tous québécois – ont refusé la distinction, dont Hubert Aquin, qui, comme Cohen, a lui aussi tourné le dos au Prix du GG de 1968. Aquin et Cohen ont été les premiers à faire ainsi, et Cohen demeure le seul anglophone parmi les contestataires. En mai 1969, pour justifier son refus, Cohen déclarait au Globe and Mail que « le monde est sans pitié et je n’accepterai pas de cadeau de celui-ci. »
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L’insolence de Cohen lui aurait toutefois valu une solide réprimande de la part de Mordecai Richler, honoré la même année pour son roman Cocksure. Dans sa biographie de Cohen intitulée Various Positions – A Life Of Leonard Cohen, Ira Nadel raconte que Richler aurait carrément menacé Cohen :
« À la surprise des autres invités, Cohen s’est pointé à une fête organisée par Jack McClelland au Château Laurier pour honorer les récipiendaires des Prix du Gouverneur général accompagné de la romancière québécoise Diane Giguère. Mordecai Richler l’accueilla en lui disant, “Viens ici, je veux te parler”, sommant Cohen de le rejoindre dans la salle de bain. Furieux, Richler ferma la porte et demanda à Cohen pourquoi il avait refusé un tel honneur. “Je ne sais pas,” protesta Cohen. “Si tu m’avais donné une autre réponse, je t’aurais donné un coup de poing au visage,” lui répondit Richler. Cohen croyait qu’il n’était pas nécessaire pour lui de se “ranger derrière le Canada à ce moment-là”. Il expliquera plus tard qu’à l’époque, le pays ne lui donnait pas l’impression d’avoir besoin de son soutien. Et d’accepter un prix remis par le gouvernement fédéral alors que les séparatistes québécois se battaient pour être reconnus était, pour un Québécois comme lui, maladroit. Cohen comptait des amis parmi les séparatistes, et il ne pouvait se divorcer si facilement du mouvement. “Je n’ai aucune idée pourquoi il est venu à la fête,” remarqua McClelland. »
Le geste de Cohen caractérise très certainement l’homme et l’artiste dans son identité, à la fois cosmopolite et résolument montréalaise.
Leonard Cohen n’est plus. Grand homme de musique et de lettres, l’artiste s’est éteint dans la nuit du 6 novembre. À la lumière de la pluie d’éloges et hommages qui accompagnent la triste nouvelle, sa maison située aux coins des rues St-Laurent et Marie-Anne est aujourd’hui décorée de lampions, chandelles et autres mémoires laissés par ses admirateurs, mais aussi les gens du quartier qui le côtoyaient.
Cohen incarne, dans son œuvre et sa vie, le montréalais tourné vers le monde, celui qui habite un quartier où se côtoient Portugais, Juifs, Hispanophones, Blancs, Anglophones, Francophones, Allophones, bourgeois et moins nantis dans une sorte d’harmonie un brin échevelée.
Aujourd’hui, la ville, la province, le pays, le monde semble vibrer à l’unisson dans le deuil du disparu. Oui, on se souviendra de Cohen pour avoir marqué les esprits avec des textes et des chansons aussi belles qu’hypnotisantes. Mais cette semaine, à la sortie des évènements troubles aux États-Unis et pris à témoin devant une puissance mondiale où les discours de haines viennent de se faire donner le feu vert, rappelons-nous la clairvoyance troublante d’un texte récent :
If you are the dealer, I’m out of the game
If you are the healer, it means I’m broken and lam
If thine is the glory then mine must be the shame
You want it darker
We kill the flame
Magnified, sanctified, be thy holy name
Vilified, crucified, in the human frame
A million candles burning for the help that never came
You want it darker
Hineni, hineni
I’m ready, my Lord
Rappelons-nous aussi du Cohen qui n’avait que faire desdites solitudes, qui discutait en français cassé autant qu’en anglais, qui était de descendance juive, mais qui pratiquait le bouddhisme, qui a été intronisé au Rock’n’Roll Hall of Fame, mais qui dévalait le boulevard St-Laurent en bas de laines et sandales, qui mangeait des croustilles au fromage et buvait du V8 avec un sans-abri, dans le parc pas très loin de sa demeure.
Rappelons-nous d’un homme, d’une œuvre dont la quête prend des airs encore plus solennels, sinon carrément spirituels. Rappelons-nous de cette valse – to the end of love.
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