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La folie d’Hanatarash, ce groupe japonais qui jouait avec des bulldozers sur scène

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Tokyo, 1985. Après avoir fait signer une décharge à son public afin de se dédouaner des éventuels dégâts matériels et humains qui vont suivre, Yamantaka Eye, le leader des fous furieux Hanatarash, débarque sur scène juché sur une gigantesque pelleteuse et détruit méthodiquement la salle de concert. Mais alors qu’il s’apprête nonchalamment à balancer un cocktail molotov sur les quelques décombres qui subsistent de la scène, il est fort heureusement stoppé dans son élan. 

Peu après cet évènement qui aurait pu virer au drame, les autorités japonaises vont prendre alors la mesure des évènements : Hanatarash est interdit de concert. Effectivement, on peut se dire a posteriori qu’il s’agissait, au bas mot, d’une sage décision : après avoir découpé un chat mort puis envoyé ce qu’il en restait dans le public, après avoir failli s’amputer accidentellement une jambe avec une scie électrique sur scène, ou encore avoir balancé dans la foule des bouts de verre et/ou de machinerie détruite sur scène, on peut raisonnablement dire qu’il était peut-être temps pour “Eye” (appelons le ainsi, l’homme ayant changé de patronyme autant de fois qu’il est permis d’en dénombrer) comme l’aurait dit sans doute plus simplement Jean-Pierre Bacri, d’y aller peut-être “un peu mollo sur le destroy”. 

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L’art du bruit 

Il serait néanmoins un peu vain de résumer Hanatarash à ces seuls faits d’armes folkloriques et pittoresques. Car on ne comprendrait effectivement pas grand-chose à un tel déluge de chaos et de destruction si on ne se penchait pas un peu sur ce qui en découlait artistiquement. Si l’on considère quelques instants le creuset dans lequel se fond l’oeuvre performative (mais aussi discographique) d’Hanatarash, à savoir tout ce qui regroupe le vaste champ de ce qu’on appelle plus communément la noise, alors toutes leurs petites incartades permettent d’être remises un tant soit peu dans leur contexte – et d’apprécier le tout sous un meilleur angle. 

Forme d’art bruitiste à part entière, prenant ses racines aussi bien dans les avants-gardes artistiques et musicales du XXe siècle comme le mouvement Fluxus, le free jazz, le mouvement dada, l’art sonore mais aussi dans les formes les plus déconstruites et radicales du rock, la noise, cet art de la non-musique, ou plus exactement de la musique de bruit, est théorisé dès 1913 par le peintre et compositeur italien Luigi Russolo, dans son manifeste futuriste L’art des bruits. Dans cet ouvrage, considéré aujourd’hui comme l’acte fondateur de la musique bruitiste, il y déclare : « Au 19e siècle, avec l’invention de la machine, le Bruit est né. Aujourd’hui, le bruit règne en maître sur la sensibilité des hommes ». Plus tard, nous pouvons également citer cette fameuse phrase de la sommité de la musique contemporaine John Cage : « Si un bruit vous dérange, écoutez-le. »

Pour résumer, la noise music, champ extrêmement vaste, pourrait consister à s’emparer de son environnement direct, le plus souvent urbain, inhospitalier et foisonnant de sons, pour s’en imprégner et le recracher dans une matière vivante, ductile et laisser libre cours à ses envies d’expérimentations sonores. En 1975, Lou Reed a fait rentrer la noise dans le mainstream avec l’album Metal Machine Music, soit quatre pistes entièrement composées de feedbacks de guitare joués à différentes vitesses, et qui valut à son auteur de s’aliéner à la fois la majeure partie de l’industrie musicale tout en s’attirant les foudres de la critique traditionnelle. Plus ou moins directement, de nombreux genres et sous-genres allaient s’engouffrer dans la brèche, qu’il serait assez vain de dénombrer ici, mais dont les principaux courants peuvent être considérés comme la musique industrielle, le power electronics, le harsh noise, la japanoise, le grindcore, le glitch, la power noise…

Eye, l’oeil toujours tourné vers le futur 

Si aujourd’hui, la noise est encore plus difficile à déchiffrer que par le passé, c’est que son usage s’est tellement répandu dans la sphère “courante” qu’il peut même servir à d’autres pratiques que celle de l’art extrême et de l’expérimentation débridée. Parmis de nombreuses utilisations incongrues, notons notamment des cours de yoga dispensés sur du Merzbow, ou encore des machines à bruit blanc façon ASMR… Mais à une époque pas si lointaine que ça, la noise était encore bien évidemment avant tout destinée à repousser toujours plus avant les limites de la création musicale. 

La pratique d’Hanatarash vient avant tout de là. Et si l’on considère que la musique bruitiste est l’art de se libérer de tout carcan formel, la noise japonaise pourrait être son penchant encore plus démesuré – et mériterait à elle seule un article long comme le bras, s’épanchant elle aussi de ramifications en ramifications. Pour les plus curieux d’entre vous, je vous conseille dans un premier temps de lire cet article vulgarisateur qui en pose les bases, puis d’aller faire ensuite feuilleter en ligne l’ouvrage passionnant Japanoise, Music at the edge of circulation de David Novak qui revient sur tous les éléments qui font de la noise japonaise une curiosité esthétique, sociétale et politique unique en son genre. 

Pour en revenir à Hanatarash, leur musique est pour ainsi dire apparue au moment où la musique industrielle battait son plein (ses deux membres fondateurs Eye et Mitsuri Tabata s’étant rencontrés en travaillant pour la tournée japonaise de Einsturzende Neubauten, les rois de la musique industrielle allemande). D’abord presqu’exclusivement performatif, la pratique d’Hanatarash ne s’est pas arrêtée en chemin pour autant lorsqu’on leur a demandé de cesser de détruire toutes les salles de concerts à portée de main. Dès 1985, le groupe s’est illustré par un trio d’albums éponymes, avant de sortir quelques disques pendant les années 90 puis d’arrêter de se produire sous ce nom à partir de 1998. Si les 3 premiers disques d’Hanatarash sont effectivement difficilement écoutables, ils témoignent tout de même d’une direction artistique certaine : mais ils seraient difficilement appréciables sans penser à tout ce qui avait pu les entourer précédemment, à savoir des shows remplis de fureur, de recherche puis de démembrement méthodique de matière sonore. 

Surtout, après Hanatarash, Eye formera d’innombrables projets solo et collaboratifs, parmi lesquels Ultra Freak Out or Die, mais surtout les fantastiques Boredoms. Faisant directement suite à l’expérience Hanatarash, ce dernier projet laissera libre cours à plus de structures et de tiroirs mélodiques que par le passé ; si on peut aujourd’hui considérer Hanatarash comme une première tentative radicale, celle-ci était sans doute vouée à ne pas s’étendre sur la durée de par sa trop grande soif destructrice. Boredoms, en revanche, a depuis sa création en 1986, continuellement contribué à repousser toujours plus encore les limites d’une base plus “rock”, faute d’un meilleur qualificatif, frayant aussi bien avec la pop la plus avant gardiste, les structures de morceaux à rallonge, renouvelant le psychédélisme et introduisant des concepts toujours plus renversants – comme jouer un concert de 77 minutes uniquement composé de 77 batteurs, par exemple. 

Aujourd’hui encore, il suffit d’écouter par exemple le show radio que l’artiste pluridisciplinaire Eye (qui a toujours rechigné à se considérer comme chanteur ou musicien, et dont la talent dans les arts visuels mériterait aussi que l’on s’y penche de plus près) tient sur la radio anglaise NTS (tous disponibles par ici), pour se rendre compte que depuis le début, sa pratique consiste avant tout à toujours et encore regarder vers le futur : si les post-rythmes syncopés mâtinés de footwork, de post techno, de gabber ou de musiques expérimentales en tous genres auraient sans doute du mal à faire danser le clubber des plus avertis, gageons, que quelque part, un gamin sans doute un peu plus timbré et visionnaire que les autres est en train de se prendre la claque de sa vie.

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