La matinée du vendredi 28 février 1997 est douce sur Los Angeles. Le ciel est bleu et lisse, la température avoisine les 20°C. Il est 9h15 et la ville s’apprête à connaître l’une des pires fusillades de l’histoire des Etats-Unis.
Une Chevrolet blanche aux vitres teintées s’engage sur le parking de la Bank of America de North Hollywood, au croisement du Laurel Canyon Boulevard et d’Archwood Street. L’homme qui tient le volant s’appelle Emil Matasareanu. C’est un gaillard d’1m90 pour 130 kilos, au visage rond et au regard las. Il est né en Roumanie en juillet 1966 et s’est installé en Californie huit ans plus tard, quand ses parents ont fui la dictature de Ceausescu. Toute une scolarité de harcèlement et de solitude l’ont transformé en adulte reclus et sanguin. Ingénieur électronicien de formation, il est à la tête d’une entreprise de services en informatique qui ne décolle pas. Ses deux enfants ont 5 et 18 mois.
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Le plan du quartier où a eu lieu la fusillade. La Bank of America est au centre.
Larry Phillips, 26 ans, est installé sur le siège passager. Il a la mâchoire large et la chevelure épaisse de son père, une petite frappe qui lui a beaucoup parlé de ses méfaits quand il était enfant. Sa haine héréditaire du système le dispute à sa foi en l’American Dream : il a lâché les études avant le lycée dans l’espoir de devenir riche et célèbre grâce au culturisme, sans succès. Les arnaques immobilières sur lesquelles il s’est rabattu au début des années 90 ne lui ont pas permis de gagner assez d’argent pour soutenir sa femme et leur bébé. Le meneur de cette association de malfaiteurs, c’est lui. Matasareanu est sous son emprise depuis qu’ils se sont rencontrés dans une salle de sport de Venice Beach, en 1989.
La Chevrolet fait un tour du parking et se gare à quelques mètres de la banque, face à son mur nord. A l’intérieur, Matasareanu et Phillips entament les derniers préparatifs. Quelques secondes s’écoulent. Les barbituriques qu’ils ont avalé 45 minutes plus tôt commencent à faire effet. Ils sont détendus lorsqu’ils sortent du véhicule encagoulés et lourdement harnachés, AK-47 à la main. Leur condition physique est excellente et ils sont prêts, ils connaissent l’exercice. C’est leur cinquième braquage en quatre ans. Leur butin s’élève déjà à 1,7 million de dollars. Presser la détente pendant un casse ne les embarrasse pas, ce sont des passionnés d’armes à feu. En 1995, ils ont fait un mort en tirant sans sommation sur des convoyeurs de fonds.
Les deux hommes dévalent le trottoir qui mène à leur cible dans un cliquetis métallique. Leurs vestes tactiques débordent de chargeurs, des tambours de 75 et 100 coups attendent dans leurs sacoches. En plus de ses munitions, Phillips porte 20 kilos d’équipement défensif. Un premier gilet pare-balles protège son thorax et son ventre, un second son dos. Ses jambes et ses avant-bras sont enrobés dans des gaines qu’il a cousues lui-même à partir de plastrons en kevlar. Matasareanu se contente d’une veste anti-éclats renforcée à l’avant par une plaque de métal. Les blousons noirs sous lesquels ils tentent de dissimuler cet arsenal ne font que les rendre plus gros et menaçants encore.
Alors qu’ils s’apprêtent à s’engouffrer dans le bâtiment, les truands sont gênés par un homme qui tente d’en sortir. “Allez bouge, enculé !” — Phillips l’entraîne à l’intérieur, très vite mais trop tard. La malchanceux les a retenus juste assez longtemps pour qu’une patrouille de police arrive à leur niveau sur le Laurel Canyon Boulevard. Son conducteur, la nouvelle recrue Martin Perello, les a vus s’emparer de l’otage en jetant un coup d’oeil de routine vers le hall d’entrée nord-ouest de la Bank of America. Malgré son manque d’expérience, il a identifié un braquage sans doute possible à cause de l’accoutrement des malfrats : “Ils sont habillés comme des Tortues Ninja”,lance-t-il à son partenaire, le vétéran Loren Farrell, qui prévient immédiatement toutes les unités du quartier et le commissariat par radio. Il est 9h17.
Matasareanu et Phillips n’ont pas vu la voiture du Los Angeles Police Department (LAPD). Ils avancent dans le lobby et lâchent les premiers coups de feu. Des modifications illégales permettent à leurs Kalachnikov de tirer en rafales. L’espace est clos, les détonations claquent fort. Elle se mélangent aux hurlements d’usage : “Ceci est un hold-up ! Tout le monde par terre ! Fermez les yeux et ne bougez pas !” Une trentaine d’hommes, de femmes et d’enfants s’allongent sur le carrelage marron, parmi les douilles. Phillips veille à ce qu’ils restent immobiles : il arpente la salle, met en joue, distribue les menaces de mort. L’odeur de la poudre a envahi l’atmosphère. Matasareanu gifle une vieille dame de 79 ans qui n’obéit pas assez vite et ouvre le feu sur la porte de sécurité des guichets. Le verrou cède.
Le Roumain pénètre dans la partie privée de la banque. Les employés sont là. Il crie : sortez l’argent ou des gens vont mourir. L’un des managers de l’établissement s’avance vers lui. Il a les clés, il va ouvrir la chambre forte. Matasareanu lui met un coup de crosse dans la tête. Dans la salle des coffres, le braqueur s’énerve vraiment. Les boîtes sécurisées que son otage déverrouille une à une ne contiennent que des petites liasses, son grand sac de voyage noir ne se remplit pas, le butin va être inférieur aux 750 000$ escomptés. Quand il apprend que le personnel n’a pas accès aux réserves des distributeurs automatiques, il vide son chargeur sur les bornes de métal. Le manager reçoit des éclats dans le ventre.
Dehors, la présence policière croît rapidement. Cela fait presque cinq minutes que l’attaque a commencé et une dizaine d’agents du LAPD encerclent déjà la banque. A couvert derrière leurs véhicules, ils attendent “deux ou trois” malfaiteurs en écoutant l’écho du feu automatique. Des renforts supplémentaires sont en route. Phillips a vu quelque chose depuis l’intérieur de l’agence : il ouvre la porte nord-ouest et scrute les alentours, arme au poing. Son regard croise les voitures bicolores et les uniformes noirs, ceux qu’il hait depuis que son père a été arrêté sous ses yeux quand il avait six ans. Plusieurs décennies de prison l’attendent s’il ne parvient pas à leur échapper.
Le bandit bat en retraite et retrouve son associé face aux guichets grêlés d’impacts. La situation empire encore un peu. Matasareanu n’a récupéré que 300 000$, c’est l’un de leurs plus mauvais coups. Ils font lever les captifs et les enferment dans les 10 mètres carrés de l’antichambre de la salle des coffres. Aucun d’entre eux ne sera utilisé comme bouclier humain ou objet de négociation. Le commando a décidé de tenter une percée en utilisant ses outils, rien de plus. Il est 9h24. Phillips sort à nouveau du bâtiment et épaule son arme en direction des véhicules du LAPD qui stationnent à une soixantaine de mètres de lui. Il appuie sur la gâchette.
La violence de l’assaut cloue les policiers au sol. Les balles anti-blindage transpercent vitres, pneus et carrosseries en arrachant des gerbes de shrapnels. Phillips enchaîne les rafales afin d’empêcher toute contre-attaque ; au moindre mouvement, il ouvre le feu. Ses cibles sont complètement impuissantes. Un hélicoptère de reconnaissance doit battre en retraite face à ses tirs, tandis que ses protections en kevlar résistent sans peine aux petits calibres des armes de poing du LAPD. Des appels à l’aide et des prières s’élèvent entre les détonations. Un officier se risque à découvert pour envoyer deux décharges de fusil à pompe dans le dos du braqueur, qui se retourne et riposte sans ciller. Au bout de trois minutes et plus de 200 cartouches, Phillips se replie dans la banque. Sept agents et trois civils sont blessés, certains grièvement.
Le malfrat réapparaît à 9h30. Cette fois, son complice est avec lui. Ils traînent un sac de voyage noir. Le crépitement du feu automatique reprend, plus intense encore. Les forces de l’ordre sont à nouveau écrasées malgré les renforts. North Hollywood se fige : dix écoles du quartier arrêtent les cours pour mettre les élèves à l’abri, l’autoroute adjacente est fermée, un aéroport voisin impose un détour aux appareils en approche. Après deux minutes de barrage de feu, le commando estime que le cordon policier est assez faible pour être brisé. Matasareanu pose un genou au sol et tire en continu pour couvrir Phillips, qui progresse en direction de la Chevrolet avec le butin. Trois engins antivol cachés dans les liasses explosent. Les 300 000$ finissent maculés d’encre rouge.
Phillips lâche le sac à proximité de la berline, ouvre le coffre, empoigne de nouveaux chargeurs et s’accroupit dos au mur nord du bâtiment. Le parking n’offre aucun couvert efficace, son équipement défensif absorbe plusieurs projectiles pendant qu’il fait feu sur les policiers qui approchent par l’est. Matasareanu quitte le hall d’entrée au pas de course. Il remonte le trottoir, entame le virage, une balle lui arrache une partie de l’arcade sourcilière droite. La blessure n’est pas mortelle mais le choc le met hors-combat. Au même moment, des agents de la brigade antigang réquisitionnent des fusils d’assaut et à pompe dans l’armurerie du quartier. Les braqueurs n’auront bientôt plus l’avantage de la puissance de feu. Phillips le sent et récupère son HK91 dans la Chevrolet.
Le HK91 est un fusil d’assaut conçu autour du 7,62 x 51 mm, une munition presque deux fois plus puissante que le 7,62 x 39 mm des AK-47. Phillips adresse ses premières cartouches aux cinq hélicoptères de journalistes qui tournent au-dessus de lui avant de reporter son attention sur les forces de l’ordre. Il sait que le LAPD s’est organisé et se rapproche, ses gilets pare-balles reçoivent de plus en plus de coups. La colère le gagne. Cela fait dix minutes qu’il tient la position seul en attendant que Matasareanu se ressaisisse. Ils ne pourront fuir qu’à deux, l’un d’entre eux doit conduire et l’autre tirer. Les secondes filent et le Roumain continue à saigner sur le siège passager de la Chevrolet. Il écoute la fréquence radio de la police. Quelqu’un parle de douze officiers blessés. Un grésillement le réveille : l’unité d’élite Special Weapons And Tactics (SWAT) est arrivée.
Matasareanu s’installe derrière le volant. Il faut bouger, vite. Ils ne pourront pas faire face au matériel et à l’entraînement du SWAT. La voiture quitte sa place de parking et roule lentement vers la sortie nord. Ses pneus arrière ont été crevés. Phillips marche du côté passager, il continue à tirer pour dégager la voie. Une balle traverse sa main gauche, deux autres frappent son HK91. L’arme ne fonctionne plus. Le braqueur la jette dans le coffre et récupère une troisième Kalachnikov modifiée. Une quatrième balle perce le manchon de kevlar qui recouvre son avant-bras gauche. La douleur le trouble mais il ouvre le feu, ils ne sont plus très loin. L’AK-47 s’enraye au bout de quelques salves. Il emboîte un nouveau chargeur, tire et tourne vers l’est sur Archwood Street, dans un quartier résidentiel. La Chevrolet le suit de près. Des policiers approchent de toutes les directions.
La voiture accélère pendant que Phillips fait feu vers ses poursuivants depuis le trottoir. Il est soudain seul au milieu des pavillons. Plusieurs dizaines de mètres le séparent déjà de son complice lorsqu’un tir venu de l’ouest le touche à l’épaule droite. Quelques instants plus tard, une balle tirée par un policier embusqué dans une rue adjacente l’atteint de face. Elle fracture sa clavicule droite, sectionne son artère sub-clavière et brise son omoplate. C’est une blessure grave. Le braqueur lève sa Kalachnikov et riposte mais la mitrailleuse se bloque définitivement à la sixième cartouche. Dans un ultime effort, il sort un Beretta de son holster et échange quelques coups de feu avec des officiers postés en amont. Une balle frappe sa main droite, le pistolet lui échappe. Phillips ne peut plus se battre. Il ramasse l’arme, la braque sous son menton ; une seconde passe et il presse la gâchette une dernière fois. Il est 9h52.
Larry Phillips, quelques instants après la fin de la fusillade.
Quatre rues plus bas, l’échappée de Matasareanu s’essouffle. La Chevrolet l’a emporté loin des forces de l’ordre mais elle l’a payé cher : le pare-brise est constellé d’impacts et le réservoir a été percé par un plomb de fusil à pompe. Un carjacking est inévitable. Le trafic n’a pas été interrompu sur Archwood Street ; au volant de sa berline agonisante, le malfrat tente de bloquer les véhicules qui croisent sa route pendant plusieurs minutes. Il tire sur une Ford qui parvient à lui échapper puis sur le pare-brise d’un pick-up beige. Le conducteur prend la fuite, le visage et le bras lacérés par des éclats. Il est le 18ème et dernier blessé de la bataille de North Hollywood. Matasareanu gare la Chevrolet du côté gauche de la voiture abandonnée, s’installe derrière le volant et constate qu’il a trois pédales sous les pieds. Comme la majorité des Américains, il n’a jamais conduit que des transmissions automatiques. Il est incapable de démarrer le pick-up.
La Chevrolet blanche des deux braqueurs, criblée de balles.
Le braqueur est à court de chance et de temps : trois membres du SWAT approchent rapidement par l’ouest dans une voiture de patrouille. Il se met à couvert derrière sa Chevrolet avec une dernière mitrailleuse bricolée, un XM-15 équipé d’un chargeur de 100 coups. Le véhicule du LAPD s’arrête à un mètre de l’aile droite du pick-up. Plusieurs rafales de fusil d’assaut jaillissent de l’habitacle, Matasareanu est complètement dépassé. Il riposte à l’aveugle alors que les policiers d’élite prennent position sur la chaussée. Leurs tirs ne peuvent rien contre la plaque de métal qui protège son thorax, alors ils s’accroupissent et ouvrent le feu au ras du sol. Une balle détruit la rotule du criminel, trois autres transpercent sa cuisse, trois autres encore atteignent son avant-bras. Il s’effondre pour de bon et lève les mains. A 10h01, il gît menotté.
Emil Matasareanu, quelques minutes avant de décéder de ses multiples blessures.
La bataille de North Hollywood est terminée. Au moins 1 750 coups de feu ont été échangés au cours des 40 dernières minutes. Au total, Matasareanu a reçu 27 balles. Il saigne lentement sur le bitume d’Archwood Street. Conscient et alerte au milieu du grouillement des enquêteurs, il appelle à l’aide. Le détective James Vojtecky s’approche de lui : “Hé, écoute, mon pote… C’est fini maintenant… Est-ce qu’il en reste d’autres, à part toi ?” Le malfrat répond : “Tire-moi dans la tête”. Il refuse de coopérer, assure qu’il s’appelle Pete et insulte ses interlocuteurs sans relâche. Pendant ce temps, le LAPD ratisse la ville pour retrouver les 14 suspects potentiels qui lui ont été signalés. La zone est dangereuse, soutiennent les responsables policiers. Pour cette raison, aucune ambulance n’est autorisée à s’approcher de Matasareanu. Ses gémissement faiblissent peu à peu et aux alentours de 11h05, il lâche son dernier souffle. Il est prononcé mort à 11h10. Le sac de voyage noir n’a jamais quitté le parking de la Bank of America.
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