La frite fait de la résistance

Photo : Marie-Françoise Gonzalez, en train de saler ses frites. Photo issue du site du documentaire Bassin Miné.

Il y a près de deux ans, je me suis rendu à Hénin-Beaumont pour rencontrer Marie-Françoise Gonzalez, considérée comme chef de file de l’opposition au Front national – à l’heure où cette commune était déjà érigée en laboratoire de la conquête française du parti. Cette interview, rédigée à la fin de l’été 2015 et jamais publiée, trouve de drôles d’échos dans l’actualité. Hier, un photographe y a été violemment appréhendé par deux agents en civil – et retenu en garde à vue pendant 36 heures – pour avoir documenté l’action des Femen à Hénin-Beaumont. Voici l’article en question, où Marie-Françoise Gonzalez revient sur la montée du Front national dans sa ville.

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Entre 2003 et 2014, le réalisateur Édouard Mills-Affif a réalisé le documentaire Bassin Miné pour suivre la montée du Front national à Hénin-Beaumont, avant l’élection du maire frontiste Steeve Briois. Comme dans tous les films sur le nord de la France ou la Belgique, le documentaire commence par un lieu un peu désuet, un paysage atypique. Une ligne d’horizon plate, un ou deux terrils. Une rue pavée de briques, la devanture d’un bistrot. Une Renault 5 qui passe. Comme dans nombre de films sur les classes défavorisées, la même histoire : la désunion ouvrière, la crise, le désespoir politique, la faute à l’étranger. Comme dans tous ces films enfin, un personnage. Quelqu’un à partir de qui raconter une histoire, un truc pour allier le particulier et le général, l’anecdotique et l’Histoire. Le documentaire est largement porté sur Marie-Françoise Gonzalez, fille d’immigré espagnole, vendeuse de frite et chef de file notoire de l’opposition au Front National à Hénin-Beaumont.

La friterie « Chez Gonzalez » est considérée comme la meilleure du quartier selon certains, « la pire de tout Hénin-Beaumont » selon Marine Le Pen elle-même, filmée dans le documentaire. J’ai goûté ses frites avant ses anecdotes, et si l’on ne peut juger quelqu’un à son art de manier la friteuse, je dois dire que j’étais plutôt en confiance. Marie-Françoise m’a raconté son histoire – celle d’Hénin-Beaumont, de la région ravagée par dix ans de politiques véreux aux affaires.

La devanture de la friterie Gonzalez. Photo de l’auteur

VICE : Pour resituer, est-ce qu’on pourrait tracer la toile de fond de la montée du FN à Hénin-Beaumont ?
Marie-Françoise Gonzalez :
Ma vision des choses ? D’abord, nous avons eu un maire véreux entre 2001 et 2009 : Gérard Dalongeville. Très vite, on s’est rendu compte que ça clochait pendant son mandat. Les travaux n’étaient pas faits, il y a eu énormément de gens engagés à la municipalité : on est passé à la louche de 500 agents municipaux à 750, et notamment une bonne centaine juste avant les élections suivantes… C’était un peu le capharnaüm, et l’adjointe au maire, Marie-Noëlle Lienemann, a été envoyée par le Parti Socialiste pour faire un peu de ménage. Elle a fait une liste avec le parti communiste et des gens de gauche, et ils ont gagné contre le Front national.

En 2009, les affaires ont rattrapé Dalongeville, et il est parti en prison. Ça déjà, ça a fait les choux gras du Front national… Personne ne pouvait faire grand-chose : Marie-Noëlle Lienemann avait été désavouée lors d’un vote à l’initiative de Dalongeville. Lors des élections suivantes, Daniel Duquenne a gagné de justesse contre Steeve Briois.

Mais deux mois plus tard, Duquenne a fait un AVC. C’est le premier adjoint, Binesse, qui a assuré l’intérim, avant de devenir maire quand Duquenne a démissionné suite à ses problèmes de santé. Binesse est un honnête gars, c’est un proviseur, pas un politique – et de fait, il tenait un peu la ville comme un collège. Son obsession était de rembourser la dette de la ville, si bien qu’il s’en est acquitté plus tôt que prévu. Pendant son mandat, il ne s’est donc rien passé en apparence : il n’y a aucun projet, tout est à l’économie… Il faut savoir aussi que Dalongeville avait augmenté les impôts locaux et que les gens étaient furieux. C’était un des fers de lance du FN, et Binesse aurait pu lâcher un peu de lest à ce niveau. Sa mandature se termine tant bien que mal, alors qu’en parallèle le FN est dans les starting-blocks… Steeve Briois était partout, il parlait énormément aux gens – en fait, il était reçu partout comme s’il était maire avant même de devenir maire.

C’est quoi le bilan municipal du FN aujourd’hui ?
Quand ils sont arrivés au pouvoir, il y avait beaucoup plus d’argent grâce aux économies du maire précédent – donc beaucoup plus de marge de manœuvre. Des projets votés sous l’ancienne mandature qui ont été concrétisés, notamment la rénovation d’une école de quartier populaire et des routes. Tout ça, c’était l’ancienne mandature, mais c’est le FN qui en a tiré les glorioles. Les autres ont été tellement mauvais que c’était difficile de faire pire ! Ils font le boulot, mais ça reste très axé sur l’image : on pose de grosses plantes, on veut regagner le titre de ville fleurie qu’on avait jadis… On voit Briois arriver à cheval lors des Médiévales, en slip de bain à la piscine lors d’HB La Plage, quand il y a un événement local sur la place publique, il s’empare du micro et il chante… Il est omniprésent, il est sympathique et parle très rarement d’idéologie.

En revanche, dès son investiture, il a dégagé tous les drapeaux à l’église, fait fermer le local de la ligue des droits de l’Homme, signé un arrêt anti-mendicité – finalement rejeté – pour les quelques Roms qui mendient en ville. Il y a aussi le rond-point de l’Europe où tous les drapeaux européens ont été remplacés par des drapeaux français. C’est assez saugrenu, parce qu’il est quand même aussi député européen.

Capture du documentaire Bassin Miné

Ils font en sorte d’être assez exemplaires.
Oui, il n’y a eu aucune innovation. Ils font beaucoup parler d’eux, Marine Le Pen vient le jour du marché aux puces, ils font venir David Rachline aux vœux du maire… Hénin-Beaumont apparaît un peu comme la ville phare du FN. Quand on prend l’exemple de Robert Ménard, avec sa politique bien plus abjecte et ses sorties sur les immigrés, on voit une nette différence. Ils procèdent autrement parce que ce serait impossible de faire de même ici. Dans le bassin minier, 23 nationalités différentes sont venues travailler. Ça fait longtemps qu’on a appris à vivre les uns avec les autres.

Le FN a quand même interdit des gens d’assister au conseil municipal.
Oui, enfin c’était juste au début de leur mandature ; lors du premier conseil municipal. On a d’abord été très surpris parce qu’on est arrivé et la grande porte était bloquée. Il y avait apparemment eu un souci pendant la nuit, et interdiction de rentrer avant que la porte ne puisse s’ouvrir. Pendant ce temps, ils ont fait passer 90 % des gens du Front national par une petite rue derrière pour remplir les sièges. Finalement, l’opposition a quand même réussi à entrer, les journalistes aussi. Moi, manque de bol, je suis arrivée en même temps que le maire, et les vigiles m’ont jetée illico presto.

Lors du deuxième conseil municipal, on est arrivé par la petite porte de service, et on est arrivé à 17 h 30 pour être sûrs d’avoir une place au conseil de 19 heures. Là Laurent Brice, qui faisait partie du Bloc Identitaire, nous a vus arriver avec un ami et d’autres gens qui voulaient assister au conseil municipal. Il nous a dit que nous n’avions pas le droit, et menacé d’appeler les policiers municipaux.

J’imagine que vous êtes bien identifiée, à présent.
Avant que Briois ne devienne maire, il n’était pas rare que les membres affiliés au parti m’insultent en passant devant la friterie. Après, les insultes c’est un peu ridicule… Marine Le Pen a notamment dit que j’avais une analyse politique aussi grasse que mes frites, ou déclaré à la cantonade « N’allez pas chez Gonzalez, c’est les pires frites d’Hénin-Beaumont »… Au début je ne comprenais pas cet acharnement, et puis un jour, comme on a été souvent filmés, j’ai appris que j’étais un peu considérée comme sa vilaine. Et dès que je la croisais, parce qu’évidemment elle vote au même endroit que moi, je me faisais insulter. L’école Jean-Jacques Rousseau est toujours assaillie de journalistes, qui sont là pour le buzz.

D’ailleurs, on n’a pas parlé du rôle de la médiatisation dans toute cette histoire.
Dès le début, le FN a joué là-dessus – c’était toujours ceux qui étaient les plus enclins à recevoir les journalistes et le plus rapidement. Ils venaient, on les convoquait le vendredi matin, jour du marché, avec tous les militants… C’était la poudre aux yeux ; ils tractaient, les gens reconnaissaient Steeve Briois. Les gens étaient stupéfaits de voir que Marine Le Pen arrive et qu’elle soit adulée comme ça. En effet, les journalistes ont eu leur part : il n’y a pas eu d’enquête. Les articles, c’était toujours le Front national selon le Front national. On leur montrait un terril, un coron bien crade, l’hypothétique ouvrier de gauche qui aurait voté FN – et voilà, le tour était joué.

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