La grande roue libre des courses de voitures à pédales

À l’origine, il n’y a que quatre copains en vacances, animés du même esprit potache. Coincés à la MJC de Vimoutiers, dans l’Orne, Bruno Duval, Gérard Gaumer, Patrick Goulet et Hervé Druaux se font clairement chier en cet été 1981. Leur première recette contre l’ennui, l’apéro, les mène à une deuxième idée légèrement plus farfelue : les 24 heures du pédalo. L’événement remporte un franc succès local. Mais après deux éditions, les quatre amis décident de voir plus grand : transposer le spectacle en centre-ville pour attirer plus de monde et se faire parrainer par les commerçants. Alors ils imaginent un tournoi de voitures à pédales, des « pédalos du bitume ». Le journaliste Hervé Druaux lance un appel aux constructeurs et aux pilotes sur les ondes d’Europe 1. Le 26 juin 1982, 30 voitures sont construites et disputent la première course. La Fédération Française de Course de Voiture à Pédales (FFCVP) est créée pour l’occasion, marquant ainsi le début d’une belle aventure.

À ses débuts, la discipline intrigue les médias. Collaro ou le Club Dorothée viennent assister à des épreuves et donnent par la même occasion un incroyable coup de projecteur à ce sport marginal. Depuis, les voitures à pédales sont retombées cruellement dans l’anonymat. Pire, elles se sont fait voler la vedette par les caisses à savon (qui descendent des pentes, sans aucune propulsion) sponsorisées par Red Bull. Pour eux, pas de hype, ni de marques de boissons énergisantes prêtes à subventionner leur art. Sur les voitures, ce sont les noms des électriciens, boulangers ou restaurateurs du coin qui rutilent.

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Pas de quoi désespérer pour Dominique Caillé, président de la fédération : « On a fait des petits un peu partout ! » Soixante-cinq départements comptent désormais leur propre circuit. Le week-end, ils sont nombreux à préparer ou transbahuter à travers la France l’une des cent quarante voitures licenciées. Mieux, la fièvre de la voiture à pédales a aussi gagné l’Europe. Des touristes ont ramené la bonne parole chez eux. L’Italie, l’Espagne, le Luxembourg, la Belgique, la Pologne, l’Autriche et la République Tchèque se sont pris au jeu. Désormais, il existe une Champions League du genre qui a lieu chaque année, avec deux courses par pays. « Devrait y avoir les voitures à pédales aux J.O de Paris ! », se marre René, retraité de la SNCF qui suit les courses en Normandie depuis plus de vingt ans. On en est encore loin, mais la V.A.P. – l’acronyme donné à la discipline – est internationale.

Preuve du succès mondial de la voiture à pédales, même Captain America est de la partie

Dimanche 13 août, la coupe de France a lieu à Réville, dans la Manche. Les 45 meilleures équipes sont triées sur le volet. Jusqu’à quatre pilotes peuvent se relayer pour chaque voiture, mais certains préfèrent vivre l’aventure en solitaire. D’ordinaire, une course dure 2h30 mais pour la coupe de France, c’est trois heures de lutte acharnée qui attendent les participants. En plein cœur de la petite bourgade, ils doivent enchaîner les tours d’un kilomètre. Et l’affaire n’est pas si artisanale qu’elle en a l’air. Chaque voiture possède un transpondeur qui permet de mesurer en temps réel sa vitesse et le nombre de tours effectués. Si entre la Mystery Machine de Scoubidou et le Chausson Géant, on peut avoir l’impression d’un grand n’importe quoi, les normes sont strictes. Chaque voiture doit présenter quatre roues de vingt pouces, faire trois mètres de long et un mètre de large. « Après, chacun bricole comme il peut. Les plus riches peuvent investir dans la fibre de verre ou du carbone pour aller vite. Pour d’autres, c’est contreplaqué, grillage et tissu. Ça en demande des week-ends sur des mois ! », explique Dominique Caillé.

Depuis 15 ans, Jean-Yves vient de Bretagne avec sa voiture bateau pirate en bois toutes options. Il est bien conscient qu’avec un tel matos, il ne pourra pas rivaliser avec les voitures les plus légères. « Pour la vitesse, c’est mort. Mais elle a de la gueule, j’ai mes chances pour avoir le prix de beauté », rétorque celui qui a été deux fois champion d’Europe et de France de « look ». Car dans la V.A.P, l’esthétique a son importance. Outre la vitesse, on est jugé sur l’apparence de son bolide et l’univers qui va avec.

Dans la grande rue du village, chaque équipe doit préparer un passage devant un public taquin. Déguisements et chorégraphies sont exigés. Des personnes, choisies au hasard parmi les curieux, sont désignées jurés et notent les performances sur dix. Les équipes donnent tout pour se faire remarquer. Certains dansent en jupes d’écolières, les couettes au vent, d’autres simulent des scènes d’action au son des pétards. Le speech de présentation de l’équipe au micro est lui aussi décisif pour gagner les faveurs des jurés. « Attention aux œufs contaminés, voilà le résultat ! », ose le leader de la team Caliméro.

Le pilote de la team Calimero sur la grille de départ

La déco des stands fait elle aussi partie de l’épreuve. Dans une rue réquisitionnée pour l’occasion, les curieux passent de tente en tente. Sous les chapiteaux, on découvre des mélanges baroques de nounours, posters et figurines. Une sorte de Disneyland bricolé et bancal aux airs d’autel dédié à la pop culture. Mais c’est le stand commun des pompiers et des infirmiers, avec seringue géante et mannequin sous assistance respiratoire, qui fait sensation. Les enfants adorent. Marlène, scénariste parisienne en vacances dans sa résidence secondaire non loin de là, beaucoup moins. « Qu’est-ce que c’est vulgaire ! Au secours ! », s’exclame-t-elle en retournant illico avec son mari dans son Audi.

Si de nombreux chefs d’équipe avoisinent la cinquantaine, les nouvelles générations s’investissent aussi dans les courses. « J’ai converti toute ma famille ! », se vante Jean-Yves, qui a construit trois voitures pour que ses enfants puissent participer à la fête. Il vient d’être grand-père et se prépare à passer le flambeau. Même chose pour Loïc, charpentier de 55 ans. Il a décidé de recruter des petits jeunes pour faire vivre la légende de sa Batmobile une année de plus. Encore embrumés par leur soirée arrosée de la veille, Axel, 24 ans, mandataire judiciaire, et David, 20 ans, en licence de gestion en entreprise, espèrent faire bonne figure pour ne pas décevoir leur chef d’équipe. « On n’est pas des grands athlètes mais on aime se déguiser, faire les cons et on va tout faire pour faire honneur au patron », se marre David.

Jade et Louis, respectivement 11 et 12 ans, sont beaucoup plus concentrés. Louis est dans le bain de la V.A.P depuis qu’il a sept ans et est devenu accro. D’abord figurant pour les défilés, il est enfin pilote et compte bien continuer longtemps : « J’en ferai tant que je peux. Grâce à ça, j’ai pu aller en République Tchèque et découvrir le pays. C’était une des premières fois que je sortais de France. J’ai encore envie de voyager. »

Le duel Prost/Senna revisité

Très vite, après la cohue du départ, Spider Man et le Crayon se livrent un duel sans merci autour du cimetière de Réville. Une véritable course-poursuite à 37km/h. Derrière, ça se frôle et se double à touche-touche. Surtout, tout est une question d’endurance. Au bout d’une heure, les pilotes commencent à pousser leurs cuisses avec leurs paumes pour continuer à pédaler, coûte que coûte. Et les voitures aussi souffrent : chaînes qui cassent, pneus qui crèvent, problèmes de direction. Dans les stands, certaines équipes enragent à cause des problèmes techniques. « On n’abandonne pas en V.A.P. Il faut terminer coûte que coûte. Quitte à porter sa voiture », précise Dominique Caillé. C’est d’ailleurs ce qui arrive à l’équipe des infirmiers, qui finissent à pied, leur seringue géante sur les épaules.

Malgré l’effort, pas question d’oublier le spectateur. Si les quelques champions de vitesse calculent les trajectoires, pour les autres, l’intérêt est ailleurs. Ils font des détours pour claquer des high five avec le public et haranguer la foule. Normal, la devise de la FFCVP est : « Les sportifs font les clowns et les clowns font du sport. » « On est ici pour mettre de la vie », explique Jean-Yves, bandana sur la tête, à bord de son bateau pirate. Le capitaine du navire reprend sa course, entrecoupée de beuglements « C’est par où la mer ? », adressés au public. Et chacun y va de son gag. À mi-course, le coureur de la « DDE en folie » ouvre un journal en pleine montée pour susciter l’hilarité des quidams. Sans oublier ceux qui ont placé des enceintes sur leurs bolides. La V.A.P se fait aussi sound system. « Ma’me Goudic », la bigouden, balance des chants folkloriques tandis que le sosie de Doc de Retour vers le Futur fout le feu aux abords du circuit en diffusant la bande originale du film. Mais la palme de la bravoure musicale revient aux coureurs de l’équipe Rapid’Sardines, qui ont dû subir la même boucle de trente secondes des « Sardines » de Patrick Sébastien tout au long de la compétition.

Le dopage, ce fléau du sport moderne

Malgré une crevaison, l’équipe Spider Man, déjà six fois championne de France de vitesse, se classe première et remporte la coupe de France. Mais ce n’est pas la gloriole que l’on met en avant dans la fédération. Tout le monde reçoit un trophée et touche la même somme : 45 euros. « C’est une question de solidarité », pour Dominique Caillé et une récompense juste pour ces passionnés qui ont fabriqué leur voiture à la sueur de leur front.