La majorité des clubs de cette planète ont été violemment touchés par la crise liée à l’augmentation générale du coût de la vie. Sortir en club est devenu un luxe. Mais il y a un autre truc qui menace sérieusement la nightlife : la kétamine, ou plus précisément une surabondance de cette substance. « Y’a beaucoup trop de kéta sur les dancefloors du Royaume-Uni », a fait remarquer Salute, un DJ de Manchester, dans un tweet qui a été liké près de 2 000 fois. « Juste, ça craint de voir les gens rester debout comme des zombies sans danser. »
Ce sentiment a suscité l’approbation d’un grand nombre de clubbers et DJs. En réponse à ce tweet, la DJ et productrice polonaise VTSS a écrit : « J’ai moi-même commencé à demander aux promoteur·ices des villes où je suis programmée quelle était la substance prédominante qui y était consommée, histoire d’ajuster mes attentes en matière de vibe. »
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La kéta est-elle réellement en train de tuer le dancefloor, ou s’agit-il d’un discours un tantinet exagéré ? Selon Sam Binga, DJ basé à Bristol, cette drogue est bel et bien en train de ruiner l’ambiance, du moins dans une certaine mesure. « Un dancefloor chargé en K ne dégage aucune énergie, explique-t-il. La kétamine est plutôt une drogue qui isole. Et si en tant que DJ, tu te retrouves en face d’un public fervent de cette drogue bizarre et dissociative, tu vas avoir l’impression que ces gens sont moins impliqués dans ce qu’il se passe. »
Le DJ Josh Haygarth, connu sous le nom de Next Generation Noise, va dans le même sens. « La kétamine ralentit considérablement la cadence générale, déclare-t-il. Quand ton set est pensé pour monter en puissance et que la foule a l’air de participer à une sorte de mannequin challenge, c’est pas évident de faire grimper l’énergie. »
Si le public s’anesthésie par choix, est-ce que ça pourrait à terme influencer les sons qui passent en club ? Dans les années 2000, on a souvent attribué la popularité du wonky, un style dérivé du dubstep connu pour ses rythmes instables, à la prévalence de la kétamine. Ed Gillet, l’auteur de Party Lines, un livre qui retrace l’histoire de la dance music britannique, hésite cependant à surestimer l’influence d’une seule drogue sur la dance music. Il reconnaît toutefois qu’il existe des précédents historiques suggérant que la kétamine « a bien eu un effet sur le genre de sons qui sont apparus sur les dancefloors britanniques », soulignant par-là le lien entre la drogue et la techno minimale.
Il est logique que les DJs trouvent que les foules qui consomment principalement de la kéta ne sont pas aussi engagées avec leur set. La dissociation, l’un des effets secondaires les plus connus de la kétamine, désigne un état mental temporaire dans lequel une personne se détache de son environnement. « Quand les gens consomment de la kétamine à forte dose, ils peuvent traverser une expérience hallucinatoire intense », explique Adam Waugh de The Loop, une association spécialisée dans le test de drogues. « Mais d’un point de vue extérieur, ils ne réagissent pas du tout. »
Certaines personnes ont cependant rapporté qu’à des doses plus faibles, la K pourrait aider à profiter davantage de la musique et avoir de légers effets énergisants, note Waugh. Ses effets dissociatifs se trouvent toutefois aggravés quand on mélange cette drogue à l’alcool. Et surtout, cette drogue est souvent prise en trop grande quantité. « Les tolérances varient beaucoup d’une personne à l’autre, sans doute plus que pour d’autres drogues, explique-t-il. La dépendance à cette drogue et la façon dont elle affecte différemment le corps des consommateur·ices sont des paramètres qui ont probablement contribué aux risques qu’on lui connaît. »
Haygarth et Binga confirment avoir remarqué que le public était plus susceptible de consommer des quantités excessives de kétamine après le confinement. « D’après ce que j’ai pu observer du public, j’ai bien l’impression que c’est devenu la drogue de prédilection […] Toutes les personnes qui ont fêté leurs 18 ans pendant les différents confinements ont débarqué dans le milieu alors qu’on venait de rouvrir, et elles ont tout de suite sauté dans le grand bain, spécule Haygarth. Je pense que c’est la raison pour laquelle on constate une utilisation moins responsable de la kétamine, parce qu’en un rien de temps, leur parcours rave est passé de zéro à cent. »
Lors de l’un de ses premiers shows post-COVID à Bristol, Binga a vu des teufeur·ses trop chargé·es en K se faire sortir quasi inconscient·es hors de la salle, alors que la soirée commençait à peine. « Avec la kétamine, il semble très facile de passer du statut de “oh, je m’éclate” à celui d’épave qui s’effondre dans un coin, explique-t-il. Et pour nous, DJs, c’est vraiment pas cool. »
Waugh reconnaît que si la consommation de kétamine semble s’être accélérée après le confinement, c’est plus globalement la consommation de toutes les drogues qui a augmenté pendant le confinement. « Je dirais non seulement qu’on croise plus de kétamine qu’avant, mais qu’on voit aussi plus de gens qui consomment de la kétamine de manière problématique », déclare-t-il. Waugh ajoute que l’organisation The Loop a constaté une hausse du nombre de personnes se présentant avec des symptômes liés à la consommation de kétamine, comme des problèmes de vessie et des crampes.
Évidemment, la kétamine n’est pas une nouvelle drogue. Synthétisée pour la première fois en 1962 et approuvée par la FDA en 1970, elle a été administrée aux soldats américains pendant la guerre du Viêtnam afin de soulager la douleur. Et ce n’est pas la première fois que l’on constate une augmentation sensible de la présence de kétamine sur les dancefloors : Gillet explique que les perturbations majeures de l’approvisionnement en MDMA à la fin des années 2000 ont coïncidé avec la montée en puissance de la kétamine et d’autres drogues. « Il y a véritablement eu une augmentation de la quantité de kétamine consommée sur les dancefloors britanniques », déclare Gillet à propos de ces années-là.
Même avant les années 2000, la prévalence de la kétamine avait déjà un impact sur la vibe générale. Mark, propriétaire d’un grand club londonien, a plongé dans la scène des free parties, quand les raves non autorisées se sont répandues à travers l’Europe dans les années 1980 et 1990 (il parle sous couvert d’anonymat pour des raisons professionnelles). « Au début, tout le monde prenait de l’ecstasy, se souvient-il. Il y avait donc une expérience beaucoup plus communautaire ; c’était très bienveillant, on s’aimait, on s’amusait. »
Mark se remémore l’apparition de la kéta en soirée à la fin des années 1990. « Elle est arrivée en masse, tout le monde a voulu l’essayer… et j’ai eu l’impression que la kétamine a complètement tué la scène, presque du jour au lendemain, raconte-t-il. L’expérience collective, le sentiment d’unité, tout ça s’est en quelque sorte dissipé et a laissé place à des milliers de personnes traversant des expériences relativement introverties et introspectives. »
Gillet pense qu’il est trop simpliste de suggérer que seule la kétamine serait responsable de la disparition de cette scène des free parties. « La scène des free a été, dans une large mesure, stoppée de force par la législation qui les a interdites, explique-t-il. C’est trop facile de dire que tout le monde prenait de la MDMA et que tout allait bien, puis que tout aurait mal tourné avec l’arrivée de la kétamine. »
Si les personnes qui consomment trop de K niquent l’ambiance sur le dancefloor, c’est aussi en partie à cause d’un manque d’éducation. « Les gens sont [souvent] surpris d’apprendre qu’il est dangereux de mélanger la kétamine et l’alcool, explique Waugh. La kétamine et l’alcool sont des combinaisons de drogues assez courantes, mais qui présentent un risque d’overdose mortelle. » Dans une étude australienne réalisée en 2021, l’alcool était présent dans plus d’un quart des décès liés à la kétamine.
Bien entendu, il ne s’agit pas seulement d’un manque d’information, souligne Waugh, mais aussi d’autres facteurs qui poussent à la surconsommation de drogues, comme les problèmes de santé mentale. « Les jeunes traversent des moments difficiles actuellement, à cause de l’inflation et du coût élevé de la vie, explique-t-il. Nombreux sont les gens qui utilisent la kétamine comme moyen d’automédication. »
Éduquer les gens sur leur consommation de drogue, plutôt que de les criminaliser pour ça, pourrait contribuer à améliorer la vibe. « Il est possible de consommer de la kétamine de manière responsable mais on n’éduque pas, on ne prodigue pas de conseils sur la manière de le faire, déclare Haygarth. Les ravers découvrent leurs limites à leurs dépens et ignorent ce qui est considéré comme une dose excessive ou un usage dangereux, jusqu’à ce qu’il soit trop tard. »
Pour l’instant, les DJs avec lesquels VICE s’est entretenu sont catégoriques : ils resteront fidèles à ce qu’ils veulent jouer — public sous kétamine ou non.
Binga émet l’hypothèse selon laquelle un public en état de dissociation ne pourrait réagir que lors des « moments forts », comme les drops, mais le DJ n’ajuste pas consciemment ses sets en fonction des personnes sous kéta. « J’adapte mes sets selon les réactions du public face à ce que je propose, explique-t-il. Mais je n’essaie pas de deviner sous quelles substances ils sont. »
Haygarth va dans le même sens, précisant qu’il n’adaptera pas sa musique parce que le public est plus susceptible d’être sous kétamine. « La majorité des consommateur·ices de K sont en général à l’arrière de la salle, adossé·es au mur, explique-t-il. De là où je suis sur scène, cette partie du public n’est pas ma priorité. Je me concentre sur les gens qui sont venus pour la rave — ceux qui sont là pour l’énergie. »