Société

La lettre de l’Église catholique qui fait du tort aux femmes depuis 50 ans

Cet article a d’abord été publié sur Tonic US.

Il y a cinquante ans, le pape Paul VI publiait Humanae Vitae, la lettre encyclique qui interdisait toute forme de contraception « artificielle », des préservatifs à la stérilisation en passant par la pilule. Après un demi-siècle de torts causés aux femmes, en particulier celles qui vivent dans la pauvreté, le pape François, grand défenseur des plus vulnérables, soulignera cet « anniversaire » en faisant de son auteur un saint.

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Cette lettre n’a pas de conséquences que pour les fidèles de l’Église catholique : les évêques, chargés de transmettre les principes de l’Église, ont œuvré avec acharnement entre autres à tenter d’annuler l’obligation qu’avaient les entreprises d’inclure la contraception dans les régimes d’assurance maladie et de restreindre l’accès à l’avortement pour les immigrantes. Et Donald Trump semble plus qu’heureux de les aider.

Humanae Vitae est ce qu’on appelle une encyclique : une lettre du pape destinée à ses évêques dans laquelle il donne le point de vue de l’Église sur un sujet. En 1968, il a fait de l’enseignement voulant que la contraception soit «intrinsèquement mauvaise » un principe officiel parce que, dans les couples mariés, tout acte sexuel devrait être une possibilité de procréer, selon Sara Hutchinson Ratcliffe, vice-présidente de Catholics for Choice. Cet organisme a récemment publié un rapport intitulé «Humanae Vitae: the Damage Done » (« Humanae Vitae: les dommages causés »). La seule méthode de contraception approuvée, c’est d’éviter les relations sexuels dans la période où la femme est le plus susceptible de tomber enceinte (« le recours à des périodes infécondes »). L’Église rejette même le coït interrompu.

Après sa publication, cette interdiction a créé une onde de choc. Le pape Paul VI avait expressément formé une commission pour examiner le concept de la contraception, qui en conclusion a encouragé le pape à modifier la doctrine, mais il en a fait fi. Un grand nombre de fidèles a tourné le dos à l’Église et ignoré la directive papale. Ç’a été un fiasco.

L’assistance aux messes a chuté du tiers entre 1963 et 1974 et « près de la moitié du déclin peut être attribuée au changement d’attitude par rapport à la contraception », écrit-on dans une étude commandée par l’Église.

En 1970, juste deux ans après Humanae Vitae, les deux tiers des femmes catholiques utilisaient des méthodes de contraception interdites; en 1974, 83 % des catholiques étaient en désaccord avec Humanae Vitae; en 2008, 98 % des femmes catholiques sexuellement actives utilisaient une méthode de contraception autre que l’abstention dans les périodes fécondes, selon le National Survey of Family Growth.

« La plupart des gens choisissent de ne pas exclusivement éviter les rapports sexuels en période de fertilité, parce que c’est une méthode très inefficace », dit Sara Hutchinson Ratcliffe : le taux d’échec atteint 25 %, alors qu’il est de 9 % pour la pilule, le timbre et l’anneau, et de 1 % pour le dispositif intra-utérin et l’implant contraceptif.

Pour son rapport, Catholics for Choice a également commandé à YouGov un sondage auprès de 1000 Américains catholiques en février dernier. Parmi eux, 67 % étaient en désaccord avec l’interdiction de la contraception et 84 % étaient d’avis qu’il est courant pour les catholiques d’avoir recours à la contraception.

Malgré le fait que Humanae Vitae a été on ne peut plus impopulaire, l’Église catholique a œuvré à faire entrer ses principes dans la sphère publique, puisque les encycliques n’ont pas force de loi, dit Sara Hutchinson Ratcliffe.

« Pendant 50 ans [après sa publication], les évêques et, aux États-Unis, la Conférence des évêques catholiques des États-Unis ont tenté de faire établir des politiques qui reflétaient ces principes religieux, parce que les fidèles ne les soutenaient pas et ne les respectaient pas », dit-elle. À cette fin, à la fin des années 80 et au début des années 90, la Conférence des évêques catholiques a commencé à se rapprocher de la droite religieuse, c’est-à-dire la communauté évangélique et la Christian Coalition of America.

Humanae Vitae a d’abord modifié les politiques des hôpitaux catholiques du pays au moyen d’un document rédigé et mis à jour par la Conférence des évêques catholiques, appelé « Directives éthiques et religieuses pour les services de santé catholiques ». Essentiellement, ces directives reprennent les principes de Humanae Vitae pour les faire appliquer dans les établissements de soins de santé : contraception, stérilisation et avortement sont interdits, et ce, même lorsqu’une grossesse pose un risque pour la santé de la femme, voire met sa vie en danger.

Et en raison d’une forte hausse des fusions de centres hospitaliers qui a suivit, un lit d’hôpital sur six aux États-Unis s’est retrouvé dans un établissement qui applique les Directives éthiques et religieuses, d’après un rapport publié en 2016 par l’American Civil Liberties Union (ACLU) et MergerWatch, intitulé Health Care Denied (« refus d’offrir des soins de santé »). Dans certains États, ce sont 40 % des lits. Au total, 548 hôpitaux américains appliquent les Directives éthiques et religieuses, après une augmentation de 22 % entre 2001 et 2016.

Un plus grand nombre d’Américains se voient ainsi refuser des services de planification familiale que proscrit Humanae Vitae, dans les cliniques comme dans les hôpitaux. D’après un rapport de la Columbia Law School rendu public en janvier dernier, les femmes de couleur sont plus susceptibles que les femmes blanches d’accoucher dans les hôpitaux catholiques en raison de la proximité entre ceux-ci et leur domicile. Le cas échéant, elles ne reçoivent que des soins médicaux approuvés par des évêques plutôt que des médecins.

Les systèmes hospitaliers catholiques acquièrent également des cabinets de médecins privés, et y refusent d’offrir aux gens qui s’y présentent des services associés à la contraception ou la vasectomie. Pour ces services, ils avaient dû payer pour de premier rendez-vous chez le médecin, puis ont dû trouver un autre médecin, qui accepte leur assurance et leur volonté d’avoir recours à la contraception, et payer pour ce deuxième rendez-vous.

Brigitte Amiri, directrice adjointe du Reproductive Freedom Project de l’Union américaine pour les libertés civiles (ACLU), connaît les torts qu’ont causés les Directives éthiques et religieuses. Des femmes qui se sont présentées aux urgences en raison de symptômes d’une fausse couche se sont vu refuser des soins parce que l’hôpital les applique les Directives éthiques et religieuses, et elles interdisent aux médecins d’intervenir, car il s’agirait de mettre fin à une grossesse.

Une cliente de l’ACLU, Tamesha Means, s’est présentée à l’hôpital Mercy Health Partners à Muskegon, au Michigan, après avoir perdu ses eaux à 18 semaines. On l’a renvoyée chez elle. Elle s’est présentée une deuxième fois et a encore été renvoyée chez elle. À sa troisième visite, après avoir contracté une infection, l’hôpital allait la renvoyer une fois de plus quand ses contractions ont commencé. C’est seulement à ce moment que l’hôpital l’a admise.

L’ACLU a poursuivi en justice la Conférence des évêques catholiques parce qu’elle applique des politiques hospitalières restrictives. La tentative a échoué, mais elle a incité d’autres femmes à s’exprimer. Son équipe a également poursuivi des hôpitaux catholiques qui avaient refusé de pratiquer des ligatures des trompes au cours de césariennes, alors que les patientes souhaitant ne plus avoir d’enfant le demandaient. Dans un cas, ce refus mettait en danger la vie d’une femme, Jessica Mann, car des médecins l’avaient prévenue qu’une nouvelle grossesse risquait de la tuer. Chacune des femmes auxquelles ont a refusé de pratiquer l’intervention a dû subir une deuxième intervention chirurgicale pour la ligature. Un hôpital catholique de Chicago a même refusé de retirer à une femme son dispositif intra-utérin partiellement expulsé en raison d’une chute. L’hôpital proscrivait toute intervention liée à un dispositif intra-utérin non hormonal, car il s’agit d’une méthode de contraception.

L’Église ne s’est pas arrêtée là. Quand la couverture des contraceptifs de l’Affordable Care Act a été annoncée en août 2011, les évêques s’y sont opposés même si les églises en étaient exemptées, selon Brigitte Amiri. Au sujet du mandat proposé de couvrir la contraception sur ordonnance, les avocats de la Conférence des évêques écrivent :

« Selon nous, ce mandat devrait être entièrement annulé. Il ne s’agit pas de soins “de santé” et ils ne préviennent pas la maladie. Ils perturbent plutôt le fonctionnement du système reproducteur et occasionnent des risques pour la santé; et ils visent à empêcher la grossesse, qui n’est pas une maladie. »

L’American College of Obstetricians and Gynecologists (ACOG) n’est pas de cet avis : selon lui, la contraception fait partie des soins de santé, et l’a déclaré dans un communiqué en 2016 : « L’ACOG reconnaît que l’accès à des services complets de santé reproductive est essentiel à la santé et au bien-être des femmes. Les femmes devraient avoir accès à des soins de santé basés sur la science. Les interdictions de soins essentiels fondées sur des motifs religieux ou non scientifiques peuvent entraîner des risques pour la santé et la sécurité des femmes. »

Les évêques affirmaient aussi que l’Affordable Care Act rendait obligatoire la couverture de médicaments pouvant causer des avortements, ce qui est faux. La loi oblige les entreprises à couvrir les méthodes de contraception approuvées par la Food and Drug Administration, y compris les contraceptifs d’urgence, qui visent non pas à provoquer un avortement, mais à prévenir une grossesse.

Le mois suivant, les évêques, qui avaient formé un comité ad hoc sur la liberté religieuse, ont manifesté leur désaccord avec la directive de fournir des moyens de contraception et d’offrir l’avortement aux victimes de trafic humain dans les refuges financés par le gouvernement, ainsi que des contraceptifs pour les programmes de soins de santé internationaux.

Cette redéfinition de la liberté religieuse est le moyen par lequel « ils vont amener des politiciens sur lesquels ils ont une influence à accéder à leurs demandes », dit Sara Hutchinson Ratcliffe. Mais ce n’est pas ce qu’est censée être la liberté religieuse. « C’est la liberté de croire en ce qu’on veut et de pratiquer la religion qu’on veut. C’est aussi la liberté de ne pas se voir imposer les principes religieux de qui que ce soit, y compris au moyen de lois. »

Selon Brigitte Amiri, la Conférence des évêques, avec d’autres organismes religieux, s’est également formellement opposée aux mesures législatives de l’ère Obama visant à garantir l’accès à la contraception d’urgence et à l’avortement pour les immigrantes mineures non accompagnées violées en détention aux États-Unis. En résumé, les évêques soutenaient que, si elles se retrouvaient dans un refuge administré par l’Église catholique, elles devaient rester enceintes.

En 2016, l’Union américaine pour les libertés civiles a poursuivi l’administration Obama pour avoir laissé des refuges catholiques mettre à la porte les mineures qui souhaitaient un avortement; la poursuite a été intentée en vertu de la séparation de l’État et de l’Église, et l’affaire est toujours en instance. « On essaie d’empêcher le gouvernement de permettre aux organismes religieux d’imposer leur religion à des personnes marginalisées », dit Brigitte Amiri.

La Conférence des évêques n’a pu que se réjouir du résultat de l’élection de 2016. « Dans le dos des fidèles qu’elle est censée représenter, elle essaie de convaincre les élus de faire adopter des politiques en accord avec des principes religieux que personne dans l’Église ne respecte, dit Sara Hutchinson Ratcliffe. Mais dans l’actuelle administration, ils ont certainement trouvé un porte-parole qui pourra le faire. »

Trump a choisi comme vice-président Mike Pence, un chrétien évangélique qui ne croit pas aux préservatifs et, alors qu’il était représentant puis gouverneur de l’Indiana, s’est depuis longtemps montré « anti-choix ».

L’administration Trump a aussi nommé de nombreux catholiques et chrétiens extrêmement conservateurs à des postes qui touchent de près à la santé reproductive au département de la Santé et des Services sociaux et à la Maison-Blanche. Ces nominations « ont vraiment été un cadeau aux évêques qui veulent voir cette politique devenir réalité », pense Sara Hutchinson Ratcliffe.

Et, en effet, on peut voir Humanae Vitae se matérialiser petit à petit dans la sphère publique. En mai 2017, Trump a signé un décret pour « la liberté d’expression et la liberté religieuse » : il autorisait un « allégement législatif » en faveur des objections pour des motifs religieux à l’obligation de couvrir la contraception de l’Obamacare. Trump a invité à la cérémonie de signature du décret dans la roseraie de la Maison-Blanche des religieuses de la congrégation des petites sœurs des pauvres, qui administre 30 cliniques catholiques et avait intenté une action en justice contre cette obligation.

Par ce décret, le gouvernement exigeait de plusieurs agences gouvernementales qu’elles se préparent à des modifications législatives. En octobre, c’est ce qui s’est produit : une disposition a été adoptée et est entrée aussitôt en vigueur, permettant à tout employeur, y compris les plus grandes compagnies, de se soustraire pour des motifs moraux ou religieux à l’obligation d’offrir la couverture des méthodes de contraception approuvées. Un porte-parole du gouvernement a alors déclaré que ces changements montraient « l’engagement de l’administration Trump à défendre les libertés garanties à tous les Américains par la Constitution ». La Conférence des évêques a jugé qu’il s’agissait d’un « retour au bon sens, à une politique fédérale de longue date et à une coexistence pacifique entre l’Église et l’État ».

La mesure a été bloquée par un juge fédéral, empêchant pour l’instant le gouvernement de l’appliquer. « C’est une violation de la Clause d’établissement, qui garantit la séparation de l’Église et de l’État, quand le gouvernement autorise les employeurs à invoquer leur religion pour refuser de consentir un avantage à leurs employés qui est autrement garanti par la loi, estime Brigitte Amiri. On pense aussi que c’est de la discrimination fondée sur le sexe. »

En janvier, l’administration Trump a annoncé la création d’une « Division de la conscience et de la liberté religieuse » au sein du Bureau des droits civils du département de la Santé, visant à offrir des protections aux prestataires de soins qui ne veulent pas fournir des services pour des motifs moraux ou religieux. C’est-à-dire que les professionnels de la santé des établissements qui reçoivent des fonds fédéraux, y compris les 5500 hôpitaux des États-Unis, pourraient refuser d’offrir des services touchant à la contraception, à l’avortement ou à la stérilisation. Ainsi, ce serait comme si le personnel des hôpitaux et des cabinets de médecins laïques travaillait dans un établissement catholique. Sans surprise, la Conférence des évêques a appuyé cette décision. « Nous sommes reconnaissants que le département de la Santé et des Services sociaux prenne au sérieux sa responsabilité de protéger ces droits civils fondamentaux », peut-on lire dans une déclaration à cet effet.

Puis, en février, le gouvernement fédéral a annoncé que le programme national de planification familiale accorderait en priorité des subventions aux groupes de « planification familiale naturelle » plutôt qu’à ceux qui offrent l’ensemble des méthodes de contraception approuvées. D’après l’annonce et les changements proposés au programme, il semble que les subventions fédérales seront accordées pour la première fois à des groupes religieux qui n’offrent aucune méthode de contraception outre l’abstinence en période de fertilité. L’administration Trump est également poursuivie en justice pour ces changements.

Le pape François, élu en 2013, a semblé par moment plus progressiste sur les questions touchant à la procréation, y compris l’avortement. Par exemple, il a écrit en avril que les chrétiens qui placent l’opposition à l’avortement au-dessus des causes sociales comme la lutte contre la pauvreté s’écartent de la voie à suivre. « Notre défense de l’enfant à naître doit être claire, ferme et passionnée. Cependant, la vie des personnes déjà nées qui vivent dans la pauvreté est tout aussi sacrée. »

Sara Hutchinson Ratcliffe reconnaît le progrès. « Le pape François est une bouffée d’air frais par rapport à ses prédécesseurs pour beaucoup d’entre nous. Cela étant dit, il a toutefois indiqué qu’il ne changerait jamais et pour aucune raison les principes de Humanae Vitae », rappelle-t-elle. D’ailleurs, il canonisera son auteur, le pape Paul VI, cet automne. « En tant que femmes catholiques, je pense qu’on le voit moins à travers des lunettes roses, parce qu’on comprend que ces principes ont des conséquences scandaleuses pour nous. »

Comme souvent dans le domaine des soins de santé, les changements qui limitent l’accès touchent les personnes qui font déjà face à des obstacles aux soins. « Les personnes qui ont des moyens auront toujours accès à la contraception et à l’avortement, affirme Brigitte Amiri. Les restrictions à la contraception frappent toujours plus durement les plus marginalisés : les personnes en régions rurales, les jeunes femmes, les immigrantes, les femmes de couleur. Les personnes marginalisées parmi nous subiront, et ont toujours subi, des conséquences disproportionnées. »

Leur rendre plus difficile l’accès à la contraception ne fera que perpétuer le cycle de pauvreté. Si on ne dispose pas de moyens efficaces de limiter les grossesses, il est plus difficile d’obtenir un diplôme et un emploi permettant de subvenir aux besoins de sa famille et d’investir dans l’avenir de ses enfants. On a observé encore et encore que l’accès à des contraceptifs à coût réduit ou nul permettait de réduire le nombre de grossesses non désirées, peut-être parce que, comme la recherche l’a indiqué, les femmes choisissent des méthodes contraceptives plus efficaces, comme le dispositif intra-utérin, qui, sans assurance, peut coûter plus de 1000 $.

L’annulation de Humanae Vitae — et de l’aide pour avoir recours à la contraception afin d’améliorer ses perspectives économiques — est ce que l’on peut souhaiter entendre d’un pape qui considère la vie des pauvres comme sacrée. Mais le pape François n’a pas donné l’impression d’aller dans ce sens. Et les évêques poursuivront leur travail.

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« On s’est tous bâti une vie grâce à la possibilité de prendre nos décisions en matière de contraception, et si on en est privés, ce sera dévastateur pour beaucoup d’entre nous à travers le pays, craint Brigitte Amiri. On doit tous être déterminés à ne pas revenir en arrière. »

Le lobbying des évêques contre la contraception est particulièrement choquant pour Sara Hutchinson Ratcliffe. « Le fait que nous, catholiques, soyons représentés par des personnes qui œuvrent à faire adopter des politiques qui causent des torts en particulier aux plus vulnérables de la société dépasse l’outrage à nos valeurs catholiques. »