La maison des religieuses qui accueille les femmes de détenus

Une bonne sœur au couvent

Justine* et Célia ont hâte de retrouver leurs hommes. Ils sont là, tout près, de l’autre côté de la rue. Mais un large mur les sépare. C’est celui de la maison centrale de Clairvaux, célèbre prison située à Ville-sous-la-Ferté (Aube), qui accueille des longues peines, dont certaines à perpétuité. Les conjoints des deux femmes y sont incarcérés depuis plusieurs années. « Ça va faire du bien de se retrouver en tête-à-tête, comme un couple normal. C’est un peu Noël avant l’heure », se réjouit Célia, brune de 25 ans à lunettes. En cette veille de retrouvailles, elles dînent dans le salon qui jouxte une petite chapelle aménagée dans la Fraternité Saint-Bernard. Cette maison, tenue par trois religieuses, se trouve juste en face de l’établissement carcéral et accueille les familles de détenus depuis les années 1980. Ici, on peut se préparer à manger et passer la nuit pour une dizaine d’euros entre deux jours de parloir.

Ce week-end de décembre, certaines femmes pourront bénéficier d’un « salon », sorte de chambre fermée où le couple peut vivre un moment d’intimité pendant plusieurs heures. Justine, 27 ans, essaie d’ailleurs de faire un bébé avec son mari. Le couple s’est rencontré au lycée, s’est marié et a déjà eu deux enfants avant l’incarcération du conjoint. La séparation physique est douloureuse. « Il n’a pas pu être là pour les premières fièvres. Quand les petits viennent au parloir, il a envie de les gâter et il les traite comme des rois. On partage un moment en famille et puis on doit repartir. Mais les enfants n’ont pas envie de laisser leur père », regrette son épouse. Elle exhibe son avant-bras, sur lequel elle s’est fait tatouer son prénom en lettres entrelacées. « Plus rien ne peut nous arriver après toutes les difficultés qu’on a surmontées. »

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Le président de la fraternité Philippe Gautier, Soeur Yvette devant la TV et soeur Pierrette

Une simple cloison délimite les espaces de vie des familles de détenus et des religieuses qui les hébergent. De ce côté-ci de la maison, les trois bonnes sœurs en charge des lieux regardent une célébration sur KTO TV. Appartenant à la congrégation des Sœurs du Très Saint Sauveur, Pierrette, Yvette et Blandine sont des dames aux cheveux blancs et courts, en chandails, sourires bienveillants aux lèvres. « On est là pour écouter et accueillir sans jugement. Une personne qui entre ici va se sentir aimée, quoi qu’elle ait fait. Nos principes sont la miséricorde et la tendresse de Dieu », récite Pierrette. Celle-ci a travaillé comme infirmière au Cameroun auprès de lépreux, puis en Angola, pendant la guerre civile. De retour en France, la congrégation lui a demandé de remplacer une religieuse à la Fraternité. Elle a été rejointe par Yvette. Cette dernière est la plus enjouée des trois, malgré la grosse croix argentée austère qui pend sur sa poitrine. Elle s’exprime d’une voix fluette, avec quelque chose de facétieux dans le regard. Elle aussi a été infirmière, mais à domicile. « [S’occuper des femmes de détenus], ça change des piqûres, dit-elle. C’est une autre souffrance que la maladie, mais ces couples séparés, ils souffrent eux aussi. »

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Sœur Yvette et Sœur Blandine

« On est là pour écouter et accueillir sans jugement. Une personne qui entre ici va se sentir aimée, quoi qu’elle ait fait. Nos principes sont la miséricorde et la tendresse de Dieu » – Pierrette, bonne sœur de la congrégation des Sœurs du Très Saint Sauveur

Célia aussi a entamé une relation amoureuse avec son compagnon alors qu’il était en détention. En terminant son dîner, elle raconte son histoire. Eux se sont rencontrés au collège, avant de se perdre de vue. Quand il a été emprisonné, elle lui a envoyé une lettre pour lui dire « bon courage ». Une relation épistolaire s’en est suivie et, au bout de six mois, la jeune femme est venue le rencontrer à Clairvaux. « Depuis le collège, je ne l’avais pas oublié. Je savais où je mettais les pieds », assure-t-elle. Sa famille l’accepte plutôt bien, car son propre père a déjà fait de la prison. Les premiers moments à deux au parloir n’ont pourtant pas été faciles. Dans les « salons », il arrive que les draps soient tachés, que les douches fuient, que les couples soient contraints de faire le ménage en arrivant ou qu’ils entendent les ébats des autres. Parfois, les sous-vêtements choisis pour l’occasion sonnent au portique à l’entrée de la centrale et il faut alors les retirer pour montrer patte blanche.

Célia ne tolère pas qu’on la critique pour ses choix. Un membre de l’administration pénitentiaire lui a soutenu que sa relation était nocive. Elle s’en insurge. « Malgré sa détention, je suis comblée. Il me cuisine des bons petits plats quand je viens. Il se confie de plus en plus à moi et m’a demandé de l’attendre le temps que durera sa peine. En échange, il m’a promis qu’il serait à mes côtés jusqu’à la fin. Comme quoi, il n’y a pas que les relations à l’extérieur qui peuvent être saines. »

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L’entrée de la maison centrale de Clairvaux.

Samedi matin, 8 heures 30. On se retrouve face à la lourde porte d’entrée de la centrale. Derrière cette porte se sont succédés des criminels notoires : le terroriste Carlos, le tueur Guy Georges ou encore le chef du « Gang des barbares » Youssouf Fofana y ont séjourné. Une salle d’attente est mise à disposition des proches. Des dessins d’enfants ornent les murs. Mais ce matin, Justine et Célia patientent dans le froid matinal en fumant des cigarettes, après avoir remis leur pièce d’identité à un surveillant. Elles ont mis des jupes et du maquillage. Célia essuie une trace de fond de teint sur le front de Justine. « On est un peu stressées avant chaque parloir, car on se demande comment il va être. S’il sera tendu ou pas », glisse Célia. Les hommes se plaignent des conditions de détention auprès de leurs compagnes : cellules humides, froid, fouilles intempestives, suspensions de parloir jugées arbitraires… « Heureusement, la tension s’apaise en nous voyant. »

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Avec la paperasse, les avocats et les enfants, le « travail » de femme de détenu les occupe presque à plein temps. Toutes deux sont sans emploi. « Mais on a plusieurs rôles : psy, secrétaire… On sert aussi de défouloir à leurs frustrations car nous sommes souvent la seule visite qu’ils ont. Le plus dur pour eux est de ne pas pouvoir nous voir au quotidien, surtout en cette période de l’année », explique Justine. Les deux femmes sont aussi témoins des problématiques liées aux longues peines. Comment se réinsérer après des années d’enfermement ? « Quand on voit certaines compagnes de détenus sur les réseaux sociaux qui ont attendu si longtemps et qui finalement se séparent, parce que le conjoint ne s’adapte pas en sortant, ça fait peur », poursuit-elle, avant d’éteindre sa clope. La porte s’ouvre en grinçant. Elles disparaissent chacune leur tour à l’intérieur.

Au 1er novembre, il ne restait plus que 70 prisonniers. D’ici quelques années, il n’y aura plus personne. La fermeture de la centrale de Clairvaux, connue pour être la plus vieille prison de France et pour avoir accueilli des détenus particulièrement difficiles, a été annoncée pour 2022, malgré la mobilisation du personnel et d’élus locaux. En cause, son isolement géographique et le coût jugé trop élevé de la remise aux normes de certains bâtiments. On en discute avec Pierrette, Yvette et Blandine à l’heure du café. Les religieuses auront des regrets à partir. Car la fermeture de la prison entraînera automatiquement la fin des activités de la Fraternité Saint Bernard. Toutes trois devraient être envoyées dans un couvent en Alsace. « Ça nous fera un petit pincement au cœur », confesse Pierrette. « On s’est attachées aux femmes. C’est comme une famille. »

« Quand on aime, on est prête à tout » – Béatrice, compagne d’un détenu

Les soeurs viennent d’accrocher des couronnes de Noël aux fenêtres. Dans le salon, elles sortent un grand album-souvenir rempli de photos des familles qui sont passées par là. Une femme en robe et abaya blanches sourit à l’appareil. Elle s’apprête à se marier avec son compagnon, détenu à la centrale. Le fossé entre leur monde et celui de leurs protégées n’a pas toujours été évident. Certaines femmes ne payent pas la nuitée et des conflits opposent parfois les familles sans qu’elles sachent comment réagir. On apprend que le ton est monté avec l’une des « résidentes », arrêtée pour détention de stupéfiants. Selon des occupants, la drogue a été saisie dans sa chambre, à la Fraternité, en novembre dernier. Les sœurs en sont encore toutes chamboulées. Cela n’empêche pas les trois maîtresses des lieux de vouloir continuer à accueillir les proches des détenus jusqu’à la fin. Yvette, la religieuse facétieuse, esquisse un sourire. « Heureusement qu’il y a la prière. »

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En attendant la fermeture de la prison, les week-ends se ressemblent. Il est 19 heures ce samedi-là, lors de notre première venue à Clairvaux. Des femmes rentrent du parloir et préparent à dîner dans la cuisine. Une petite fille joue avec un baigneur en plastique de la caisse à jouets. Sœur Blandine passe une tête par la porte d’entrée et s’approche de la table du séjour pour saluer une femme en pleurs. « Bon courage, on pense bien à vous », réconforte-t-elle. Clémence* est en train de fumer une cigarette dehors. Elle est la compagne d’un détenu qui a récemment été transféré à Clairvaux. Cette femme de 35 ans en survêtement et aux cheveux noués en queue-de-cheval est tombée amoureuse de lui pendant sa détention. Elle connaissait son père, qui a servi d’entremetteur. Le prisonnier s’est entiché d’elle après avoir vu sa photo et s’est mis à lui téléphoner tous les jours. La jeune femme a fini par s’habituer à cette voix. Elle a eu envie de le connaître. Ils se sont vus pour la première fois en prison, au parloir, et sont ensemble depuis maintenant quatre ans. « On s’engueule et on s’appelle comme les autres couples. Sauf que moi, j’ai ma liberté. Je fais ce que je veux », lance-t-elle avec un air de défi.

Si Clemence réprouve les actes de son amoureux, condamné pour homicide, elle se console en se convaincant qu’il s’agit d’une « erreur de jeunesse ». « Il s’en veut à mort. Il a des idées suicidaires, il a envie de se foutre en l’air. » Cette après-midi-là, le jeune homme lui a tout de même proposé de lui faire un enfant, pour lui prouver son attachement. Mais Clémence doute. « Y’a des moments où j’ai envie de lâcher l’affaire. La vie d’un détenu n’est pas marrante, celle de la femme d’un détenu, non plus. Mais il a besoin de moi et, à chaque fois, il me convainc de rester », poursuit-elle.

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Plus loin, Béatrice, quadragénaire élégante à la teinture blonde, enfile les chaussons qu’elle a rapportés de chez elle. Son époux, condamné pour un double assassinat, est dans sa huitième année d’incarcération. Quand ils se sont rencontrés lors d’une fête de fiançailles, elle avait 28 ans. Elle a eu le « coup de foudre » Béatrice buvait un Get 27 au bar quand il s’est approché d’elle. « Il me dit : “Tu danses ?” On danse. Le lendemain il me dit : “On se barre ?” J’ai dit : “On se barre”. » Le couple passera trois jours à l’hôtel et ne se quittera plus. Ils auront une fille ensemble. « C’est lui qui l’a sortie de mon ventre », raconte sa compagne. Puis arrive ce jour où il tire sur des hommes, dont il dira au procès qu’il se sentait menacé par eux. Son crime n’a jamais refroidi l’amour de Béatrice. « Il a tué, certes, mais il n’a pas séquestré, pas torturé, pas violé, pas tué de femme ni d’enfant », dit-elle. Et puis, « quand on aime, on est prête à tout. » Jusqu’à le suivre dans sa fuite.

Quand ils réalisent que l’affaire va passer devant une cour d’assises, alors que l’accusé est encore en liberté, le couple se sauve. Pendant quatre ans de cavale, ils vivent dans l’anonymat, à élever des moutons dans le sud de la France avec leur fille. « On est comme Bonnie and Clyde », rigole Béatrice. Jusqu’à ce qu’ils se fassent attraper après un contrôle routier. La peine de son compagnon sera confirmée au procès en appel. Béatrice l’épousera en prison, comme une « preuve » de son amour. Elle a pleuré au moment de l’énonciation de la devise de la République – Liberté, égalité, fraternité – , surtout pour le mot liberté. Depuis qu’il est à Clairvaux, elle rend visite à son mari tous les quinze jours. Leur fille souffre de la situation. Quand ses camarades l’interrogent, elle dit simplement que son père a « buté deux gars ». Mais au moins a-t-elle l’amour de ses parents, se rassure sa mère. « Toutes les familles de ses copains sont divorcées, déchirées. » La dame sort de son soutien-gorge un échantillon de parfum, celui de son mari, qu’elle lui ramène parfois discrètement au parloir. « Le plus dur est le manque au quotidien. Se lever le matin et être seule, déplacer une machine à laver, fêter Noël », énumère-t-elle. Dans l’avenir, elle s’imagine repartir vivre dans le sud à la sortie de son conjoint. Histoire de vieillir ensemble au soleil.

Il est 22 heures, l’heure d’éteindre les lumières et les mégots pour monter se coucher. Depuis la petite fenêtre découpée dans le mur au papier peint fleuri de sa chambre, on voit encore mieux la prison dans la nuit. Béatrice la regarde souvent avant de se glisser sous les draps. Elle murmure : « Comme ça, je me sens proche de lui. »

*La plupart des femmes n’ont pas souhaité donner leur vrai nom pour ne pas être reconnues.

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