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La mémoire photographique est-elle un mythe ?

L’article original a été publié sur Motherboard.

Le point commun entre des séries telles que Sherlock ou Hannibal, ce n’est pas tant les sarcasmes et les manteaux longs qu’une façon très particulière de dépeindre les souvenirs. Leurs protagonistes sont capables de reconstituer mentalement des scènes de crime dans les moindres détails – à la goutte de sang près – et de se mettre à la place d’un meurtrier qui a évolué dans un environnement spécifique quelques jours, mois ou années auparavant.

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Ces séries ne constituent que des exemples parmi tant d’autres du trope de « la mémoire photographique », généralement associé à des clichés de personnages autistes ou d’enquêteurs surpuissants. Pourtant, si des études ont montré qu’il était possible, jusqu’à un certain point, de suggérer des souvenirs ou de les modifier, il existe peu de recherches sérieuses mettant en évidence l’existence même d’une mémoire de type photographique.

Le cœur du problème, selon Barry Gordon, professeur de neurologie à l’Université John Hopkins, c’est notre capacité à retenir et retranscrire des détails. « Le principal critère permettant de ‘mesurer’ la mémoire visuelle est l’aptitude d’une personne à rendre compte des détails d’un élément après l’avoir observé. Lorsque cette personne décrit l’élément avec une telle aisance qu’on pourrait croire qu’elle regarde une photographie, on parle généralement de mémoire photographique », explique-t-il. Cependant, il ne s’agit pas là d’une définition scientifique mais d’une analogie commode permettant de désigner un type de mémoire particulièrement performant.

De fait, c’est au moment d’étudier la mémoire photographique de manière expérimentale que le bât blesse. En science, il est très difficile d’évaluer la valeur et l’exhaustivité d’une description de manière formelle, surtout quand elle porte sur un vieux souvenir qui n’appartient qu’à la personne concernée. De même, il n’existe pas de méthode universelle permettant de se souvenir des détails visuels d’une scène à coup sûr, ce qui complique le développement de tests standardisés. Quelle est la différence entre « une très bonne mémoire » et une « mémoire photographique »? Y a-t-il un gradient de performance entre ces deux concepts, ou s’agit-il de deux types de mémoires complètement différents? Il n’existe aucun consensus scientifique permettant de répondre à ces questions, et les études réalisées jusque là sont trop anecdotiques pour pouvoir en tirer quoi que ce soit.

« Généralement, ils ne se rendent jamais compte que leur mémoire est très différente de celle des autres gens. »

Les tests de performance mémorielle consistent généralement à faire mémoriser des listes, des informations ou des formes aux sujets étudiés, ce qui est plus commode que de leur faire retenir « un paysage » ou une « scène de vie » ; on serait alors dans l’impossibilité d’évaluer précisément leur transcription des nuances de détails. Évidemment, une personne exceptionnelle comme Stephen Wiltshire – un illustrateur basé à Londres capable de reproduire des paysages entiers de mémoire avec une précision étonnante – pourrait faire le bonheur d’un psychologue ou d’un neuroscientifique, puisqu’il est possible de comparer ses dessins avec une photographie. Pourtant, même là, l’exemple de Wiltshire embarrasse l’analyse scientifique : il dessine en deux dimensions, et il est impossible d’évaluer sa mémoire de la profondeur, des volumes, des espaces.

Il est très possible qu’il existe dans le monde des quantités de personnes possédant des souvenirs photographiques (ou eidétiques, une variation des souvenirs photographiques qui permet de fusionner des images complexes ensemble), mais qu’elles n’aient jamais été identifiées.

« En général, les gens qui possèdent une mémoire photographique ou eidétique n’en ont absolument pas conscience, » explique Gordon. « Ils ne savent pas que leur mémoire est différente de celle des autres gens, car ils n’ont jamais eu l’occasion de se comparer à eux. »

C’est le cas de Solomon Shereshevsky, un reporter soviétique des années 20. Un jour, au hasard d’un oubli, le journaliste s’est rendu en réunion sans prendre son fidèle carnet de notes. Ses collègues ont été surpris d’apprendre qu’il était capable de réciter des dizaines de noms et d’adresses précises, sans la moindre erreur. Lui ne pensait aucunement qu’il s’agissait d’une capacité spéciale, et avait vécu jusque là dans l’ignorance de son pouvoir de micro-superhéros. Encore une fois, ce cas repose sur des faits et des dates, bien plus faciles à mesurer, évaluer, comparer, que des représentations du monde réel.

On peut tout de même citer quelques rares exemple de cas manifestes, troublants voire spectaculaires, d’individus possédant une mémoire si exceptionnelle qu’elle pourrait être qualifiée de « photographique » au sens hollywoodien du terme. Ceux qui prétendent avoir la mémoire eidétique peuvent, selon la légende, conserver des images exceptionnellement complexes en mémoire pendant une courte période de temps et les fusionner. Charles Stromeyer III, chercheur à l’Université Harvard, a testé cette hypothèse et publié un article dans Nature détaillant les expériences réalisées sur « Elizabeth », une professeur d’Harvard de 23 ans.

Les expériences se sont déroulées comme suit : Stromeyer a montré à Elizabeth un stéréogramme aléatoire – un morceau de papier noir avec quelques centaines de points. On lui a donné une minute pour l’examiner attentivement avec l’œil droit, puis une minute pour observer un second stéréogramme avec l’œil gauche, sans lui donner d’instructions supplémentaires. Si Elizabeth était réellement capable de se rappeler des deux stéréogrammes avec une précision impeccable et les faire fusionner, il serait facile de s’en assurer : une figure possédant une profondeur serait spontanément apparue dans son esprit.

Les stéréogrammes ci-dessus affichent un T si vous les fixez en louchant.

Elizabeth a passé le test de Stromeyer avec succès. Joseph Psotka, le doctorant qui travaillait avec le chercheur à l’époque, m’a confirmé qu’Elizabeth était capable de réciter une quantité incroyable de poèmes sans la moindre faute, et que les résultats du test étaient assez spectaculaires pour le convaincre qu’il avait été en présence d’un authentique cas de mémoire eidétique. Cette belle histoire a néanmoins quelques aspects troubles : par la suite, Elizabeth a épousé Stromeyer et a refusé d’être testée à nouveau par lui ou par quelqu’un d’autre. Il existe donc de bonnes raisons de rester sceptique.

De fait, Elizabeth constitue le seul cas documenté d’un individu adulte possédant une mémoire eidétique, selon le journaliste Joshua Foer qui a écrit un ouvrage sur la mémoire. Cette capacité existe chez certains enfants, mais ils la perdent généralement durant la puberté.

D’autres cas laissent penser qu’il existe d’autres types de mémoire dite « exceptionnelle ». Certaines personnes sont capables de se rappeler des détails autobiographiques avec une précision incroyable, même si elles obtiennent des scores moyens sur les autres aspects de la mémoire que l ‘on peut tester. On peut citer le cas de Tatiana Cooley qui a remporté le Memoriad – un concours mondial de mémorisation et de calcul – trois fois de suite de 1998 à 2000. Même si elle peut retenir des milliers de poèmes, numéros de téléphones, et autres suites de chiffres, elle fait une utilisation quasi-abusive des Post-It pour organiser sa vie.

Dans une étude similaire de 2000, une femme identifiée sous le nom de Jill Price a montré qu’elle était capable de se rappeler des événements majeurs et mineurs d ‘événements survenus à des dates précises au cours de son existence. Par exemple, elle se rappelle la date exacte à laquelle Elvis Presley est mort, le jour où la série Dallas a été interrompue, et ce qu’elle faisait le jour de Pâques – chaque année au cours des 11 dernières années. En revanche, elle est incapable de gérer les détails les plus minutieux de sa vie, comme se rappeler si elle a rangé son téléphone portable dans son sac, dans le frigo, dans la penderie ou dans la poubelle. Comme Tatiana, elle possède un type de mémoire super performant, mais a besoin d ‘assistance au quotidien pour accomplir les tâches qui vont appel à d’autres types de souvenirs. Elle n ‘a certes pas une « mémoire photographique » au sens strict du terme, mais elle possède sans nul doute une « mémoire supérieure ».

Les souvenirs sont par essence terriblement imparfaits, et jusqu’à preuve du contraire, personne ne possède une mémoire uniformément performante qui le placerait au-dessus de la mêlée. Les souvenirs se fanent avec le temps. Les détails changent et se réorganisent. Nous pouvons nous entraîner à mémoriser des lots d’information, mais jusqu’à un certain point. Peut-être que la réalité virtuelle nous permettra un jour de reconstituer la dimension spatiale de nos souvenirs. Mais pour le moment, il n’existe aucun moyen scientifique de trouver les Sherlock parmi nous.