Quand l’Homme arrête de croire en Dieu, il se met à envoyer ses propres messages depuis le ciel. Le XXe siècle – selon la thèse du Français Thomas Hippler, soutenue dans son livre Governing from the Skies – peut s’analyser à travers les bombardements aériens successifs. Qu’elles soient larguées par un avion au-dessus du désert ou à distance par un drone, les bombes sont révélatrices des profondes modifications de la scène géopolitique et de la technologie.
Thomas Hippler ouvre son ouvrage en mettant en parallèle deux évènements historiques. Le premier rapport faisant état d’un bombardement a été rédigé en Libye en 1911. « J’ai aujourd’hui pris la décision de larguer des bombes depuis un avion », écrivait le lieutenant Giulio Gavotti dans son journal, alors que l’armée italienne occupait le Maghreb pour triompher de l’Empire ottoman. Alors qu’il devait se contenter de reconnaître une zone définie, le militaire transalpin découvrait par hasard « des combattants arabes » dissimulés près d’une oasis à environ 15 kilomètres de Tripoli. Il ne laissait pas passer cette opportunité.
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En contrôlant le manche de l’avion avec ses jambes et en utilisant sa main libre pour attraper une bombe dans une petite boîte, il est parvenu à balancer le projectile par la fenêtre. La réussite était totale : selon ses déclarations, il aurait réussi à tuer tous les soldats et à détruire intégralement l’oasis, « un point de rencontre stratégique et économique » éloigné de la ligne de front.
Près de 100 ans plus tard, l’OTAN se lançait dans une campagne de bombardements massifs au-dessus du même pays, et ce afin d’établir une No Fly Zone – du moins, à l’origine. En effet, il est devenu évident que l’organisation militait pour un changement de régime, ce qui finit par se produire avec la mort de Kadhafi, assassiné par des rebelles – grandement aidés par les bombardements. Par une « étrange coïncidence historique et géopolitique, les bombes ont été larguées au même endroit qu’il y a 100 ans », rappelle M. Hippler.
Lorsque Giulio Gavotti a lancé une bombe à travers la fenêtre de son avion, il inaugurait sans le savoir une nouvelle ère de la guerre. Il ne s’agissait plus de batailles entre les armées d’États souverains mais plutôt de conflits en trois dimensions. Dès lors, les stratégies militaires devraient « mêler des objectifs civils et militaires », menant à « des guerres asymétriques ». C’est cette évolution qui forme le squelette du livre de Thomas Hippler.
Discuter avec Thomas Hippler permet de mieux comprendre en quoi les bombardements constituent un excellent moyen d’appréhender l’Histoire. Dans son premier livre, l’historien et philosophe évoquait la dualité de la conscription – en quoi celle-ci s’avérait démocratique, dans le sens ou le peuple dans son ensemble participait à la guerre, et antidémocratique, de par son côté coercitif. Cette contradiction a poussé l’auteur à analyser les conflits de manière originale. Si, lors d’une guerre classique, le peuple – du moins, les hommes – combat dans son intégralité, cela veut dire que le peuple dans son intégralité peur mourir. Le processus de démocratisation des États a entraîné « une démocratisation de la mort ». Des maisons de campagne jusqu’aux immeubles de centre-ville, tout devenait une cible.
À l’époque de Gavotti, le potentiel de l’aviation commençait à intriguer les dirigeants militaires des armées occidentales. Louis Blériot a été le premier pilote à traverser la Manche en 1909, poussant H.G. Wells, alors journaliste pour le Daily Mail, à reconnaître l’importance de cette évolution technologique. Ce dernier évoquait avec raison le chamboulement des équilibres militaires de l’époque : la faculté de traverser la Manche en seulement quelques minutes rendait la flotte britannique complètement impuissante. En parallèle, les futuristes italiens s’extasiaient de la fusion entre l’homme et la machine – inspirant plus ou moins directement les fascistes du pays de Mussolini. De leur côté, les libéraux se pâmaient devant une technologie qui engendrerait, à terme, la fin des frontières et la libre circulation des individus. Le potentiel destructeur d’une telle technologie semblait ne pas les inquiéter outre mesure.
Thomas Hippler évoque longuement, et contrairement à de nombreux historiens, les bombardements ayant précédé la Seconde guerre mondiale. Ces derniers, souvent considérés comme « une simple répétition » avant la vraie guerre, ont principalement touché les pays colonisés.
Ça a notamment été le cas avec la campagne britannique de bombardements ayant meurtri la corne de l’Afrique en 1920. Mohammed Abdullah Hassan – appelé « le Mollah fou » par les Britanniques à cause de ses velléités indépendantistes – a été la première victime d’attaques menées à bien par la nouvellement formée Royal Air Force, qui poursuivra son action quelques années plus tard en Irak, permettant à l’Empire britannique de réduire les coûts de son occupation tout en contrôlant l’espace aérien. « L’objectif était de briser la vie économique et les réseaux des populations rebelles, de détruire leurs villages, leur bétail et leur agriculture », rappelle Thomas Hippler, qui tient à préciser que les assassinats ne constituaient pas forcément le nerf de la guerre.
L’une des idées directrices de Thomas Hippler est ce qu’il nomme « le bombardement stratégique » – le genre de puissance de feu qui a réduit en cendres Coventry et Dresde pendant la guerre. Un tel bombardement permettait de transformer le peuple en une simple « populace ». Je lui ai demandé ce qu’il entendait par là : « Depuis la chute des monarchies, la politique s’inscrit essentiellement dans une logique de “par le peuple, pour le peuple”, m’a-t-il rappelé. La guerre entre États entraîne souvent un renforcement de l’unité du peuple par divers moyens – ainsi qu’une volonté de parcelliser le peuple adverse. Bombarder violemment une grande ville ne détruit pas seulement de nombreuses vies. Cela a tendance à modifier notre conception du peuple en lui-même. »
Aujourd’hui, la guerre aérienne a profondément évolué. L’ennemi est désormais incarné par un réseau de « terroristes » plus ou moins mouvant. Thomas Hippler avance logiquement que « la philosophie au sujet du ciblage de l’ennemi » a été chamboulée. Le symbole des bombardements de notre ère est le drone – qui peut aujourd’hui couvrir autant de terrain au Moyen-Orient que ne le faisait la Royal Air Force en 1920, s’engageant dans une stratégie guerrière de « faible intensité apparente ». Selon la formule choc du Français, la bombe « est devenue la matraque du flic mondial ».
Alors que les différentes polices étatiques se sont transformées en armées – affrontant des émeutiers à l’aide de véhicules blindés – l’armée est quant à elle devenue un ersatz de police nationale, enquêtant au sujet des terroristes peu importe où ils se trouvent.
Le livre de Thomas Hippler donne parfois l’impression que l’on évolue déjà en plein coeur du troisième conflit globalisé : un conflit asymétrique entre États et acteurs non étatiques. Il paraît aujourd’hui difficile d’imaginer Paris ou Londres sous les bombes. Hippler est d’accord mais nuance tout de même mes propos : « Le scénario le plus plausible au sujet d’un futur conflit majeur est ce que les experts en stratégie appellent “la guerre hybride”, qui inclut des terroristes et une guérilla urbaine, mais aussi des opérations financières. La frontière entre la guerre et la paix est pratiquement impossible à tracer aujourd’hui. Le scénario catastrophe ne repose peut-être plus sur des bombardements mais plutôt sur une cyberattaque touchant les réseaux électriques, ce qui plongerait un pays dans le chaos en seulement quelques jours. »
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