Au milieu de 2017, un producteur de CNN a montré à Christian Picciolini un message publié deux ans plus tôt dans un forum néonazi. On y citait des paroles d’une vieille chanson white power. En commentaire, une personne avait demandé qui était l’auteur de la chanson et où il pouvait la trouver. Quatre mois plus tard, cette personne était entrée dans une église de Charleston, en Caroline du Sud, armée d’un Glock .45, et avait tué neuf hommes et femmes noirs. Christian Picciolini n’a pas mis de temps à reconnaître Dylann Roof. Mais c’est ce qu’il a compris ensuite qui lui a vraiment glacé le sang. C’est lui qui avait écrit la chanson citée.
À la fin des années 80 et au début des années 90, Picciolini faisait partie de Final Solution et White American Youth, deux des plus populaires groupes white power de cette période. « Je ne me suis même pas rendu compte que ces paroles étaient de moi avant d’avoir fini de les lire, m’a dit Picciolini. J’ai ressenti un serrement au cœur. Ça influence réellement encore des gens. J’ai semé ces graines de haine il y a tellement longtemps, et je dois encore arracher cette mauvaise herbe. Une partie de ça, comme la musique, va toujours exister. »
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Picciolini a quitté le mouvement suprémaciste blanc en 1996 pour diverses raisons, entre autres, dit-il, par culpabilité après qu’un gang dans lequel il se trouvait a battu un jeune homme noir. En 2009, il a cofondé Life After Hate, un organisme qui a pour mission d’aider et de déradicaliser ceux qui ont adhéré à l’extrême droite. Il a quitté l’organisme en 2017 pour contribuer à bâtir un réseau international de prévention de l’extrémisme. Toutefois, les traces de sa musique restent. Ce qui était autrefois un important outil de recrutement pour le mouvement suprémaciste blanc, des boutiques de disque aux concerts, continue d’attirer des gens en proliférant sur les plateformes virtuelles. YouTube en particulier est devenu ce qu’on appelle un site de recrutement passif en rendant largement accessibles la musique et les messages des suprémacistes blancs. Dans une étude menée en 2012, l’Anti-Defamation League a affirmé que le recrutement passif marche parce que, « de tous les gens qui sont exposés, il y en a qui seront assez intéressés pour écouter la musique white power, et, de ceux-là, il y en aura qui seront attirés par le mouvement suprémaciste blanc ».
Aujourd’hui, si l’on cherche sur internet l’un ou l’autre des anciens groupes de Picciolini, il y aura parmi les premiers résultats des vidéos de chansons comme Skinhead Pride et Allegiance sur YouTube . Dans les vidéos ensuite suggérées par YouTube, il y en a de Skrewdriver, Rahowa, Bully Boys et Final War : des groupes notoires de musique white power. En quelques clics, on tombe dans le trou du lapin blanc de la musique haineuse. Considérant les centaines de milliers de visionnements de certaines de ces chansons, on devine que bon nombre d’entre eux y sont entrés.
La facilité avec laquelle n’importe qui peut accéder à ce contenu est inquiétante, d’autant plus qu’on sait que plusieurs des terroristes d’extrême droite de l’histoire récente, de Dylann Roof à Anders Behring Breivik, en ont été influencés à divers degrés. Dans certains cas, comme Wade Michael Page du groupe End Apathy, qui a tué six personnes dans un temple sikh en 2012, ce sont les musiciens eux-mêmes qui ont commis les crimes.
En 2004, Panzerfaust Records, une étiquette de disque white power du Minnesota, a semé l’émoi avec ce qu’elle a appelé le « Project Schoolyard ». Il s’agissait de vendre les disques aux suprémacistes blancs à un prix extrêmement bas dans le but de les encourager à les distribuer aux enfants dans les écoles. Les néonazis exécutent maintenant une version actualisée de cette opération destinée à la génération internet : mettre une grande quantité de chansons white power sur YouTube, le site qui enregistre des milliards de visionnements par jour et dont l’audience chez les milléniaux et la génération Z est vertigineuse.
Selon le New York Times, YouTube succède à la « radio parlée » pour l’extrême droite : elle s’en sert pour propager leur discours au moyen de chansons white power toxiques et non commerciales. « Les plateformes centrées sur les utilisateurs comme YouTube donnent accès à la musique white power mieux que toute autre », m’a dit Keegan Hankes, un analyste au Southern Poverty Law Center, une association de surveillance de l’extrême droite. « Alors que les experts sont de plus en plus inquiets par la possibilité de se radicaliser soi-même sur internet, la musique haineuse fait un retour auprès d’un nouveau public, au-delà du mouvement duquel elle a émergé. »
D’autres plateformes, comme iTunes et Spotify, ont réagi aux plaintes à propos de la musique white power en retirant du contenu. En 2017, après une enquête de Digital Music News révélant l’existence de 37 groupes de musique white power sur Spotify, la compagnie les a retirés de son catalogue. En général, YouTube ne fait pas de même, peut-être parce que n’importe qui peut y mettre de la musique, et non pas seulement ceux qui en possèdent les droits. Une récente recherche des chansons mentionnées dans l’enquête de Digital Music News a permis de voir que chacune d’elles est toujours accessible sur YouTube.
On a pourtant critiqué YouTube. Le contenu du service a même été examiné de près. En réaction, la compagnie a mis en place un outil qui cible le contenu signalé en prenant l’une ou l’autre de différentes mesures : retirer la vidéo, priver l’utilisateur de la possibilité de la monétiser, ne pas l’afficher dans les résultats de recherche ou désactiver sa section des commentaires.
Par écrit, un porte-parole de YouTube m’a dit qu’il n’y a pas de place sur la plateforme pour le contenu haineux prônant la violence. « Dans la dernière année, nous avons pris plusieurs mesures pour protéger notre communauté du contenu violent ou extrémiste, tout en testant de nouveaux systèmes pour combattre les dangers qui émergent ou évoluent. Nous collaborons de près avec plusieurs groupes chargés de l’application de la loi pour comprendre les contextes locaux et de comprendre quand l’expression artistique devient une menace réelle. »
Contrôler YouTube est beaucoup plus facile à dire qu’à faire, autant d’un point de vue moral que logistique. D’abord, beaucoup de personnalités et de musiciens d’extrême droite plaident — avec un succès variable — la liberté d’expression. Ensuite, même si l’on fait complètement abstraction de cet aspect, il paraît vain de tenter de supprimer une vidéo de YouTube. Qu’importe combien de fois on essaie de le faire, elle réapparaît toujours, et parfois se multiplie. Comme chaque minute 300 heures de contenu s’ajoutent sur YouTube, ne serait-ce que trouver un moyen de tout contrôler est une tâche abyssale.
À quelques exceptions près, la musique white power des années 80 et 90 était uniforme : du punk hardcore et des voix masculines rocailleuses. Elle s’adressait à une tranche démographique assez étroite. Mais avec la diversification des plateformes s’est aussi effectuée une diversification de la musique. Aujourd’hui, sur le deuxième site web le plus populaire au monde, on peut trouver dans tous les genres musicaux des messages de l’extrême droite et de suprémacistes blancs.
On trouve de rares voix féminines dans le courant actuel (le mouvement néonazi étant quand même plutôt misogyne). Parmi elles, la Suédoise Saga, connue pour ces reprises de soft rock white power, est une sorte de Céline Dion néonazie. Sur YouTube, ses chansons ont été écoutées des centaines de milliers de fois, et on trouve des listes de lecture — certaines créées par des utilisateurs et d’autres par des algorithmes — de ses plus grands succès. Dans le manifeste qu’Anders Behring Breivik a mis en ligne juste avant de tuer 77 personnes en Norvège, il a décrit Saga comme « la meilleure et plus talentueuse musicienne patriotique en langue anglaise au monde ». Elle n’a pas tardé à se distancier de Breivik, mais elle continue de produire de la musique et de donner des concerts.
Le chanteur folk Paddy Tarleton est quant à lui une sorte de Woody Guthrie insolite qui déteste les communistes et idolâtre les fascistes. Il joue de la guitare acoustique et du banjo, et s’inscrit dans la tradition des auteurs qui changent les paroles d’anciennes chansons. Bien qu’il travaille toujours à se constituer un public, il est devenu l’un des chouchous de l’alt-right : Richard Spencer en a parlé sur son site web et on l’a entendu dans des podcasts comme Radical Agenda. Non sans raison. Pour une de ses chansons, intitulée Charlottesville Ballad (War Is Coming), Tarleton a repris la mélodie d’une chanson rebelle irlandaise et lui a apposé des paroles contre les antifas et Heather Heyer, une femme est décédée après avoir été percutée par un homme qui a foncé avec sa voiture dans un groupe de manifestants opposés au fascisme à Charlottesville l’an dernier.
Il existe aussi des courants de musique électronique instrumentale, comme la Trumpwave et la Fashwave – Daily Stormer, le plus important « site de nouvelles » néonazi, présentait un segment hebdomadaire appelé Fashwave Fridays – ainsi que du hip-hop white power et de l’indie rock white power.
Il y a même du contenu pour enfants. Sur YouTube, un utilisateur appelé Walt Bismarck crée des parodies de Disney, souvent en reprenant les dialogues et chansons postsynchronisés d’extraits de films. Certaines de ses chansons ont été dénoncées puis classées pour adultes seulement, mais d’autres restent accessibles à tous, y compris les enfants. Au total, les vidéos de la chaîne de Bismarck ont été regardées plus de deux millions de fois.
Ce ne sont que quelques exemples de ce qui circule dans les forums en ligne comme Stormfront, l’un des sites les plus populaires pour disséminer de la musique white power. L’anonymat qu’offrent les plateformes virtuelles comme celle-ci favorise la multiplication de vidéos de ce genre, car les gens peuvent répandre leurs points de vue sans que leur nom y soit associé, et donc sans jamais subir le jugement des autres.
« J’écoute tous les groupes white power que je trouve, et j’aime un groupe même si la musique est merdique », a écrit un membre dans un forum consacré à la musique nationaliste blanche. « Mon opinion, c’est que la musique white power, c’est 90 % d’idéologie nazie et 10 % de musique juste pour le plaisir d’en écouter. La musique white power est l’outil parfait pour conduire des gens (surtout des jeunes) au national-socialisme… »
J’ai transmis plusieurs exemples de contenu mentionné dans cet article à YouTube. Il y avait des chansons, mais aussi des listes de lecture, dont l’une des « meilleures chansons » de Skrewdriver générée par YouTube. Beaucoup des vidéos que j’ai dénoncées ont ensuite été soit retirées, soit privées de fonctionnalités. Par contre, beaucoup d’autres restent accessibles.
Il y avait aussi des chansons de Final Solution, l’ancien groupe de Picciolini. Bien qu’elles s’accompagnent d’un avertissement pour contenu offensant, elles restent accessibles et apparaissent dans les résultats de recherche de YouTube.
Picciolini dit qu’il rencontre encore des personnes pour qui la porte d’entrée dans le mouvement a été la musique. « Cette méthode est encore utilisée. On doit en tenir compte. C’est l’un des instruments de recrutement. Ce n’est pas le meilleur instrument, mais il est important. »
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En 1993, Picciolini a ouvert la boutique de disques Chaos Records à Alsip, Illinois, où il vendait des disques de musique white power en plus d’autres genres plus populaires. Comme à l’époque les seuls autres moyens de mettre la main sur ces albums white power étaient de les commander par la poste et d’aller aux concerts, des gens traversaient le pays pour se rendre à sa boutique. Mais cette boutique lui a aussi donné l’occasion de parler avec des gens qui n’adhéraient pas à ses positions, et, après quelques années et la naissance de ses enfants, il a décidé de quitter le mouvement. Il a retiré la musique white power de ses tablettes et, comme c’était d’elle qu’il tirait la majeure partie de ses revenus, il a peu après dû se résoudre à fermer boutique.
Par contre, pour ce qui est de sa propre musique, qui reste accessible sur internet, on ne peut pas simplement balancer aux ordures des disques et fermer les portes. Lui-même n’arrive pas à retirer d’internet les chansons qu’il a écrites et enregistrées au cours de son ancienne vie. Il a essayé, mais il a fini par abandonner en désespoir de cause.
« Les plateformes ne collaboraient pas ou c’était quelque chose qu’elles ne pouvaient pas supprimer, ou c’était possible, mais cinq autres copies apparaissaient tout de suite après, explique-t-il. Alors oui, je pouvais continuer à essayer, mais je pense que j’aurais perdu ma vie entière à faire ça. »