Mardi 2 mai, la NASA a annoncé qu’elle venait de réussir le premier test en pleine puissance du réacteur Kilopower, une centrale nucléaire expérimentale portable. L’agence espère qu’un jour, cette centrale miniature permettra d’alimenter des colonies permanentes sur Mars et sur la Lune. C’est un tournant dans cette quête d’établir une présence humaine permanente sur les autres corps célestes et lancer des missions robotiques énergivores aux confins du système solaire.
Chaque réacteur Kilopower, qui fait environ la taille d’un réfrigérateur, pourra produire jusqu’à 10 kilowatts d’énergie lorsqu’ils seront prêts à être déployés dans l’espace. Pour vous donner une idée, un seul Kilopower produit assez d’énergie pour alimenter 10 foyers américains moyens. La NASA estime qu’un groupement de quatre réacteurs Kilopower suffirait à alimenter un avant-poste d’une taille respectable sur la Lune ou sur Mars pendant dix ans.
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Le réacteur Kilopower est en développement depuis 2012, mais les tests sur un prototype d’un kilowatt n’ont commencé qu’en novembre dernier. Le programme de tests, appelé le Kilopower Reactor Using Stirling Technology (KRUSTY), a été entrepris au Nevada National Security Site et se concentre sur l’intégrité du réacteur dans des conditions similaires à celles de l’espace lointain. Après avoir placé le réacteur dans une chambre sous vide, les chercheurs ont soumis l’appareil à différents scénarios de panne, comme la perte de puissance, la panne du moteur et la défaillance des caloducs (des éléments qui conduisent la chaleur générée par le Kilopower). Au cours du dernier test, effectué en pleine puissance, le réacteur a été maintenu actif pendant 28 heures.
Tout s’est parfaitement déroulé, même quand le réacteur a du faire face à plusieurs pannes en même temps.
« Nous faisons subir une batterie de tests au système, a déclaré Mark Gibson, l’ingénieur principal de NASA Glenn, dans un communiqué. Nous comprenons très bien le comportement du réacteur et ce test a démontré que le système fonctionne comme nous l’avions envisagé. Quel que soit l’environnement auquel nous l’exposons, le réacteur enregistre de très bons résultats. »
Une excellente nouvelle pour la NASA, qui fait face à des difficultés depuis le début de sa quête d’intégration des réacteurs nucléaires dans l’exploration spatiale. Après avoir investi des milliards de dollars dans la conception de réacteurs qui n’ont jamais été envoyés en orbite, et encore moins sur la Lune, le programme KRUSTY a été le premier test fructueux de réacteur nucléaire conçu pour des applications spatiales en un demi-siècle. Le Kilopower est en effet le premier nouveau concept de réacteur à fission exploitable élaboré aux États-Unis en plus de 40 ans. Cela annonce le début d’une ère nucléaire de l’exploration spatiale, et ouvre les portes à des missions dans l’espace lointain impossibles jusqu’à maintenant, qu’il s’agisse d’alimenter des colonies sur Mars ou d’utiliser des sous-marins robotisés pour explorer les océans de glace des lunes joviennes.
MANQUE D’ÉNERGIE
Les sources d’énergie sur Mars et la Lune, les deux candidates à l’installation de futures colonies humaines les plus plausibles, sont difficiles à trouver. À moins que Mars n’ait accueilli une forme de vie organique par le passé, les chances d’y trouver du pétrole ou du charbon sont minces, car tous les combustibles fossiles proviennent principalement de matière végétale morte. (Notons que Mars pourrait bien abriter des poches de méthane.) Même si un possible océan ou des fleuves ont pu un jour exister sur Mars, ils seraient maintenant taris, donc pas d’énergie hydraulique. La Lune n’a pas d’atmosphère ; par conséquent, pas d’énergie éolienne. Certaines parties de la face visible de la Lune peuvent rester cachées du soleil pendant quatorze jours, et Mars est si éloignée de notre étoile qu’il n’est pas possible de récolter assez d’énergie solaire à sa surface pour alimenter un rover, et encore moins d’une colonie entière.
« Quand les astronautes resteront pour une longue période de temps sur la Lune et d’autres planètes, nous aurons besoin d’un nouveau genre d’énergie » explique Gibson.
Expédier du pétrole, du charbon ou des composants pour panneaux solaires nécessite trop de ressources — tous ces éléments sont lourds, et les frais de port pour l’espace sont d’environ 10 000 dollars par kilo. La NASA savait qu’elle avait besoin d’une source d’énergie assez légère mais très efficace si elle souhaitait un jour établir une présence humaine à long terme sur la Lune ou sur Mars.
La solution ? L’uranium 235 : cette matière radioactive, qui alimente les centrales nucléaires du monde entier, est une des matières les plus énergétiques connues sur Terre. En effet, 7 grammes de combustible à l’uranium enrichi peuvent produire autant d’énergie qu’une tonne de charbon.
La NASA a besoin de quelques dizaines de kilowatts d’énergie pour ses premiers avants-postes sur la Lune ou sur Mars. La plupart des centrales nucléaires sur Terre étant conçues pour produire des centaines de kilowatts d’électricité, Gibson et ses collègues ont dû retourner à leurs croquis et réfléchir à un nouveau design de réacteur à fission. Il faudrait non seulement qu’il soit assez compact pour tenir dans une fusée, mais aussi assez puissant pour héberger une colonie, et capable de résister aux violences de l’environnement spatial. Dans le cas où Gibson et ses collègues réussiraient, ce serait une prouesse d’ingénierie nucléaire inégalée.
LE NUCLÉAIRE DANS L’ESPACE
Au cours des 50 dernières années, plus de 40 réacteurs nucléaires ont été expédiés dans l’espace. Presque tous étaient russes. Le seul réacteur nucléaire envoyé dans l’espace par les États-Unis fut le SNAP-10A, développé par l’Atomic Energy Agency et lancé en 1965 pour tester sa faisabilité en tant que source électrique pour le programme de satellite espion CORONA. Le réacteur a pu produire 500 watts d’électricité et flotter en orbite terrestre basse pendant 43 jours avant que l’Air Force ne le mette hors-service. Sa carcasse est toujours en orbite et le sera encore probablement pendant 4 000 ans. L’énergie nucléaire a néanmoins continué à jouer un rôle important dans l’exploration américaine spatiale, même si les réacteurs ont été mis de côté pendant un temps.
Depuis les années 60, presque toutes les missions majeures en espace lointain de la NASA se sont appuyées sur l’électricité produite par des générateurs thermoélectriques radio-isotopiques (GTR). Ces types de générateurs électriques n’ont pas de pièces mobiles et ne dépendent pas de la fission nucléaire. À la place, un réseau de conducteurs électriques récolte la chaleur dégagée par la décomposition naturelle de la matière radioactive (généralement du plutonium) et convertit cette chaleur en énergie électrique.
Les GTR ont alimenté Voyager 1, le premier engin spatial à avoir pénétré l’espace interstellaire ; ils ont également alimenté la mission Cassini vers Saturne pendant 20 ans, la mission New Horizons vers Pluton et au-delà, et continuent à alimenter bon nombre de satellites et de rovers sur et autour de Mars. Ces générateurs sont la source d’énergie idéale pour les navettes spatiales dans la mesure où ils peuvent produire une source stable d’énergie électrique pendant des décennies grâce à une très petite quantité de carburant. Les GTR ne peuvent produire que quelques centaines de watts. Bien que cela soit suffisant pour répondre aux besoins de la plupart des engins spatiaux, qui prennent des mesures et communiquent avec la Terre, des missions nécessitant plus de robotisation, comme envoyer un sous-marin dans les océans d’Europa, requièrent beaucoup plus d’énergie.
La fission nucléaire est le procédé qui consiste à scinder le noyau d’un atome, normalement avec un neutron, ce qui libère une quantité d’énergie phénoménale. Le choc libère de nouveaux neutrons qui vont diviser d’autres atomes, et ainsi de suite. Le résultat est un genre de cascade nucléaire qui dégage beaucoup, beaucoup d’énergie thermique. Cette réaction est à la base des armes les plus destructrices jamais créées, mais aussi des centrales civiles qui permettent d’alimenter nos foyers dans une relative propreté. (L’inconvénient de l’énergie nucléaire, c’est qu’elle produit des déchets qui restent radioactifs pour des dizaines de milliers d’années et dont on ne sait toujours pas comment se débarrasser correctement.) Dans un réacteur nucléaire, la chaleur libérée par la scission du noyau d’un atome — habituellement l’uranium 235 — est utilisée pour chauffer de l’eau et générer de la vapeur, ce qui fait tourner une turbine et génère donc de l’électricité.
Mais, même si cela fonctionne sur Terre, les centrales nucléaires conventionnelles sont trop grandes pour être construites sur la Lune ou sur Mars, ou même tenir dans une navette spatiale. Les navires militaires, comme les porte-avions et les sous-marins, sont équipés de réacteurs à fission plus petits, mais ce type de réacteur utilise également la vapeur pour générer de l’électricité. Ces engins nécessitent une grande quantité d’eau pour fonctionner ; malheureusement, l’eau est une denrée rare dans l’espace.
La NASA a exploré plusieurs idées de réacteur spatial avant de lancer le SNAP-10A en 1965. La plupart de ces engins auraient été trop coûteux et compliqués à fabriquer à temps pour des missions spécifiques. Le prototype du réacteur SP-100 développé dans les années 80 a été abandonné après avoir englouti un milliard de dollars. Le Prometheus Project de la NASA a vu le jour au début des années 2000 afin d’étudier l’utilisation de réacteurs nucléaires dans l’espace pour propulser et alimenter des systèmes de vol, mais a été délaissé après 400 millions de dollars de recherche et développement.
UN MEILLEUR RÉACTEUR NUCLÉAIRE EST POSSIBLE
En 2008, après des décennies d’échec dans sa quête de l’énergie nucléaire spatiale, la NASA s’est alliée avec le Department of Energy (DOE) et Lockheed Martin pour travailler sur une source d’énergie nucléaire potentiellement quatre fois plus efficace que les GTR les plus performants. Son nom : le générateur Stirling à radioisotope avancé (ASRG). Son efficacité supérieure est le résultat de l’utilisation d’un convertisseur Stirling, un type d’engin qui mise sur le réchauffement et le refroidissement d’un gaz pour convertir l’énergie thermique en électricité. L’idée de départ est que l’énergie libérée par la désintégration radioactive peut être utilisée pour chauffer un gaz, et donc augmenter sa pression. Cette augmentation de pression est ensuite utilisée pour alimenter un générateur électrique produisant de l’électricité pour une navette spatiale. Ce design est innovant, mais le programme de recherche sur les ASRG a été mis en veille en 2012, après que ses coûts ont dépassé son budget de plusieurs dizaines de millions de dollars.
Cependant, la même année, des chercheurs de la NASA Glenn et du DOE de Los Alamos National Laboratory ont réalisé une percée grâce à un autre type de source d’énergie nucléaire qui s’appuyait également sur un convertisseur Stirling. Le Demonstration Using Flattop Fissions (DUFF) utilisait la fission nucléaire plutôt que la désintégration radioactive naturelle comme source d’énergie pour un convertisseur Stirling. L’énergie produite pendant la fission est utilisée pour chauffer un liquide au sodium dans un caloduc, et cette chaleur est utilisée pour actionner un convertisseur Stirling qui transforme l’énergie thermique en mouvement mécanique nécessaire au fonctionnement du générateur électrique.
Bien que le DUFF n’ait produit que 24 watts d’énergie pendant les tests — pas assez pour une simple ampoule — ce fut le premier test réussi d’un réacteur nucléaire destiné aux applications spatiales fabriqué par la NASA en 50 ans. Son design préfigurait Kilopower, dont la construction est basée sur les observations glanées pendant l’expérience.
Le prototype du réacteur Kilopower testé au cours des derniers mois utilise deux convertisseurs Stirling (les réacteurs qui seront envoyés dans l’espace en auront huit) pour produire jusqu’à 1 kilowatt d’énergie. Son noyau est un morceau d’uranium 235 gros comme un rouleau d’essuie-tout. Le bombardement neutronique de ce carburant est contrôlé grâce à une tige de carbure de bore. Avant le lancement, cette barre de contrôle serait entièrement insérée dans le réacteur pour empêcher le déclenchement d’une réaction de fission. Après son extraction, cependant, la réaction de fission commencera et ne pourra pas être arrêtée, même si le taux de fission — et donc la production de chaleur — pourra être contrôlé par la profondeur d’insertion de la barre de bore dans le réacteur. La chaleur provenant de la réaction de fission est utilisée pour chauffer le sodium liquide, qui transfère cette chaleur vers huit engins Stirling qui la convertissent en mouvement mécanique pour actionner les générateurs électriques et produire de l’électricité. Les engins Stirling utilisés par le prototype provenaient du projet ASRG, mais McClure a déclaré que des engins Stirling sur mesure seraient développés pour de futures missions.
Ce design de réacteur nucléaire fonctionnel présente la particularité stupéfiante de n’avoir coûté que 18 millions de dollars, considérablement moins que les conceptions précédentes, qui n’ont pourtant jamais dépassé le stade de la planche à dessin.
« Quand nous avons commencé, nous avons examiné tous les projets précédant le notre. » m’explique Patrick McClure, l’ingénieur principal de Kilopower au Los Alamos National Laboratory, au téléphone. « On s’est rendu compte que l’erreur avait été la volonté de penser des réacteurs au design « sportif ». Ce que je veux dire par là, c’est que le design se concentrait sur la légèreté du réacteur et une quantité maximale de puissance. Certains des choix passés repoussaient vraiment les limites de l’ingénierie. »
Plutôt que d’essayer de réinventer la roue, McClure explique que ses collègues et lui ont opté pour des designs de réacteurs plus simples et plus rentables.
« Nous préférons un vrai réacteur physique qu’un super design qui n’existe que sur le papier. » reconnaît McClure. « Nous ne voulons pas enterrer ce projet. »
McClure affirme que ses collègues et lui sont ravis que le réacteur fonctionne, mais qu’ils ont encore beaucoup de travail devant eux avant de pouvoir l’envoyer dans l’espace, ou établir une colonie lunaire ou martienne. En plus d’un examen de sécurité conduit par la NASA et par un « comité indépendant interorganismes d’examen de sécurité nucléaire », le réacteur devra être intégré à une mission spécifique afin que le prototype puisse être adapté aux besoins de la mission. Il explique que l’équipe du Kilopower travaille en ce moment avec les responsables de la NASA pour déterminer son avenir et qu’il devra être testé dans l’espace avant d’atterrir sur la surface de la Lune ou de Mars.
« Nous sommes contents et soulagés que le test soit terminé, mais nous redoutons la prochaine étape. » admet McClure. « Notre but ultime est de renvoyer un réacteur nucléaire dans l’espace, et si la NASA utilise un jour le réacteur, nous devons prouver aux personnes effectuant les missions qu’il va réellement fonctionner dans l’environnement spatial. »
« Il y a un désir manifeste d’envoyer un réacteur sur la Lune, mais ça n’arrivera sans doute pas avant le milieu des années 2020. » a ajouté McClure. « Notre équipe souhaiterait en envoyer un dans l’espace avant cette date, mais nous devrons d’abord convaincre les bonnes personnes. »