Environnement

La rando m’a-t-elle rendu scatophile ?

Foto ilustrasi kaki menginjak tahi

Fin août, quelque part dans les Alpes du sud. La nuit tombe et je suis encore perché sur une crête aérienne que je parcours à vive allure malgré mon sac de 16 kilos. Mon objectif : arriver au sommet de Peyre Eyraute, à 2903 mètres d’altitude, puis redescendre bivouaquer au milieu des vaches et des chalets d’alpage. Autant dire que le temps presse si je ne veux pas descendre à la frontale et hors sentier les quelques centaines de mètres de dénivelé qui mettront un terme à ma journée.

Pourtant, je décide soudain de marquer une pause – non pas pour regarder les crêtes des Granges illuminées de rose par les derniers rayons du soleil. Ni pour observer la barre des Écrins, noyée dans les nuages. Non, si je m’arrête ici, au milieu de cette espèce de désert d’altitude, c’est parce que je viens d’apercevoir une crotte à mes pieds. Une petite crotte pointue de cinq centimètres, noire et constellée de tâches violettes. Cette crotte m’intrigue, alors je la regarde longuement. Certaines de ses caractéristiques me sautent aux yeux (elle est l’œuvre d’un carnivore, qui a récemment mangé des myrtilles), d’autres m’échappent (l’identité précise de l’animal, et la raison de son passage sur cette arrête soumise aux vents).

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Cela fait une dizaine de jours que je parcours le Briançonnais à pied et je dois bien me rendre à l’évidence : plus je passe de temps en montagne, plus j’en passe à regarder les déjections animales que je trouve sur mon chemin. La randonnée à haute dose m’aurait-elle rendu scatophile ? Suis-je le seul à m’extasier ainsi devant les crottes, fumées, laissées, bouses et autres moquettes ?

J’avais commencé à me poser ces questions quelques jours plus tôt, dans le vallon du Tabuc, quand la vue d’une autre crotte (d’herbivore, cette fois), m’avait littéralement subjugué. Des fèces, j’en avais pourtant croisé des tonnes, littéralement, depuis mon départ : de bouquetins, de vaches, de renards, de chiens, de chamois, de différents mustélidés ou de touristes peu précautionneux pour qui chier au pied d’un cairn ne semblait pas poser de problème particulier. Surtout, celles des brebis qui paissent par milliers dans le coin et qui en pondraient près de 20 tonnes par jour. Chaque fois, j’y prêtais une vague attention, généralement juste pour éviter de mettre le pied dedans, parfois avec un poil de curiosité. Cette fois, je crevais d’envie de disséquer l’étron séché, de l’ouvrir de la pointe de mon bâton afin qu’il me livre tous ses secrets – et cette révélation me faisait un peu flipper.

La réponse à la seconde question est de toute évidence, non. En témoigne cette thèse intitulée « Entre chien et loup : de la crotte à l’ADN ». Mais aussi des dizaines de livres pour enfants, de blogs et de posters. Ou encore cette tentative de « merdothèque » malheureusement inachevée, ainsi que l’exposition « Crottes Alors » organisée par la Maison de la Nature de Sion, en Suisse, l’an dernier – ses visiteurs étaient invités à « se mettre à l’abri » dans une crotte géante de trois mètres de haut. Les amateurs de merde animale sont donc légion. Et nombre d’entre eux ont même élevé ce passe-temps au rang d’art.

« Les formes générales donnent des informations basiques sur le régime alimentaire » – Sébastien Janin

« J’appelle ça la “crottologie” », m’assure avec enthousiasme Sébastien Janin, accompagnateur en montagne au Pays des Traces.  Ce parc à thème situé dans le parc naturel régional des Pyrénées ariégeoises, a pour vocation de faire découvrir à son public l’ichnologie, « la science de l’interprétation des traces ». Ce qui comprend évidemment les excréments, mais aussi les griffures, marques de bois ou de cornes et surtout, les empreintes, qui sont les seules traces qu’on peut mouler.

En quelques minutes, ce professionnel repose les bases de cette fameuse crottologie : « Les formes générales donnent des informations basiques sur le régime alimentaire », dit-il en préambule. Ainsi, les herbivores font des crottes arrondies alors que les carnivores en font des plutôt allongées, « bien souvent en pointe » et comprenant des débris d’os, des poils ou des plumes. Quant aux omnivores, « il suffit de regarder dans les toilettes. C’est des étrons, des paquets. Le sanglier est un bon exemple. » Mais Sébastien met en garde : « l’ichnologie, c’est pas une science exacte. Dans les livres, on présente une trace anatomique, mais sur le terrain, elle n’est jamais exacte. Et pour la crotte, ça va être la même chose. »

Dans les Alpes, Corentin Esmieu, accompagnateur en montagne et photographe passionné de loups, partage cet enthousiasme comme ces mises en garde. « Quand t’as des belles crottes de loup, ouais, j’aime bien fouiller dedans. Bon, pas fraîches parce que ça pue la mort. En fonction de la période et de ce qu’ils ont mangé, t’as pas forcément les mêmes crottes : ça ressemble pas à la même chose. S’ils ont mangé un mouton, tu vois le beau filet de laine dans la crotte, c’est radical. T’as la laine et les os, tout ce qu’ils ont pas pu digérer. À cette période-là, je trouve beaucoup de crottes de loups de myrtilles. C’est une sorte de pâté, ça ressemble à rien. Et j’en ai déjà vu une avec une patte de marmotte dedans ! »

« À l’époque, dès qu’il y avait une crotte, on la ramassait, avec les gars du parc des Écrins, pour l’amener aux analyses pour la génétique » – Corentin Esmieu

Ma passion crottes légitimée par ces professionnels, il me restait à savoir tout ce que celles-ci ont à nous apprendre, au-delà de l’identité de leur propriétaire. « On peut retracer une histoire à partir de cette trace : qu’est-ce que l’animal a mangé, il y a combien de temps… », m’explique Sébastien. Parfois, cela permet même de « contredire certains préjugés sur une espèce ». C’est le cas des « énormes » étrons de l’ours, par exemple, dans lesquels on trouve « énormément de carapaces de fourmis et de débris de végétaux », et finalement peu de traces d’une alimentation carnivore. Et lorsqu’on en trouve plusieurs, les merdes animales permettent même de déterminer le territoire de celui qui les a semées. Lapin, lièvre et blaireau – un animal « sympa en termes de crottes » qui se « fait des toilettes, dans des trous qu’il ne recouvre pas, près de son terrier et en pourtour de son territoire » – ont notamment recours à cette technique, contrairement au chevreuil qui a opté pour la technique du « frottis ». Corentin : « Toi, tu mets un grillage dans ton jardin, lui il fait un marquage. Quand tu vois un petit arbre tout frotté, nous, on le sent pas mais les chevreuils sentent la présence d’autres individus. Ils ont des glandes sous les bois, donc c’est un marquage visuel et olfactif ».

Évidemment, tirer autant d’infos d’une déjection demande du temps, et Sébastien comme Corentin insistent : la crottologie s’apprend sur le terrain. Ceci dit, celui-ci a quand même des limites, que la science peut aisément repousser. Un simple échantillon de matière fécale permet ainsi d’opérer un suivi génétique de certaines espèces – une méthode dite « non-invasive », à laquelle Corentin a participé au début des années 2010. « À l’époque, dès qu’il y avait une crotte, on la ramassait, avec les gars du parc des Écrins, pour l’amener aux analyses pour la génétique. Il y avait encore peu de loups, et pas de politique de tir. Donc tout ce que tu faisais, c’était pour mieux apprendre à les connaître. C’est les biologistes de l’ONCFS qui faisaient leurs petites analyses. C’est super intéressant. Tu as par exemple un loup qui a grandi à Oulx [en Italie], dans la plus grande meute du secteur frontalier, et qui vit ici, maintenant. Grâce à ces analyses, ils ont même pu prouver qu’un petit qui est né à Oulx est parti vivre dans le Mercantour. »

Voilà ce qui fascine tant dans les excréments : ils sont à la fois une évocation de l’animal, une carte à décrypter et un jeu de piste. Ils nous posent des questions, nous incitent à observer attentivement ce qui nous entoure et, on ne va pas se mentir, ils sont mille fois plus faciles à voir que ceux qui les ont laissés. Oui, mater des crottes, c’est de l’observation animale par procuration. Et si vous êtes suffisamment attentifs lors de vos prochaines virées campagnardes, vous pourrez, tels des Peter Matthiessen du XXIe siècle répondre fièrement aux citadins qui vous demanderont si vous avez vu des bêtes sauvages : « Non, mais j’ai vu leurs merdes ! N’est-ce pas merveilleux ? »

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