La retraite pas si dorée des Français sous les tropiques
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reportage

La retraite pas si dorée des Français sous les tropiques

De plus en plus de retraités de l'Hexagone choisissent désormais de finir leurs vieux jours au Cambodge.

Près d'un retraité français sur dix vit à l'étranger. Aujourd'hui, nos aînés n'hésitent plus à s'éloigner du traditionnel bassin méditerranéen pour des destinations plus exotiques comme le Cambodge. La vie n'y est pas chère, certains y trouvent l'amour, d'autres les emmerdes. Je suis partie à leur rencontre.

Sihanoukville, la station balnéaire du Cambodge. Ses plages de sable blanc, ses palmiers, ses backpackers australiens alcoolisés et ses retraités. C'est au marché que je rencontre Bernard, attablé au stand de soupes avec Sokrea, sa compagne cambodgienne. Lui : « barang » (« le blanc ») à forte carrure, moustache et accent méridional. Elle : petit format de 30 ans à l'air enfantin. Ce drôle de couple passe son temps à se chicaner. « À 67 ans, on ne tombe plus amoureux, lâche le retraité, entre deux boulettes de viande. Avec moi, elle est bien, elle a de quoi manger, un toit sur la tête. Le jour où ça ne va pas, elle prend son sac et s'en va. » « Qu'est-ce qu'il dit ? », me questionne Sokrea, énervée. Elle ne parle pas français, lui très mal khmer. Ils s'expriment donc dans un langage mêlant anglais approximatif et hochements de têtes de Bernard.

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L'homme est à la retraite depuis plus de vingt ans. Ancien agent de maîtrise chez Total, il a bénéficié d'un plan de départ anticipé pour cause d'amiante et a pris la tangente à Madagascar, puis au Vietnam, avant de s'installer au Cambodge il y a près de dix ans. « Les Khmers sont plus accueillants que les Viets, et ici on peut acheter : tout est à mon nom », explique-t-il. Désormais, le Cambodge dispute le titre de terre d'accueil à la Thaïlande. Alors que le voisin réclame la preuve d'un revenu de plus de 1 800 $ par mois ou le placement de 23 000 $ sur un compte local comme préalable à l'obtention d'un visa de longue durée, le Cambodge propose des visas business d'un an renouvelable pour moins de 300 $. La création d'un tout nouveau visa dédié aux retraités vient aussi d'être annoncée. En outre, la loi garantit aux étrangers le droit d'accéder à la propriété, sauf en rez-de-chaussée – généralement réservés aux commerces – même si des annonces ont récemment été faîtes allant dans le sens d'une limitation aux seuls condominiums (appartements résidences). Il est possible pour eux de créer leur propre entreprise. Des conditions idéales pour un retraité actif tel que Bernard. Avec 2 000 € de retraite par mois pour un loyer de 300 $, il vit large, ce qui lui permet de se consacrer à sa passion pour la mer.

Il me conduit dans son refuge : un cabanon aux volets bleus, comme sa Méditerranée natale, perdu sur une langue de terre, tout au bout du port de Sihanoukville. C'est là qu'il a redonné vie à « Popeye », un bateau de transport de trois cabines, réaménagé pour des parties de pêche et de plongée. « Avec lui, j'ai emmené des touristes en croisière dans trente îles cambodgiennes », s'exclame-t-il, en faisant défiler des souvenirs sur l'écran de son ordinateur. Il y a quatre ans, sur la coque de « Popeye », Bernard a découvert des huîtres. Il les a goûtés et s'est lancé dans la production en bassin où il cultive de petites huîtres de mangrove, qui s'épanouissent pour devenir, dit-il, de vraies « Fine de claire ». Bernard les vend à des particuliers et à quelques restaurants – un petit business qui peut lui rapporter jusqu'à 250 $ par mois.

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« Tant que j'ai la santé, ça m'occupe, ça me permet de rencontrer du monde et de nourrir deux familles », marmonne-t-il en beurrant des tartines, tandis que Sokrea ouvre gaiement quelques huîtres à mon intention. Bernard, trois fois père et quatre fois grand-père en France, signe régulièrement quelques chèques à cette famille qu'il voit peu. Quant à la nouvelle, il n'hésite pas à héberger la mère de Sokrea depuis quelques jours. « Qu'est-ce que je foutrais en France ?! », réagit-il, quand je lui demande si l'Hexagone ne lui manque pas. Ses copains sont morts, sa jeunesse est loin. « La seule chose qui me manque parfois, c'est l'odeur des pinèdes et le bruit des cigales », souffle-t-il, les yeux dans le vague.

Jean-Louis, Mireille, leur fils, sa femme et leurs petits enfants

Le lendemain, j'ai rendez-vous avec Jean-Louis et Mireille à la terrasse de la boulangerie française de Sihanoukville, où l'on croise Bernard, la moustache dans son café. Tout le monde se connaît au sein de la communauté francophone locale, forte de plusieurs centaines de membres. Ce couple, âgé respectivement de 79 et 77 ans, s'est installé au royaume il y a six mois pour rejoindre leur fils Didier, importateur de vin. « On n'en pouvait plus de la France. Avec 2 200 € de retraite par mois à deux, une fois payé l'eau, l'électricité et les courses, il ne restait rien ! », déplore Jean-Louis, ancien dépanneur de Courbevoie. Leur premier exil, ils l'avaient vécu il y a vingt ans en quittant la région parisienne pour la Vendée, où ce n'était « pas facile de s'intégrer » selon Mireille, ex-employée de mairie.

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« On a fait deux voyages tests, on a beaucoup aimé, on s'est dit pourquoi pas, retrace-t-elle, en croquant dans son croissant au jambon. Puis, on a été très touchés par la tuerie du Bataclan, le climat d'insécurité, la morosité ambiante en France. Alors on a fait le grand saut. On a tout vendu : voiture, maison, et on a pris deux allers simples. » Contrairement à d'autres parents d'expatriés ayant aussi tenté l'aventure – généralement ils déchantent et rebroussent chemin –, Jean-Louis et Mireille se sentent comme des poissons dans l'eau. « C'est la première fois de ma vie que je suis en short en hiver et c'est formidable », s'enthousiasme le septuagénaire. Ce qu'on aime ici, c'est le laisser-vivre ; les Cambodgiens sont gentils, pas agressifs du tout. On a encore le droit de boire, de conduire, de faire du bruit quand on fait la fête. En France, pour un anniversaire, les voisins appellent les flics. »

À l'autre bout du monde, leur quotidien n'a pas tant changé : réveil à 9h, télé, sieste, balade, mais le tout est agrémenté de sorties au resto à volonté et de baignades dans une eau toujours chaude. Le principal changement vient de leur emménagement « à la khmère », dans une grande villa blanche, regroupant trois générations ; leur fils et son épouse cambodgienne, leurs deux petits enfants de 6 et 7 ans et une partie de la belle-famille. « La maison est grande donc personne ne se marche dessus. Vraiment, on s'entend tous très bien, et la maman [la mère de leur belle-fille] fait super bien la cuisine ! », se félicitent-ils. Qu'ils ne parlent ni khmer ni anglais ne leur pose pas de problème : ce sont leurs petits enfants, trilingues, qui jouent les interprètes. Et à l'extérieur, ils se sont vite fait des copains autour du terrain de pétanque, une institution locale. Même le système de santé public qui fait tant frémir les Occidentaux ne semble pas les refroidir. Ils n'ont pas souscrit d'assurance et projettent d'aller à l'hôpital public en cas de soucis de santé. « J'avais de la tension en France. Quand je suis arrivé ici, elle est complètement retombée », affirme Jean-Louis. « Et puis, au moins ici, à la pharmacie, on te découpe le nombre de pilules nécessaire sur la plaquette, c'est pas comme le gâchis de la sécu en France », admire Mireille.

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Au Cambodge, la sécurité sociale n'existe pas. C'est donc généralement vers le privé que les expatriés se tournent, ce qui a un coût. Comme l'explique le docteur Patrick Galmiche, dans son cabinet de Phnom Penh. « Il vaut mieux être en bonne santé quand on est retraité au Cambodge », prévient ce sexagénaire à la blouse impeccable, lui-même à la retraite. Installé au pays depuis dix ans, marié avec une Khmère et détenteur d'une carte d'identité cambodgienne qu'il exhibe fièrement à chaque visiteur, il en a vu défiler dans son cabinet. « Je traite les accidents de la route, les cancers, les maladies cardiovasculaires, etc. Une opération peut coûter entre 10 000 et 20 000 $. Comme de nombreux expats ne prennent pas d'assurance et que ce n'est donc pas remboursé, je vois régulièrement des drames », témoigne-t-il. La Caisse des Français de l'étranger revient à 1 200 € par an, une somme pour les seniors aux petites pensions. « J'ai suivi un homme qui appartenait à la population marginale de Sihanoukville, dans laquelle on compte des alcooliques, des toxicos et des hommes qui contractent le sida à la suite de rapports sexuels non protégés. Il est mort en deux ans », raconte le médecin.

Henri

Dans le quartier de Riverside, à Phnom Penh, la capitale du pays, les touristes déambulent, les chauffeurs de tuk-tuk les guettent et les enfants des rues tentent de leur vendre des bracelets brésiliens. Je rencontre Henri, face à une bière, à la terrasse d'un restaurant. Je souhaitais le rencontrer chez lui, mais il venait de rendre son appartement et logeait désormais chez des amis en périphérie de la ville. Henri fait partie de ces hommes que l'on croise par hasard au comptoir qui, sous des abords bourrus, révèlent des histoires de vie étonnantes. Ce boulanger de 80 ans, qui en paraît dix de moins, a vu sa carrière prendre une tournure inattendue quand, en 1995, il est sollicité pour le lancement d'une école hôtelière à Hanoï, au Vietnam. Henri tombe sous le charme de l'ex-Indochine et enchaîne avec le Cambodge, où il participe à la création de la boulangerie de l'ONG « Pour un sourire d'enfants », une des plus grosses organisations du pays. Viennent ensuite la Chine, l'Arménie et les États-Unis. Après avoir hérité de ses parents en 2006, ce Stéphanois d'origine décide de poser ses bagages à Phnom Penh. Il investit ses économies dans la boucherie et la boulangerie d'un restaurant français ayant pignon sur rue. Mais la belle histoire tourne à la sauce poisson : « À cette époque, j'ai dû m'absenter dix mois. Quand je suis rentré, mes partenaires m'avaient viré et piqué 80 000 $ », lâche-t-il, dépité.

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Depuis, Henri a renfilé le tablier pour quelques formations et fait des petits boulots par ci par là, mais le cœur n'y est plus. Il trouve un peu de soutien auprès de son amie cambodgienne, une ex-fille de bar, mannequin, actrice et patronne d'un salon de beauté, avec laquelle il entretient une relation depuis six ans. Mais il s'est un peu renfermé dans sa bulle. Il se lève tous les jours à 4 heures pour regarder « C'est dans l'air » sur TV5 Monde, puis fait le marché et la cuisine – des choses simples : spaghettis, patates et légumes sautés. En fin de journée, il retrouve parfois quelques copains pour l'apéro. Henri est mélomane : il aime l'opéra mais n'a plus guère l'occasion d'en écouter, s'étant fait voler son troisième ordinateur après son deuxième cambriolage. Il touche 1 200 € de retraite par mois, une somme coquette dans un pays où le salaire minimum est de 153 $ – mais Henri est endetté. Alors, il attend que ça se tasse. « J'ai échoué au Cambodge, lâche-t-il désabusé. Je ne pensais pas avoir autant de problèmes d'argent. Ici, il faut allonger pour tout – les avocats, arroser la police. Sur le plan professionnel, je suis satisfait, mais sur le plan personnel, je ne me suis pas réalisé ici. »

Dans les couloirs de l'ambassade de France, on ne dresse pas un bilan plus glorieux. « La misère est aussi pénible au soleil » : des personnes qui touchent le RSA, des pensions d'invalidité ou de petites retraites ne s'en sortent pas mieux ici. Mais « le problème des retraités au Cambodge, c'est le viagra !, raille un employé, sous couvert d'anonymat. Parmi les 4 757 expatriés inscrits au registre consulaire – en comptant les non-inscrits, on estime plutôt la communauté française à 10 000 membres –, il y a deux pics sur la courbe des âges. Le premier, au niveau des seniors, le second, au niveau des enfants, qui sont ceux de la première catégorie. » Depuis 1995, le nombre de petits Français aurait triplé. Il suffit de se balader dans les rues pour constater que les couples mixtes sont légion, mais la paire marche très rarement dans le sens homme cambodgien / femme occidentale. La faute au mythe de la « congaï » : la femme asiatique sexy et soumise, qui vient réchauffer le cœur du barang. « Pour beaucoup c'est la désillusion, soutient le fonctionnaire de l'ambassade. La douce compagne se transforme en pompe à fric et certains y perdent tout. En France, il y a les traîne-savates et ici les traîne-tongs ! Je me souviens d'un ancien professeur de la Sorbonne. Il s'était tellement fait dépouiller qu'on avait dû lui donner 50 $ pour qu'il puisse se raser et passer une nuit à l'hôtel, en attendant son billet de retour envoyé par sa famille. »

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Ces cas désespérés ne seraient pas rares selon Christian Rouanne, président de l'Association d'entraide des Français au Cambodge. Depuis le début de l'année, il est déjà intervenu pour 70 personnes, moralement ou via une aide financière. « Les hommes seuls qui traînent dans les bars ne se rendent pas compte qu'ils ont affaire à des professionnelles, et les seniors qu'il est irresponsable de faire des enfants qui vont devenir des orphelins », juge-t-il, avant de conseiller aux postulants de se renseigner sur les us et coutumes avant de fantasmer leur retraite.

Serge et sa famille

À 300 kilomètres de là, la ville touristique de Siem Reap, au pied des temples d'Angkor, est de plus en plus plébiscitée par le troisième âge qui vante son calme à côté de l'embouteillée Phnom Penh ou de la « hippie » Sihanoukville. Le mercredi, derrière le magasin de vin, est organisé le tournoi de pétanque. Claquettes aux pieds, pastis sur la table et blagues viriles : on en oublierait presque que nous sommes à 10 000 kilomètres de la France. Serge règne en patriarche débonnaire sur cette petite bande. S'il est à la retraite depuis ses 35 ans – il en a aujourd'hui 75 –, cet ancien radionavigateur de l'aviation française n'a pas chômé pour autant. Il a fait de l'humanitaire en Afrique de l'Ouest, a dirigé un hôtel à Madagascar et créé un hôpital de brousse à Saint-Domingue. Chez lui, il me montre une vidéo où on le voit distribuer cartons de médicaments et accolades à de petites vieilles, sans se départir de son sourire de crooner italien. Alors, quand il arrive au Cambodge en 2009, c'est tout naturellement qu'il fonde une association de lutte contre le diabète, toujours active aujourd'hui. S'il aime tant s'occuper des autres, c'est avant tout car son sourire masque les terribles blessures d'un ancien père et mari. Ici, il a refait sa vie auprès d'une Cambodgienne, mère séparée, avec qui il a eu une fille qui fait sa fierté. « On est heureux ensemble, même si parfois, le grand écart culturel n'est pas évident, reconnaît-il. Par exemple, pour lui montrer autre chose, je l'ai emmenée à Venise : elle était déçue qu'il n'y ait pas de Carrefour ! »

Serge a conscience que de nombreux Occidentaux voient ce genre d'union d'un mauvais œil. « Les femmes cambodgiennes nous offrent leur jeunesse et leur douceur de vivre ; on leur offre la stabilité, analyse-t-il. C'est un rapport d'intérêts mutuels plus complexe qu'il n'en a l'air. » Il évoque pêle-mêle les origines modestes de sa femme, son ostracisation en tant que mère seule et l'importance pour une Cambodgienne d'avoir un enfant afin d'être reconnue socialement. « Je lui laisse un petit commerce et quelques économies, confie-t-il. Et ma fille est ma bénéficiaire ; elle récupèrera mes biens à ma mort. Tout est marqué dans mon testament : comme ça, pas d'embrouilles. » Des consignes y sont aussi laissées afin qu'il soit incinéré dans son pays d'adoption. Au Cambodge, il y a une notion pour désigner une saveur : le « doux-amer ». Peut-être un sentiment propre à toute personne qui achève sa course en ces terres tropicales.

Retrouvez Eléonore Sok-Halkovich et Morgan Fache sur leur site.