La singulière histoire de l’étrangleuse de la Goutte-d’Or

Au début du XXe siècle à Paris, dans le quartier de la Goutte-d’Or, des enfants meurent mystérieusement. À chaque fois, au moment de pousser leur dernier souffle, ils sont dans les bras de la même femme : Jeanne Weber. Le procès qui s’ouvre doit déterminer si celle qu’on appelle « l’ogresse » est une tueuse en série, ou la victime malchanceuse d’une série de coïncidences étonnantes. Sans le savoir, les magistrats se dirigent vers un fiasco.

Le 29 janvier 1906, une foule dense se presse autour du Palais de Justice de Paris : on juge Jeanne Weber, celle que l’opinion publique appelle déjà, depuis quelques mois, « l’ogresse de la Goutte-d’Or  ». Ce qu’on lui reproche : avoir étranglé au moins quatre enfants, sans doute plus, dont l’un des siens, entre les mois de mars et avril 1905.

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Devant le Palais, la population, très hostile, demande la tête de la mégère. Un journaliste de l’époque dresse son portrait : « On la regarde, on cherche en elle les signes révélateurs de sa puissance mystérieuse et l’on voit une petite femme d’une trentaine d’années, vulgaire et laide, un visage rond et coloré, aux joues molles, aux yeux quelconques, une figure fermée, nulle, une attitude modeste, effacée. »

Après avoir décliné son identité, Jeanne Weber commence par nier les crimes dont on l’accuse. Le conseiller Bertulus, président du tribunal, lui fait remarquer : « Chaque fois qu’un enfant vous est confié, il lui arrive malheur, et toujours les mêmes symptômes se produisent. Vous éloignez les parents, vous avez l’enfant dans vos bras ; il meurt, son cou est violacé, ses yeux sont révulsés. »

Depuis les premiers jours de l’instruction, la conviction des magistrats est forgée : trop de coïncidences, trop de hasards mettent à chaque fois Jeanne Weber à côté d’un enfant bien portant, saisi par la mort quelques minutes plus tard. Même s’il faut reconnaître que, dans le quartier de la Goutte-d’Or, alors amas de cabanes sordides couvertes de suie, la mortalité infantile atteint des records.

L’alerte a été donnée le 6 avril 1905 par le docteur Sevestre, chef du service pédiatrique de l’hôpital Bretonneau. La veille, une femme est venue le voir, désespérée, un enfant dans les bras. Elle disait être l’épouse d’un dénommé Pierre Weber, résidant à la Goutte-d’Or. Son enfant, qui était en train de s’étouffer, présentait une trace rouge au niveau du cou, longue d’un doigt. Le médecin avait immédiatement conclu à une tentative d’étranglement.

D’autant que le témoignage de cette femme, la belle-sœur de Jeanne Weber, était des plus alarmants. Elle racontait que, depuis le 2 mars, quatre enfants de la famille Weber étaient décédés dans des circonstances étranges, manifestant tous des signes de suffocation. À chaque fois, le médecin du quartier avait établi qu’il s’agissait de morts naturelles. À chaque fois, au moment du décès, les enfants étaient dans les bras de Jeanne Weber.

Le médecin interrogeait la belle-sœur de Jeanne : « Et vous n’avez pas pensé que les enfants mouraient non des suites d’une maladie mystérieuse, mais des mains d’un étrangleur ? Aucun d’entre vous n’a jamais soupçonné Jeanne Weber ? » Celle-ci répondait par la négative : la preuve, le propre fils de Jeanne Weber, âgé de 7 ans, faisait partie des victimes. Il était mort le 27 mars.

L’après-midi même, Jeanne Weber était arrêtée. On découvrait que deux autres enfants, un an plus tôt, étaient morts dans ses bras, dans des circonstances similaires.

Pourtant, à l’ouverture du procès, tout le monde n’était pas convaincu de la culpabilité de Jeanne. Après tout, plusieurs médecins avaient conclu à des morts naturelles. Se pouvait-il qu’à la place de l’étrangleuse, sur le banc, se trouve une femme injustement frappée par le hasard ?

Une du Petit Journal datée du 12 mai 1907, montrant le portrait de Jeanne Weber. Image via Wiki Commons.

On lui demande de s’expliquer sur le cas de Georgette Weber, morte le 2 mars : « La petite était déjà malade. À peine pouvait-elle respirer. J’ai fait plus que la mère n’eût pu faire si elle avait été là. »

On passe à Suzanne, sœur de Georgette, trois ans, décédée le 11 mars. « Celle-ci n’était pas malade, constate le président, peu de temps avant sa mort, elle jouait dans la rue. Vous l’amenez avec vous, et quelques minutes plus tard, elle meurt, sur vos genoux. »

Et puis Germaine, âgée de 4 mois, le 26 mars : « Cette mort s’est produite, comme les deux premières, en l’absence de témoin. Et c’est vous-même qui avez envoyé ses parents en dehors de la maison, sous divers prétextes. » Jeanne Weber baisse la tête et ne répond pas.

À chaque fois, le récit des faits est identique : un enfant est confié à Jeanne Weber. Par un motif quelconque, elle éloigne les parents. Quand ils reviennent, alertés par les cris, l’enfant est déjà en train d’agoniser. Jeanne Weber tient sa main sous la chemise de l’enfant et ne le lâche pas, sous prétexte de faire repartir son cœur.

Malgré des témoignages accablants, peu à peu, quelques trous apparaissent dans les déclarations des parents. On peine à croire, notamment, qu’ils aient été si naïfs : s’ils continuaient de confier leurs enfants à Jeanne Weber, c’est bien qu’ils croyaient, eux aussi, que les morts étaient naturelles.

Me Henri-Robert, l’avocat de Jeanne Weber, ne manque pas de se faufiler dans ces failles : « Après tout, demande-t-il à Pierre Weber, est-ce que les maladies du cœur ne sont pas héréditaires, dans votre famille ? » Le témoin admet que c’est exact.

Le docteur Archer, qui dépose peu de temps avant la fin de la première journée d’audience, ajoute : « J’ai beaucoup d’ouvriers dans ma clientèle ; ils boivent beaucoup ; et au moins deux litres de vin par jour. Ils sont donc, tous ou presque, alcooliques. Dès lors, on ne peut s’étonner si leurs enfants ont des convulsions et en meurent. »

Le lendemain, deuxième et dernier jour des débats, les experts viennent déposer devant les jurés. On entend le docteur Sevestre notamment, celui qui, le premier, a alerté les autorités. Mais à la barre, il se montre beaucoup plus prudent que lors de ses premières déclarations : « Je n’ai pas, comme on me l’a fait dire, prononcé le mot “strangulation”. J’ai dit “constriction”, ce qui est bien différent. Il serait impossible de trouver dans mon diagnostic un motif d’accusation. »

Pourquoi ce revirement soudain du docteur Sevestre, spécialiste sur qui reposait l’accusation ? Sans doute parce que le bon médecin est sans cesse rappelé à l’ordre par Me Henri-Robert, qui le prévient : « Prenez garde, Docteur. Dans quelques minutes, le professeur Thoinot viendra, et vous donnera les preuves irréfutables que l’enfant n’a pas été étranglé. »

La menace n’est pas vaine. Pour la défense de sa cliente, le célèbre avocat parisien a fait venir deux des plus grands spécialistes mondiaux de la médecine légale, les professeurs Thoinot et Brouardel. Après avoir fait les autopsies, les deux sommités ont rendu leurs rapports : rien ne permet de conclure à une mort violente. Selon eux, en l’absence de trace, le décès ne peut qu’être naturel, causé par une maladie dont les symptômes disparaissent rapidement.

Le coup de grâce à l’accusation est rendu par Thoinot, en fin de journée : « J’ai fait des autopsies. Je n’ai rien trouvé. Rien. La science ne peut pas vous dire comment sont morts ces enfants. Mais tout démontre qu’ils sont morts naturellement, et que l’accusée est innocente. »

Innocente : la science a parlé, contre la conviction des magistrats. Le 30 janvier au soir, Jeanne Weber est acquittée.

Une du supplément illustré du Petit Journal du 24 mai 1908, montrant la tueuse en série Jeanne Weber assassinant un enfant. Image via Wiki Commons.

Le lendemain, un journaliste écrivait : « Nul ne doit oublier que le sort de Jeanne Weber, le sort d’une innocente aurait été scellé irrévocablement, si elle n’avait pas vécu à notre époque et dans un Paris où la science exacte de la médecine légale a trouvé un grand, sinon le plus grand essor. »

La foule, hostile au début du procès de « L’ogresse de la Goutte-d’Or », célébrait maintenant l’innocente accusée. Jeanne recevait des lettres chaleureuses de tout le pays, dont certaines qui la priaient de venir s’occuper de leur enfant. Le public prenait pitié de cette pauvre femme, accablée par le destin. Tout le monde pensait que l’affaire Jeanne Weber en resterait là.

Mais, le 17 avril 1907, à Villedieu, près de Châteauroux, un enfant de 9 ans mourrait dans les bras de sa gouvernante, Jeanne Moulinet.

Le docteur Audiat, qui avait constaté la mort de l’enfant, avait conclu à une mort naturelle. Il avait bien vu des marques évocatrices sur le cou du cadavre, mais comme personne n’était suspect, et qu’il n’y avait aucune raison de croire à un assassinat, il avait autorisé l’inhumation du corps.

Deux jours plus tard, la police recevait la visite de Germaine Bavouzet, la sœur du défunt. Elle était tombée par hasard sur un article de presse qui évoquait « L’affaire Jeanne Weber ». Elle avait reconnu sa gouvernante sur la photo, celle qui se faisait appeler Jeanne Moulinet depuis son arrivée quelques semaines plus tôt.

Elle racontait que son père, Sylvain Bavouzet, à la suite du procès, avait été « très touché » par le sort de cette pauvre femme. Il avait commencé à lui envoyer des lettres. Et comme celle-ci ne pouvait plus vivre dans son quartier de la Goutte-d’Or, où trop de gens la pensaient coupable, il l’avait invitée pour qu’elle s’occupe des enfants. Ensemble, ils avaient décidé qu’elle utiliserait son nom de jeune fille, afin de ne pas alimenter les ragots. Six semaines plus tard, le jeune Auguste était mort.

Vers 22 heures, un client avait entendu des bruits sourds venant de la chambre qu’occupait Jeanne Weber. Prévenus, les parents accouraient. Dans la chambre, l’enfant était déjà mort.

Aussitôt après avoir entendu cette déclaration, le parquet de Bourges relançait l’enquête sur la mort d’Auguste Bavouzet, afin de faire la lumière sur les circonstances de son décès.

Sous la direction du juge Belleau, le corps de l’enfant était déterré. Les docteurs Audiat et Bruneau pratiquaient une autopsie et constataient des traces de violences autour du cou. Une fois de plus, Jeanne Weber était arrêtée et incarcérée. Depuis sa cellule, elle écrivait à Me Henri-Robert, son ancien avocat, qui acceptait de la défendre à nouveau.

Me Henri-Robert, immédiatement, émettait des doutes sur la qualité de ces médecins de province et proposait l’aide de la plus grande gloire de la médecine légale française : le docteur Thoinot, qui avait déjà fait acquitter Jeanne une première fois.

Le juge, qui pressentait ce qui allait se produire, essaya de résister. Plutôt qu’une deuxième autopsie, il accepta que le docteur Thoinot puisse lire le premier rapport, et qu’il donne son avis. Sans surprise, Thoinot déclarait que ce rapport prouvait l’incompétence des médecins de province, et qu’il fallait pratiquer une deuxième autopsie. Le juge Belleau, forcé, accepta.

Le 5 août 1907, l’expert rendait son rapport au parquet. Il admettait que les tissus étaient maintenant en trop mauvais état pour constater un étranglement. Puis il ajoutait : « L’incompétence des médecins de Châteauroux s’est manifestée surtout dans leur incapacité d’établir les causes, pourtant évidentes, de la mort de l’enfant. Ils ont affirmé que les viscères d’Auguste Bavouzet étaient sains ; […] or, l’autopsie complète nous a permis au contraire de constater des taches de Peyer, ce qui prouve que la fin d’Auguste doit être attribuée à la fièvre typhoïde. »

Bien que convaincu de la culpabilité de Jeanne Weber, le juge, les mains liées par l’argument scientifique, demandait à un collège d’experts de trancher entre le rapport des deux médecins de Châteauroux et celui de leur confrère parisien.

En décembre 1907, les docteurs Lande, Brissaud, et Mairet rendaient leurs conclusions. Ils avaient lu les différents rapports et décidé de trancher en faveur du célèbre expert parisien, face aux deux inconnus de province. Dégoûté, le juge de Bourges fut contraint de relâcher Jeanne Weber. Et de prononcer un non-lieu.

Dès le mois de janvier 1908, l’avocat Henri-Robert et les médecins légistes de Paris saisissaient la Société de médecine légale pour qu’elle conclue à « l’indignité de ces petits experts de campagne ». Quelques semaines plus tard, ils faisaient voter à l’Académie de médecine une nouvelle disposition pour exclure les médecins qu’ils jugeaient incompétents dans les affaires criminelles.

À peine quatre mois plus tard, le 9 mai 1908, à Commercy, Jeanne Weber assassinait à nouveau. Cette fois, elle était prise en flagrant délit.

La veille, elle était arrivée dans cette petite ville de la Meuse avec un homme, présenté comme son mari, mais qui n’était en réalité qu’une conquête de passage. Le couple avait loué une chambre à l’auberge Poirot, et l’homme était parti travailler dans une carrière avoisinante. Il avait prévenu qu’il ne rentrerait que tard dans la nuit.

Jeanne Weber avait réussi à convaincre l’aubergiste et son épouse que son prétendu mari était un homme terriblement jaloux et qu’elle avait peur de rester seule dans la chambre. Elle avait donc demandé que le fils du couple d’aubergistes, le petit Marcel, vienne dormir avec elle. Ainsi, son mari, en rentrant, pourrait constater que ses soupçons n’étaient pas fondés. Le couple avait accepté, malgré les protestations de Marcel.

Vers 22 heures, un client avait entendu des bruits sourds venant de la chambre qu’occupait Jeanne Weber. Prévenus, les parents accouraient. Dans la chambre, l’enfant était déjà mort, un filet de sang s’échappait de ses lèvres. Jeanne Weber, à côté, couverte de sang, prétendait qu’il avait fait une crise d’épilepsie.

Un médecin, qui passait aux alentours à ce moment-là, fut appelé. Il constata le décès de l’enfant, ainsi que des marques très nettes et indéniables de strangulation. Jeanne était à nouveau incarcérée.

Cette fois-ci, le juge Rollin prit toutes les précautions pour que les constatations des médecins soient irréfutables. Le corps fut photographié sous tous les angles. Cinq experts éminents pratiquèrent une autopsie inattaquable. Les médecins arrivaient tous à la même conclusion : Marcel avait été étranglé par Jeanne Weber, à l’aide d’un grand mouchoir. Par réflexe, il s’était mordu et coupé la langue, provoquant le saignement.

Quelques semaines après le meurtre, sur ordre du juge d’instruction, Jeanne Weber était examinée par des psychiatres. Le célèbre criminologue italien Lombroso, qui se faisait fort de confondre les criminels simplement en regardant leur visage, s’était fait livrer une photo de l’étrangleuse. Il déclarait : « Son crâne rond est microcéphale ; son front aplati et sa physionomie virile confirment cette impression. Il s’agit d’une hystérique, épileptoïde et crétinoïde, probablement issue d’une famille de crétins. »

Le 25 octobre 1908, les médecins rendaient leur conclusion : Jeanne Weber, folle, était inaccessible à la sanction pénale. Le jour même, elle était envoyée à l’asile de Maréville. Dix ans plus tard, elle décédait d’une « crise de folie », sans avoir jamais été reconnue coupable devant une cour d’assises.

Quant au docteur Thoinot, qui portait sur ses épaules la responsabilité d’au moins deux décès, il n’a jamais reconnu qu’il s’était trompé. Au contraire, jusqu’à sa mort, il avança une autre hypothèse : Jeanne Weber, selon lui, n’avait commis qu’un seul crime, celui de Commercy. C’est parce qu’elle avait été accusée à tort de tous les autres meurtres qu’elle en était arrivée à ce geste fatal. Jusqu’au bout, l’expert resta convaincu qu’elle était innocente des premiers infanticides.

Lors du premier procès de Jeanne Weber, un journaliste qui couvrait l’affaire avait écrit : « Les avocats rappelleront souvent, j’imagine, l’affaire Weber, quand ils auront à défendre leur client contre une accusation fondée sur des coïncidences. »

L’affaire Jeanne Weber, effectivement, resta dans les annales judiciaires, mais pour une autre raison : la nécessité de se rappeler que la science, autant que la justice, est humaine. Tout comme l’erreur.

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