Après s’être invités dans votre cuisine et votre salle de bain, les objets connectés se glissent sous votre couette. La sleep tech, ces appareils électroniques au service du sommeil, veut quantifier vos nuits comme s’il s’agissait de performances sportives : grâce à elle, plus besoin d’écouter vos sensations, votre activité nocturne est résumée à un « score de sommeil ». Vos forces et vos faiblesses nocturnes sont révélées sous forme de chiffres et de courbes. Et il y en a pour tous les goûts : capteurs à mettre sous les matelas, oreillers, bandeaux, montres.
Ces appareils veulent améliorer votre sommeil en le réduisant à un bloc de données. « J’ai toujours un sommeil compliqué. Ça m’a permis de me rendre compte de certaines choses et de mettre le doigt sur les points à améliorer », soutient Loïc*. Mais comment cela peut-il aider à dormir ? « Aujourd’hui, les capteurs permettent un coaching qui synthétise les données en un score simple à comprendre. Il y a ensuite des conseils personnalisés pour aider à mieux dormir », nous répond Varoun Sanath, chef de produit pour le Sleep de Withings, un « capteur de sommeil » à glisser sous son matelas.
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Phases profondes, légères, paradoxales, agitations, rythme cardiaque… Pour extraire du sens de vos nuits, la sleep tech doit d’abord repérer précisément vos phases de sommeil. Pour ce faire, les trackers croisent leurs relevés avec les connaissances médicales actuelles. Ça marche, la plupart du temps.
« Détecter la présence est une chose que l’on sait faire, reconnaît Varoun Sanath. Par contre, détecter l’état éveillé et endormi était un petit peu plus touchy. Un algorithme permet de déterminer cela, mais il est également possible d’éditer les phases de sommeil dans l’application a posteriori. » Pour résumer, si vous traînez au lit à faire autre chose que dormir, vous devrez peut-être le signaler à l’application sous peine de voir baisser votre score de sommeil. Car comme votre sommeil lui-même, la sleep tech dépend d’abord de votre volonté.
Nombreux sont ceux qui, fatigués dès le réveil, se promettent de se coucher tôt le soir venu. On le sait tous, cette résolution est rarement tenue. Si telle est votre vie, la data ne peut rien pour vous. « J’utilise une appli avec le téléphone posé sur mon matelas, en mode avion, pour ne pas laisser passer les vilaines ondes. Je le fais juste par pure curiosité pour les stats et les graphiques, avoue Julien*. Après, je n’ai pas la motivation nécessaire pour adapter mon sommeil aux résultats », poursuit-il.
Que vous preniez leurs conseils en compte ou pas, les trackers se chargent de vous tenir attentif à votre sommeil sur la durée – c’est tout à son avantage. « L’utilisation est évolutive, lance Francis Destin, directeur de Soladis Digital, une entreprise de data science. On est capable de faire énormément de choses avec le machine learning. Rien ne nous empêche de parler d’autre chose que du sommeil, comme le stress par exemple. Pour cela, il faut que le sujet accepte d’envoyer de l’information et c’est aux entreprises d’être assez innovantes pour envoyer des bonnes recommandations pour que l’expérience se poursuive. »
Avec la sleep tech, la captation de données est permanente. Ainsi, l’utilisateur peut voir s’affiner l’analyse de son sommeil, obtenir de nouveaux conseils pour accroître ses performances et partager ses plus beaux roupillons sur les réseaux sociaux. « Concernant l’utilisation des données, il s’agit d’en restituer un maximum à notre utilisateur en direct, indique Varoun Sanath. À travers notre site ou nos chaînes de mailing, on va pouvoir partager des études sur un grand nombre de participants. On propose aussi à chaque utilisateur de se comparer à la moyenne des autres par rapport à ses habitudes. » Exit le temps où l’on comparait son jogging du dimanche, place au concours du meilleur dormeur.
« En offrant à ces produits la possibilité de collecter et traiter des informations sur le temps de sommeil, nous sommes invité à être attentif à notre seul moment d’inattention qu’est le sommeil » – Yves Citton, professeur à Paris 8
Dans la même optique maximaliste, certains capteurs proposent d’interconnecter les objets de la maison pour créer l’environnement le plus propice au sommeil possible. « La température et la lumière peuvent être contrôlés simplement en se couchant », indique Varoun Sanath. Pour ce faire, les objets de sleep tech doivent être connectés à des lampes et des thermostats… Qui peuvent eux-mêmes être liés aux assistants virtuels d’Amazon et Google. Ceux qui souhaitent préserver leur vie privée peuvent sans doute trembler.
« Pour toute innovation, il y a deux revers d’une même médaille qui sont le service apporté et les risques de partage de data. On a la chance d’être en France, où les utilisateurs ont le pouvoir sur leurs données, ce qui est rassurant. On n’est pas orienté sur la commercialisation de data. Elles sont anonymisées et utilisées pour produire des études qui seront partagées à nos utilisateurs pour améliorer leur usage », assure le chef de produit. Et tant pis si les données anonymisées sont en fait très faciles à dé-anonymiser.
La nuit, d’ordinaire un temps de repos, peut donc devenir une préoccupation diurne pour des individus sans problème de sommeil. « En offrant à ces produits la possibilité de collecter et traiter des informations sur le temps de sommeil, nous sommes invité à être attentif à notre seul moment d’inattention qu’est le sommeil », avertit Yves Citton, professeur à Paris 8 et auteur de Pour une écologie de l’attention. L’enseignant ne croit pas pour autant que le sommeil, ultime frontière de l’économie de l’attention selon l’essayiste américain Jonathan Crary, est désormais prisonnier des géants de la tech.
La sleep tech n’encourage pas l’utilisateur à rester connecté plus longtemps quitte à moins dormir : les data de la nuit sont à consulter au réveil. « Il semble que ces objets sont une aide à déconnecter durant le sommeil », explique Yves Citton. « Nous ne sommes plus dans la tendance des années 70, où l’on réduisait le sommeil au profit de la productivité. Nous sommes à un tel stade que nous devons protéger le sommeil comme un temps de récupération avec des données. »
À force de vouloir contrôler ces moments de repos, certains tombent dans l’excès. À l’instar des orthorexiques, qui mettent parfois la technologie au service de leur obsession pour une alimentation saine, les orthosomniaques abusent des objets connectés pour nourrir leur obsession. La comportementaliste Kelly Glazer Baron rapporte le cas d’un homme de 40 ans qui « ressentait de la pression chaque nuit à l’idée de voir son tracker afficher au moins huit heures de sommeil. » Sans surprise, l’homme passait de mauvaises nuits. Chercher le sommeil au point de le perdre : les insomniaques connaissent, la sleep tech aussi.
*Les prénoms ont été modifiés.
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