À l’automne 2017, les Catalans se sont rendus aux urnes lors d’un référendum sur leur indépendance – un référendum qu’un tribunal espagnol avait jugé inconstitutionnel. Le jour J, le gouvernement espagnol a envoyé des milliers de policiers pour empêcher les gens de voter, en utilisant leurs matraques et leurs lanceurs de balles en caoutchouc.
À la fin de la journée, 844 personnes et 33 policiers étaient blessés. Dans les jours qui ont précédé le scrutin, des descentes de police ont eu lieu dans toute la Catalogne pour tenter de trouver et de saisir des urnes cachées dans des endroits secrets. Certains ont dit qu’elles étaient dans une ambassade, d’autres qu’elles étaient cachées dans des églises catalanes, mais personne, à part les groupes nationalistes catalans chargés d’organiser le référendum, ne savait où elles étaient vraiment.
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Les urnes sont soudainement apparues le jour du scrutin. Il s’est avéré que des centaines de Catalans les avaient cachées dans leurs maisons pendant des mois et les avaient emmenées dans les bureaux de vote la veille au soir, tandis que des parents et leurs enfants dormaient dans les bureaux pour empêcher les forces de l’ordre d’y entrer.
« Si les séparatistes catalans scandaient que les Espagnols volait les ressources de la Catalogne, les Tabarniens répondaient que c’était le reste de la Catalogne qui les leur volait »
Le mouvement indépendantiste a revendiqué la victoire, annonçant que 90 % des électeurs soutenaient l’indépendance. Le taux de participation a été de 42 %, soit à peu près le même nombre de personnes qui votent habituellement en faveur des différents partis pro-Catalogne aux grandes élections. Des groupes pro-espagnols ont également allégué des pratiques électorales répréhensibles, comme le vote répété et le bourrage des urnes.
Tout cela a intensifié la division dans la région entre les sympathisants de la Catalogne et les groupes syndicalistes. Trois semaines plus tard, celui qui était alors président de la Catalogne, Carles Puigdemont, a approuvé les résultats de l’élection et proclamé officiellement la République catalane, mais a immédiatement suspendu la procédure d’indépendance en attendant de poursuivre le dialogue avec le gouvernement espagnol et la communauté internationale. Mais ce dialogue n’a pas eu lieu, étant donné que le gouvernement espagnol a rapidement commencé à arrêter des politiciens et des militants catalans. Au milieu des manifestations continues, Puigdemont s’est enfui en Belgique. Finalement, un nouveau pays a été placé sur la carte, mais ce n’est pas celui auquel vous pensez : la Tabarnie.
Selon ses partisans, la Tabarnie est une région fictive de Catalogne, constituée d’une bande de terre entre Barcelone et Tarragone, où, historiquement, les partis indépendantistes catalans ont lutté pour obtenir des voix. Née comme une parodie du mouvement indépendantiste catalan, l’idée a réellement pris son envol en 2013 lorsque des messages ont commencé à apparaître sur Forocoches, le plus grand forum en ligne d’Espagne, dans lequel mèmes aléatoires, trolling et politique se croisent de la même manière que sur Reddit ou 4chan.
La Tabarnie a été présentée comme l’autre moitié plus cosmopolite et plus ouverte d’esprit de la Catalogne, pleine de gens venus d’autres parties de l’Espagne. Alors que le gouvernement catalan faisait pression pour organiser un référendum sur l’indépendance, des groupes pro-espagnols ont mis en avant le concept de Tabarnie. La tactique était simple au début : slogan contre slogan. Si les séparatistes catalans scandaient que les Espagnols volait les ressources de la Catalogne, les Tabarniens répondaient que c’était le reste de la Catalogne qui les leur volait.
« Ce qu’il y a de plus beau au sujet de la Tabarnie, c’est qu’elle énerve vraiment les Catalans », dit Mikel, un ingénieur en informatique qui préfère rester anonyme en raison de son rôle actif dans la communauté tabarnienne de Twitter. « Si vous leur montrez le drapeau de l’Espagne, ils vous traiteront de fasciste, mais si vous leur sortez le drapeau de la Tabarnie, vous pourrez à votre tour les qualifier de fascistes. »
Bien sûr, les Catalans ne voient pas les choses de cette façon : les groupes indépendantistes affirment promouvoir un mouvement nationaliste ouvert, diversifié et progressiste, par opposition à ce qu’ils considèrent comme étant l’expression hyper-nationaliste de l’identité espagnole qui a commencé sous la dictature de Franco.
Après les élections régionales de décembre 2017, la Tabarnie a cessé d’être un simple mème sur les réseaux sociaux et a commencé à attirer davantage l’attention. Le mouvement officiel a été lancé par le groupe Barcelona is not Catalonia (« Barcelone n’est pas la Catalogne »). La contre-offensive syndicaliste a riposté en luttant contre les groupes indépendantistes pour attirer l’attention des médias. Alors que le dialogue entre le gouvernement et les dirigeants catalans s’est complètement effondré, toutes sortes d’histoires étranges ont commencé à apparaître dans les médias espagnols, y compris des propositions sérieuses concernant une solution « à deux États » entre la Catalogne et la Tabarnie.
Jusqu’au jour où Jaume Vives, un journaliste de 24 ans, s’est mis à crier sur son balcon qu’il en avait marre de ces conneries. La vidéo est devenue tellement virale qu’il s’est vu proposer le rôle de porte-parole officiel de la Tabarnie.
Au moment où Vives a rejoint le mouvement, la Tabarnie avait dépassé la simple blague et s’était transformée en véritable objectif politique. Albert Boadella, célèbre acteur et pro-syndicaliste qui prétend avoir dû fuir la Catalogne à cause de ses croyances, était considéré comme le président en exil de la Tabarnie. Le 16 janvier 2018, les représentants de la Tabarnie ont donné leur première conférence de presse et ont diffusé un discours préenregistré de Boadella dans lequel il affirmait que le fait de dire « Vive la Tabarnie ! » était un acte aussi patriotique que de dire « Vive l’Espagne ! ». Ce qui a commencé comme une parodie du mouvement indépendantiste s’est peu à peu transformé en une forme de nationalisme espagnol à part entière.
Ce jour-là, Vives, dans son nouveau rôle de porte-parole, a donné une conférence de presse qui a été relayée par les principaux journaux et chaînes de télévision. Il a annoncé que si la Catalogne devenait enfin indépendante, la Tabarnie se détacherait immédiatement de la Catalogne pour se rattacher à l’Espagne. Aucun des dirigeants sécessionnistes n’a réagi, mais les politiciens syndicalistes ont applaudi.
Andrea Levy, députée au Parlement de Catalogne et vice-présidente du Parti populaire, soutenaient pleinement la cause. « C’était une réponse humoristique à des années de nationalisme catalan », me dit-elle.
Des dizaines de comptes Twitter sont apparus pour soutenir la Tabarnie. Selon Andrea Levy, le succès du phénomène « a prouvé qu’une partie du peuple catalan n’avait pas canalisé son opposition à l’indépendance de manière organisée, mais disposait maintenant des mécanismes adéquats pour le faire ».
C’est ainsi que les premiers drapeaux de la Tabarnie ont commencé à apparaître à l’air libre, suspendus aux balcons et agités lors de manifestations en faveur de l’Espagne. Ce qui avait d’abord été une forme de trolling en ligne du nationalisme catalan avait définitivement trouvé son chemin dans les rues de Barcelone. Et chaque fois que les partisans de l’indépendance ont pris des mesures, les syndicalistes ont réagi de manière soudaine et coordonnée.
Finalement, un certain nombre d’indépendantistes catalans ont été traduits devant la justice, et la Tabarnie a commencé à occuper du temps d’antenne. Antonio Baños, ancien député au Parlement catalan et membre de la Candidature d’unité populaire (CUP), un parti sécessionniste de gauche, estime que l’intérêt disproportionné des médias pour la Tabarnie dans les derniers jours de 2017 prouve que « derrière cette soi-disant moquerie de la Tabarnie, il y avait beaucoup d’argent et un réel intérêt à discréditer le mouvement indépendantiste – un mouvement qui compte 2 millions de personnes ayant subi brutalité policière et persécution politique. En d’autres termes : toute cette histoire de Tabarnie pourrait être orchestrée, potentiellement par l’État espagnol.
Les partisans de la Tabarnie nient catégoriquement toute forme de financement. Vives me dit qu’au fond, la Tabarnie n’a jamais cessé d’être un petit groupe de gens qui se foutent des sécessionnistes, sans structure réelle et certainement sans financement. Selon lui, le succès de la blague était dû à la lassitude des gens à l’égard de la rhétorique des politiciens nationalistes catalans qui ont gouverné la Catalogne pendant près de 30 ans. « Nous avons utilisé les mêmes mots qu’eux pour défendre un projet insignifiant. Tout comme eux. »
Baños, cependant, ne croit pas qu’il s’agisse simplement d’une bande de farceurs bien intentionnés. « Il suffit d’enquêter sur les profils de ses membres pour voir qu’ils font partie de l’élite et qu’il y a beaucoup d’extrémistes de droite parmi eux. » Vives, quant à lui, nie et insiste sur le fait que le mouvement pour l’indépendance de la Tabarnie est composé de personnes de toutes idéologies, « des conservateurs aux libéraux. Ce qu’ils [les nationalistes catalans, NDLR] ne supportent pas, c’est d’avoir été exposés. »
Le désaccord entre Baños et Vives montre comment la Tabarnie est devenue une nouvelle façon de diviser la société catalane. La moitié de la population catalane veut une nouvelle frontière, tandis que l’autre moitié en a créé une imaginaire pour se moquer.
La poussée en faveur de l’indépendance s’est ralentie avec l’emprisonnement des principaux politiciens catalans, de sorte que le mouvement pour la Tabarnie a également perdu de son élan. Aujourd’hui, il ne reste plus grand-chose du concept, à part une boutique en ligne de gadgets et quelques comptes Twitter satiriques.
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