Les nouvelles technologies ont fait émerger de nouveaux comportements dans les sociétés humaines. Des comportements que l’on n’aurait jamais imaginés il y a une décennie à peine et qui auraient semblés complètement déments. Suivre des centaines d’amis. Argumenter avec des personnes anonymes. Se photographier à moitié nu devant le miroir. Passer ses vacances chez quelqu’un. Demander à un inconnu de venir vous chercher au bar à la fermeture. Le fait qu’il existe désormais « une application pour tout » les a banalisés.
Internet a également engendré le phénomène inverse : contribuer à l’émergence de nouveaux comportements considérés comme pathologiques. Et en matière de combinaison entre Web et troubles mentaux, le Terrien moyen montre une certaine créativité.
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Les psychiatres ne considèrent pas qu’Internet provoque des maladies en soi ni que son usage est nécessairement nocif. On estime plutôt que les croyances selon lesquelles la technologie corrompt le corps et l’esprit — par opposition à un mode de vie prétendument plus « naturel, » plus « authentique » ou plus « propre à l’humain » — sont infondées. Un usage mal maîtrisé d’Internet peut bien entendu amplifier des troubles comme le déficit d’attention, l’instabilité émotionnelle et l’hyperactivité, ou leur faire prendre une forme particulière. Mais, après tout, il en est de même de l’usage excessif et compulsif de la piscine à boules.
Récemment, des chercheurs de l’Institut national de santé mentale et de neurosciences en Inde ont publié une étude dans le Journal of Behavioral Addictions afin de décrire un cas clinique particulièrement original : une Indienne de 15 ans s’est présentée spontanément dans un centre de santé afin de recevoir des soins psychiatriques pour « usage excessif de Facebook ».
Elle s’adonnait à un comportement ritualisé et répétitif bien particulier : créer compulsivement des comptes de personnages fictifs sur Facebook, dont elle rédigeait le profil. Il s’agissait généralement de personnages de romans, de films ou de séries télé, dont elle imitait le langage, l’attitude, etc., et qu’elle faisait interagir les uns avec les autres avec des scénarios complexes. Leur incarnation sur les réseaux sociaux lui semblait être d’une nécessité absolue, à tel point qu’elle avait des difficultés à aller se coucher si elle n’avait pas eu l’assurance que ses personnages s’étaient suffisamment exprimés au cours de la journée. En quelque sorte, sa compulsion était basée sur la crainte que le monde imaginaire qu’elle avait créé ne s’effondre en son absence, faute d’être entretenu.
À travers ce que les chercheurs nomment « une dépendance au jeu de rôle sur Facebook », nous sommes au carrefour entre troubles obsessionnels compulsifs, passion créative et dépendance à une plateforme numérique. Évidemment, il ne s’agit pas d’un symptôme isolé : les psychiatres expliquent que l’adolescente était par ailleurs sujette à des obsessions en rapport avec l’ordre et la symétrie, qu’elle était hyperactive, anxieuse, et souffrait de troubles de l’attention dus en partie à un passé personnel douloureux. Il n’en demeure pas moins que le support numérique a permis à sa compulsion de s’exprimer d’une manière tout à fait inédite.
Nous sommes tous capables de ressentir du plaisir en voyant des choses parfaitement bien alignées, emboîtées, délimitées, rangées, propres, en nombre suffisant, ou dont l’exécution est impeccable. En témoigne le subreddit r/oddlysatisfying.
Ce n’est pas la seule occasion où une catégorie nosologique est créée pour décrire un ensemble de symptômes qui n’ont de sens que dans un contexte culturel particulier. Les psychiatres et anthropologues utilisent d’ailleurs le concept de « syndrome lié à la culture » (culture-bound syndrome) pour ces maladies reconnues dans un cadre social, historique et géographique bien défini.
On peut citer par exemple le taijin kyofusho au Japon et en Corée : la crainte d’offenser autrui en raison d’un comportement inapproprié. Le shenkui en Chine : l’anxiété suscitée par une possible fuite de sperme. Le koro, répandu en Asie : la peur que son pénis ait été dérobé, substitué ou qu’il se soit rétracté à l’intérieur. L’amok : un accès subit de violence meurtrière qui prend fin par la mise à mort de l’individu. Ou enfin le piblokto : la fièvre arctique qui saisirait les femmes inuits et les conduirait à accomplir des actes irrationnels et dangereux dont elles n’auraient par la suite aucun souvenir.
Le concept de syndrome lié à la culture (une liste plus complète ici) est problématique dans la mesure où il peut attribuer à un groupe social particulier dispositions pathologiques, des hystéries collectives.
Si Facebook ne nous a pas rendus fous, peut-être qu’à l’avenir nous verrons émerger des maladies futuristes mondiales comme le mal des transports autonomes (« elle ne vomit que dans les voitures Google »), la dronophobie (« il a peur des drones qui volent en escadron ») ou de l’angoisse du silence virtuel (« comme je n’avais pas reçu de notifications depuis plus de 40 minutes, je me suis évanoui »). Respectez la posologie.