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La tragique histoire du plus grand footballeur juif d’Auschwitz

Cet article été initialement publié sur VICE.

Le 1er mai 1910, les rues de la ville allemande de Karlsruhe étaient noires de monde. La foule s’est lentement déplacée vers l’ouest de la ville, défilant devant les nombreux bâtiments de briques. Si ce jour était chômé en l’honneur des travailleurs et symbolisait le retour du beau temps, à Karlsruhe, il signifiait bien plus que ça : cette ville de 110 000 habitants, située dans le sud du pays, avait été choisie pour accueillir la demi-finale du championnat allemand de 1910, soit le match de football le plus important qu’elle ne verrait jamais. La rencontre opposait deux équipes locales – les champions en titre du Karlsruher FC Phönix et les indisciplinés du Karlsruher FV (KFV) – et se jouait au stade du Telegraphenkaserne.

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Une foule record de 8 000 fans s’est pressée dans le stade. Les riches et les pauvres de la ville étaient assis côte à côte. Dehors, ceux qui n’avaient pas de ticket escaladaient les murs encerclant l’enceinte pour suivre le jeu, perchés là-haut tels des oiseaux.

Le match a été compliqué, comme le sont toujours la plupart des derbys locaux. Ces deux équipes avaient chacune leur histoire. À l’époque, on pouvait les considérer comme les forces dominantes du football allemand – à l’instar du Borussia Dortmund et du Bayern Munich aujourd’hui. Si elles s’étaient souvent affrontées, l’enjeu n’avait jamais été aussi important. Après vingt minutes de jeu, Phönix a perdu un joueur sur blessure. Aucun remplaçant n’a pris sa place. Avec son avantage numéraire, le KFV a mené 2 à 0 jusqu’à ce que le capitaine de Phönix réduise le score – et fasse en conséquence monter la tension dans les tribunes.

Julius Hirsch (rangée du bas, deuxième à partir de la droite), avec ses coéquipiers du KFV en 1910. Image via le KFV

Curieusement, il existe une vidéo de ce match, symbolisant le plus haut niveau de football d’alors. Dans le film, Gottfried Fuchs, attaquant axial et buteur du jour, apparaît à l’écran bien plus que tous les autres. Néanmoins, ce n’est pas la star du spectacle. Derrière lui se trouve un jeune gamin. Avec son pantalon un peu trop relevé, on le voit courir avec une démarche légèrement voûtée, s’arrêter et poser ses mains sur ses hanches, avant que le ballon roule soudainement dans sa direction.

Il s’agit de Julius Hirsch, l’enfant prodige. Il est alors âgé de 18 ans.

Lors des cinq années suivantes , Hirsch, Fuchs et Fritz Förderer – un autre joueur du KFV –, formeront le plus glorieux trio d’attaquants de la nation. Les victoires se succèdent et les fans ne cessent d’être plus nombreux. Ils représentent l’Allemagne dans des matchs internationaux à travers l’Europe, affrontant les plus grands rivaux de leur pays. Jusqu’à 1914, ils se rangeront parmi les plus grands sportifs allemands. Ils reviendront de la Première Guerre mondiale en tant que héros – autant sur le terrain qu’en dehors. Pourtant, quelques années plus tard, lors de la Seconde Guerre mondiale, Hirsch et Fuchs seraient oubliés de tous et mis au ban de la société.

Fuchs et Hirsch étaient les premiers joueurs d’origine juive à représenter l’équipe nationale allemande. Il n’y en a eu aucun autre depuis. Si le premier a réussi à échapper à l’Holocauste en quittant le pays, ce n’est pas le cas du second. Des années après sa mort, Hirsch était même considéré comme n’ayant jamais existé.

Julius Hirsch était le plus jeune de ses sept frères et sœurs. Pour ses parents, Berthold et Emma, sept représentait une performance décevante : sa mère était tombée enceinte à quatorze reprises. Comme l’explique l’historien allemand Werner Skrentny dans la biographie qu’il a consacrée au joueur, Emma a fait plusieurs fausses couches avant que Julius vienne au monde. Dans le même temps, les médecins lui ont diagnostiqué une démence et la femme n’a cessé de faire des allers-retours dans l’aile psychiatrique de l’hôpital d’ Achern, au sud de Karlsruhe. Elle donnait naissance à Julius dans le même établissement le 7 avril 1892. Après s’être rétablie, elle a regagné l’appartement familial de Akadamiestrasse, à Karlsruhe.

Les parents de Hirsch appartenaient à la prospère communauté des marchands de la ville. Il s’agissait de personnes fières et terre-à-terre. Sa mère avait étudié à Paris avant de retourner en Allemagne pour travailler en tant que chapelière. Son père et ses oncles étaient propriétaires d’une usine de textile, puis plus tard d’une société de manufacture.

Hirsch a rejoint le KFV à l’âge de 10 ans. Son regard perçant pourrait être comparé à celui de Mesut Özil, grand joueur allemand d’aujourd’hui. Comme lui,Hirsch s’est distingué des jeunes poussins très rapidement. Il a 17 ans quandWilliam Townley, figure légendaire du football et coach d’alors du Karlsruher FV, lui donne l’occasion de faire ses débuts dans une grande équipe.

L’équipe jeune du KFV, en 1897. Image via le KFV

À l’époque, le KFV jouait sous un schéma de jeu qui ressemblait à celui d’une pyramide inversée, avec cinq attaquants et seulement deux défenseurs. Ayant remarqué son bon pied gauche, Townley a décidé de déployer Hirsch sur le côté gauche en première ligne, où sa rapidité et ses enchaînements lui permettaient de transpercer à lui seul la défense adverse. Lors du derby de 1910, ses tirs ressemblaient à de vrais missiles et le jeune homme s’était depuis longtemps habitué à jouer devant des milliers de fans. Lors du match suivant, le KFV battait en finale le SV Holstein Kiel et Hirsch devenait un champion national.

Karlsruhe était alors le cœur battant du football outre-Rhin et déconcertait les passionnés des plus grosses villes allemandes. En 1910, un journal munichois surnommait la ville « la métropole du football allemand ». Plus de 6 % de sapopulation se retrouvait régulièrement pour les matchs. Le prince Maximilien de Bade, dernier consul de l’Empire germanique, était même un des plus grands fans du KFV.

Néanmoins, le nombre de supporters n’était pas seulement ce qui rendait le KFV si spécial : le club se démarquait aussi par la diversité de gens qu’on trouvait dans son stade et sur le terrain. Si l’antisémitisme a pu percer dans le foot allemand depuis l’apparition de la discipline dans le pays, à la fin du XIXème siècle, la scène footballistique était d’une ouverture inédite – ce qui a permis à Hirsch et Fuchs d’offrir le titre de champion d’Allemagne au KFV, une équipe fondée par Walther Bensemann, lui aussi juif, en 1910.

La même année, Hirsch a suivi les traces de son père en devenant marchand. Pendant deux ans, Il a été apprenti chez Freud und Strauss, une entreprise locale qui travaillait le cuir. Sa formation terminée, il y a été engagé à plein temps.

Si Julius Hirsch appartenait à la classe moyenne, Gottfried Fuchs venait d’une catégorie bien plus aisée. Sa famille était à la tête d’une usine de 43 000 mètres carrés produisant et exportant toutes sortes de bois. Ils étaient surnommés les “renards du bois” – “Fuchs” signifie “renard” en allemand – et faisaient des affaires dans tout l’Empire germanique et au-delà. Finalement, Fuchs est devenu célèbre pour avoir été le premier
« footballeur millionnaire » – mais sa fortune n’avait pas pour seule origine ses revenus sportifs.

Jusqu’en 1945, année durant laquelle il est devenu légal de rémunérer les joueurs, le football allemand est resté officiellement amateur – néanmoins, cela ne signifiait pas que, dans les premiers temps, les joueurs ne bénéficiaient pas de compensation. De 1920 à 1945, les footballeurs recevaient toutes sortes de dessous-de-table et pots-de-vin afin de les inciter à venir jouer dans une équipe adverse ou à s’installer dans une autre ville. Les matchs se jouaient pendant le temps libre des joueurs, motivés seulement par l’esprit de compétition et l’amour du jeu.

Malheureusement, tous les patrons de ces braves gens ne partageaient pas cette passion. Ce problème est vite devenu délicat pour les joueurs qui participaient aux matchs de l’équipe nationale – ces derniers devaient parfois faire de longs trajets pour les rencontres, et donc s’absenter plus longtemps de leur travail. Cette difficulté couplée avec le faible nombre de rencontres jouées par l’équipe expliquait alors le peu de sélections des joueurs. Fuchs et Hirsch y ont fait leur début en 1911, mais n’ont été respectivement sélectionnés que six et sept fois – le joueur ayant le plus représenté l’Allemagne jusqu’à la Première Guerre mondiale a quant à lui été sélectionné 18 fois.

Comme le souligne Werner Skrentny, l’organisation était un cauchemar pour les joueurs. En mars 1912, Hirsch a été appelé à jouer contre les Pays-Bas. Après avoir négocié un jour de congé avec sa société, il a pris un train de neuf heuresà travers les collines et les plaines des provinces allemandes.

Malgré la rudesse du voyage, le jeune joueur n’a semble-t-il pas été affecté. Le lendemain, à Zwolle, lors du match Pays-Bas-Allemagne, Hirsch a accompli la performance de sa vie devant 10 000 supporters néerlandais. Encore aujourd’hui, le match reste l’un des plus palpitants de l’histoire. L’Allemagne a ouvert le score grâce à Fuchs, suivi de Hirsch, qui a marqué à deux reprises en première période. Les Hollandais sont néanmoins vite revenus dans le match et ont pris l’avantage en début de seconde mi-temps par quatre buts à trois. Quelques instants plus tard, Max Breunig, un autre joueur du KFV, aggravait la situation en marquant contre son camp.

Alors que les Allemands s’ apprêtaient à s’avouer vaincus, Hirsch a marqué deux buts supplémentaires à quelques secondes du coup de sifflet final. Le match a alors pris fin sur un score de cinq partout. La légende de Hirsch était scellée.

Après son succès avec le KFV, Hirsch a ensuite remporté un autre championnat avec Fürth, une équipe de Bavière. Avant que la Première Guerre mondiale n’interrompe sa carrière durant quatre ans, il était le premier joueur allemand à gagner un titre avec plus d’une seule équipe – ce qui faisait de lui l’un des joueurs les plus respectés. Si le championnat national l’a vu s’élever, les souvenirs qu’il chérira le plus lors des années de guerre qui ont suivi ont pour origine les Jeux olympiques de Stockholm, en Suède, en 1912.

Hirsch a pourtant bien failli ne pas y aller , en raison de sa convocation pour le service militaire. Ses supérieurs l’ont finalement laissé partir, bien qu’ils s’étaient auparavant illustrés à plusieurs reprises pour leurs refus concernant d’autres joueurs.

Les athlètes ont quitté l’Allemagne le 26 juin. L’équipe logeait au Crown Prince Hotel, dans le centre de Stockholm, à quelques pas des rives du Norrström, cours d’eau qui traverse la ville. Hirsch avait tout juste 20 ans. Quelques jours avant le début de la compétition, Victoria de Bade, reine consort de Suède et native de Karlsruhe, leur envoyait un télégramme pour leur souhaiter bonne chance.

Au premier match, l’Autriche a pris l’avantage sur l’Allemagne, avant que Hirsch et ses coéquipiers démontent la Russie par seize buts à zéro. Fuchs était l’auteur de dix buts – un record international battu seulement en 2001. Malgré cette éclatante victoire, l’Allemagne s’inclinait contre la Hongrie lors du match suivant, mettant ainsi fin aux rêves olympiques de l’équipe germanique.

Déterminé à ne pas se laisser abattre, Hirsch a tout fait pour s’amuser le plus possible dans cette ville qu’il ne connaissait pas, notamment en assistant aux événements du nouveau stade olympique et en enchaînant les soirées.

Julius Hirsch (rangée du bas, dernier homme sur la droite) en compagnie de ses coéquipiers en 1909. Image via le KFV

Après la Grande Guerre, Hirsch a de nouveau joué pour Fürth, puis de nouveau pour le KFV. Il s’est marié avec Ellen Hauser, une chrétienne, avec laquelle il a fondé une famille. Les années ont passé, et avec elles la faculté à jouer aussi bien qu’avant. Le joueur a alors voulu devenir entraîneur – poste qu’il occupera dans l’équipe junior du KFV.

Le matin du lundi 10 avril 1933, quelques mois après l’arrivée de Hitler au poste de chancelier du Reich, Hirsch, alors âgé de 41 ans, s’est réveillé avec son café et son journal, le Sportbereicht Stuttgart. Dans celui-ci, était écrit :

« Dimanche, à l’exception de ceux des villes de Mainz et de Worms, les clubs qualifiés pour les phases finales du championnat d’Allemagne du Sud se sont rencontrés à Stuttgart pour évoquer la situation actuelle. Après de longues discussions, ils ont préparé la résolution suivante : Les clubs désignés […] s’en remettent à la disposition du gouvernement national dans le cadre de l’entraînement physique et sont prêts à faire tous les efforts pour coopérer. Dans cet intérêt, ils sont prêts à agir, en particulier concernant le retrait des Juifs des clubs de sport. »

Parmi les signatures de ce texte, on pouvait compter les clubs de Fürth, deKaiserslautern et de Nuremberg ainsi que le Eintracht Francfort et le Bayern Munich. Face à cette nouvelle, on peut aisément deviner la réaction scandalisée de Hirsch, alors membre du KFV depuis 31 ans.

Déjà, à l’arrivée de Hitler à la chancellerie en janvier de la même année, ses partisans de Karlsruhe avaient célébré l’événement avec une procession aux flambeaux devant Keiserstrasse – quelques années plus tôt, ces mêmes personnes avaient défilé jusqu’au stade pour voir Hirsch jouer.

En février, à Berlin, le palais du Reichstag avait été incendié. Quelques jours plus tard, le contrôle des nazis était total. Le 1er avril, la ville de Karlsruhe a mis en place un boycott des produits et des magasins juifs. Les soutiens locaux des nazis se sont mis à placarder des insignes sur les établissements juifs, avertissant la population de la ville de s’en tenir à l’écart. Ils ont ensuite commencé à monter la garde devant les commerces de façon menaçante, de sorte à s’assurer que le boycott ne serait pas brisé.

Au sein du football allemand, les choses avaient elle aussi pris un mauvais tournant. Le 27 mars, Kurt Landauer, le président juif de longue date du Bayern Munich, a décidé de se retirer. Il s’envolerait ensuite pour la Suisse, avant de revenir après la guerre pour reconstruire l’équipe qu’il aimait.

Pour Hirsch, cette résolution concernant le football est venue comme une surprise et lui a laissé une profonde blessure. En raison de la crise économique, son quotidien était déjà compliqué – deux mois plus tôt, lui et son frère Max, propriétaires d’une boutique de sport qu’ils dirigeaient après en avoir hérité de leurs parents, faisaient faillite. Dans une lettre officielle de l’entreprise, Hirsch s’est directement adressé aux dirigeants du KFV.

« Mes chers messieurs, aujourd’hui, j’ai lu dans le Sportbereich Stuttgartque les grands clubs de football – y compris le KFV –, avaient pris la décision de renvoyer tous leurs membres juifs. »

Hirsch a rappelé sa longue affiliation au club, avant d’accepter cette décision à contrecœur.

« Quoiqu’il en soit, je tiens à préciser que dans cette période de remise en question de la nation allemande, il existe encore des gens décents, et peut-être encore plus de juifs allemands dont la loyauté nationale n’est plus à prouver. »

Sur les 15 lignes suivantes, Hirsch détaille la mort de son frère Leopold sur le front de l’Ouest le 30 avril 1918, avant de raconter son propre service pendant la Grande Guerre, et celui de ses frères Max et Rudolf. Les quatre frères Hirsch ont été récompensés de la Croix de fer, deuxième classe. Rudolf a également été décoré d’une récompense de première classe.

Malgré tous ses accomplissements sportifs, Hirsch était particulièrement fier de ce qu’il avait accompli au cours de la Première Guerre mondiale – il en eut le cœur d’autant plus brisé quand son pays se retourna contre lui.

À l’aube de la Grande guerre, les frères Hirsch se sont engagés avec un grand sens de l’honneur et du devoir. Ils étaient ce que les Américains appelleraient des patriotes : des gens fiers de leur nation, volontiers disposés à défendre son honneur. Ces valeurs leur avaient été transmises par leur père, vétéran de la guerre franco-prussienne.

Adolf Hitler a également servi durant la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, les historiens situent l’origine de son antisémitisme à son service et aux conclusions biaisées qu’il a pu tirer de la défaite de son pays. Lorsque l’Allemagne a perdu le conflit, la légende du coup de poignard dans le dos – qui accusait entre autres les juifs et les communistes d’avoir sapé l’effort de guerre depuis l’arrière front – a servi pour beaucoup d’explication à la défaite.

En outre, de nombreuses personnes pensaient que les banquiers juifs étaient responsables des problèmes financiers de l’Allemagne. Des docteurs ont également été soupçonnés d’avoir donné des faux certificats médicaux à des Juifs en âge de combattre. Bien entendu, rien de tout cela n’est vrai. Les malheurs financiers du pays étaient principalement dûs aux conditions du traité de Versailles. Et pendant la guerre, la population juive d’Allemagne a souffert au même titre que le reste de l’Empire germanique.

Malgré tous ses accomplissements sportifs, Hirsch était particulièrement fier de ce qu’il avait accompli au cours de la Première Guerre mondiale – il en eut le cœur d’autant plus brisé quand son pays se retourna contre lui.

À l’aube de la Grande guerre, les frères Hirsch se sont engagés avec un grand sens de l’honneur et du devoir. Ils étaient ce que les Américains appelleraient des patriotes : des gens fiers de leur nation, volontiers disposés à défendre son honneur. Ces valeurs leur avaient été transmises par leur père, vétéran de la guerre franco-prussienne.

Adolf Hitler a également servi durant la Première Guerre mondiale. Aujourd’hui, les historiens situent l’origine de son antisémitisme à son service et aux conclusions biaisées qu’il a pu tirer de la défaite de son pays. Lorsque l’Allemagne a perdu le conflit, la légende du coup de poignard dans le dos – qui accusait entre autres les juifs et les communistes d’avoir sapé l’effort de guerre depuis l’arrière front – a servi pour beaucoup d’explication à la défaite.

En outre, de nombreuses personnes pensaient que les banquiers juifs étaient responsables des problèmes financiers de l’Allemagne. Des docteurs ont également été soupçonnés d’avoir donné des faux certificats médicaux à des Juifs en âge de combattre. Bien entendu, rien de tout cela n’est vrai. Les malheurs financiers du pays étaient principalement dûs aux conditions du traité de Versailles. Et pendant la guerre, la population juive d’Allemagne a souffert au même titre que le reste de l’Empire germanique.

Une manifestation en Allemagne contre le traité de Versailles. Image via WikiMedia Commons

Le 5 août 1938, Hirsch sortait de la gare du Nord à Paris, transpirant et vaguement inquiet. Lui et sa famille vivaient alors une période particulièrement difficile. Au cours des cinq années précédentes, il avait voyagé à travers l’Europe à la recherche d’un emploi, officiant parfois en tant que coach et vendeur dans l’industrie du textile. Son maigre salaire et quelques aides de la part de ses amis lui permettaient de subvenir aux besoins de sa famille.

Pour les Juifs allemands, Paris était encore synonyme d’espoir. C’était particulièrement vrai pour Hirsch, qui parlait le français si couramment qu’il avait pu officier en tant qu’interprète pendant la guerre. À l’époque, sa sœur Rosa et son mari vivaient dans le 16ème arrondissement. Ils jouissaient de nombreuses connexions dans le quartier – Gottfried Fuchs résidait également dans le coin, au palais de Chaillot.

Comme Fuchs et Rosa, Hirsch souhaitait se bâtir une nouvelle vie à Paris. Il passait ses journées à se promener sur les longs boulevards de la ville, cherchant désespérément du boulot. Il a également visité les clubs de foot parisiens pour leur proposer ses services. Deux mois plus tard, il était toujours sans emploi.

Le 3 novembre, Hirsch retournait à la gare du Nord pour rentrer en Allemagne. Il savait pertinemment qu’il n’avait aucun avenir possible là-bas.

Le train est arrivé à Karslruhe, mais Hirsch n’était plus à son bord. Rosa a contacté Ellen pour prendre des nouvelles de son petit frère, avant de découvrir qu’il n’était jamais descendu.

Une semaine plus tard, le 9 novembre, un adolescent juif polonais a tué un diplomate nazi. L’assassinat a servi de prétexte pour la Nuit de Cristal, qui a dévoilé toute la sauvagerie de l’Allemagne nazie. En l’espace de deux jours, des années d’antisémitisme croissant ont abouti sur une série d’attaques sur les Juifs allemands. À travers tout le pays, des foules ont brandi des torches et des haches autour des synagogues. Des lieux de culte ont été incendiés, de nombreuses boutiques ont été détruites et des familles juives se sont fait tabasser. Des centaines de Juifs ont été enlevés – dont Heinrich, l’oncle de Hirsch – pour être placés dans des camps de concentration.

Un mois plus tard, la famille de Hirsch demeurait sans nouvelle. En décembre, Ellen Hirsch a finalement reçu une lettre de son mari. Il avait été placé dans un institut psychiatrique français.

Dans le train qui le ramenait en Allemagne, Hirsch a fait une dépression nerveuse. Il était fermement convaincu qu’Ellen et ses deux enfants étaient morts. Au moment où le train est entré dans la gare de Commercy – une petite ville à l’ouest de Nancy –, Hirsch est descendu, avant d’errer dans les rues poussiéreuses de la ville. Quelque temps plus tard, il a été retrouvé dans une carrière de pierre située en bordure de la ville, couvert de sang et armé d’un couteau. Il venait de faire une tentative de suicide.

Ellen a envoyé son frère pour qu’il ramène Hirsch à Karlsruhe, mais ce dernier était dans un état déplorable. Le 5 mars 1939, comme sa mère avant lui, Hirsch a été emmené au sanatorium Illenau. À peine interné au sein de l’établissement, il fomentait déjà un plan pour s’échapper. Au cours des semaines suivantes, les docteurs lui ont injecté de fortes doses d’insuline, parfois jusqu’à le laisser sombrer dans un long coma.

Le 20 juin, la pluie a contraint les patients du sanatorium à faire des exercices dans le hall de l’établissement. Hirsch s’est alors éloigné du groupe pour s’enfuir, chaussé de simples pantoufles. Il n’a été retrouvé que deux heures plus tard, trempé jusqu’aux os, essayant désespérément de voler un vélo. Il avait prévu de rouler jusqu’à Karlsruhe pour rejoindre sa famille, à 50 kilomètres de là.

Le 1er septembre, l’Allemagne envahissait la Pologne. Hirsch est ressorti de l’hôpital 20 jours plus tard. Au cours de son séjour, il avait perdu 9 kilos. Si les docteurs n’estimaient pas qu’il était entièrement guéri, ils ne le considéraient pas comme un cas désespéré pour autant.

Quelques mois après sa sortie, des bus gris se sont garés devant le sanatorium pour embarquer des groupes entiers de personnes handicapées. Toutes ont été gazées au centre d’extermination de Grafeneck.

Le château de Grafeneck. Image via WikiMedia Commons

Le 21 octobre 1940, la gare de Karlsruhe était envahie d’officiers SS, hurlant des ordres à une foule de personnes confuses et frigorifiées. Quelques heures auparavant, on avait ordonné à ces gens – tous Juifs – de rassembler leurs affaires dans un petit sac et de ne pas prendre plus de 100 Reichmarks sur eux. Des familles entières ont été listées et envoyées dans différents trains à destination de Gurs, un camp de concentration situé dans le sud de la France. Ainsi, la population de la ville de Karlsruhe s’est vue réduite de près de 1 000 personnes.

Aucun membre de la famille proche de Hirsch n’était listé. Comme les enfants Hirsch étaient le fruit d’un mariage judéo-chrétien, ils étaient considérés comme des Mischling – une sous-catégorie de la « race juive » définie par le régime nazi, que l’on peut grossièrement traduire par « métis ». Cette appellation les plaçait dans une caste plus élevée que les Juifs « pur sang », ce qui leur a permis de ne pas subir les premières déportations. En tant que mari d’une femme aryenne, Hirsch jouissait des mêmes privilèges.

Les Hirsch savaient que les trains finiraient par revenir. Au fil du temps, la famille devenait de plus en plus ostracisée au sein de la population aryenne. Hirsch et sa femme se sont rapidement demandés comment sauver leurs enfants.

La première option envisageable était la fuite. Comme il était trop difficile de faire partir toute la famille, les Hirsch ont tenté de dissimuler leur héritage juif. Julius et Ellen avaient prévu de divorcer et de faire baptiser leurs enfants. Hirsch étant particulièrement réticent, il a fallu des nuits entières de disputes pour qu’il accepte de mener ce plan à bout. Le 2 décembre 1942, Ellen a repris son nom de jeune fille, Hauser, et Julius a déménagé dans le « foyer juif » de Karlsruhe.

Esther, la fille de Hirsch, n’était pas encore baptisée quand les trains sont revenus – le 1er mars 1943, à deux jours de son quinzième anniversaire. Alors que sa mère et son frère étaient en train de travailler, l’envie lui a pris de tenir compagnie à son père. Elle a quitté la maison seule pour se rendre au foyer, où Hirsch l’attendait.

Comme elle, son père arborait l’Étoile de David sur son manteau. Alors qu’ils marchaient près de la gare, ils sont tombés sur un homme qui portait un uniforme SS et possédait une liste remplie de noms juifs. Cette fois-ci, celui de Julius y était inscrit.

Le père et sa fille se sont quittés en pleurant – et Hirsch a embarqué à bord du train. Quelques jours après son anniversaire, Esther a reçu une carte postale. Son père avait réussi à lui écrire une lettre quand son train pour Auschwitz s’était arrêté à Dortmund.

Il avait 51 ans. Personne n’a depuis plus jamais entendu parler de lui.

La potence d’Auschwitz. Image via WikiMedia Commons

On n’a jamais vraiment su si Hirsch était arrivé à Auschwitz. Son nom n’apparaît pas dans les registres du camp de la mort. Après la guerre, il a été déclaré comme étant décédé le 8 mai 1945.

Le divorce et le baptême n’ont pas épargné les enfants Hirsch. Ils ont été déportés dans le tout dernier train qui a quitté Karlsruhe, le 14 février 1945. Les troupes françaises sont entrées dans la ville le mois suivant. Les enfants deHirsch ont été emmenés à Theresienstadt, un camp de concentration situé en Tchéquoslovaquie. Theresienstadt était une pièce centrale de la propagande nazie – ils y vantaient « l’humanité » de leur système de détention. Plus de 30 000 personnes y sont mortes, et 100 000 autres ont été déplacées à Auschwitz. Par chance, les enfants Hirsch ont survécu. Quelques mois après leur internement, en mai, les troupes russes libéraient tous les prisonniers.

Après la guerre, Ellen Hauser a repris son nom d’épouse. Elle est morte le 1er mars 1966, 21 ans après le décès de son mari.

De son côté, Gottfried Fuchs a échappé à l’Holocauste. Il a rejoint l’Angleterre, puis le Canada, où il s’est rebaptisé Godfrey Fochs. Il est mort le 25 février 1972, à l’âge de 82 ans.

La vie de Fritz Förderer – le dernier membre du trio magique d’attaquants du KFV –, a pris un tournant très différent. Après sa carrière de footballeur, il a officié en tant que coach pour une demi-douzaine d’équipes allemandes. Une de ces équipes se trouvait à Buchenwald, une ville qui abritait l’un des plus grands camps de concentration du pays.

Les joueurs de Förderer faisaient partie de la troisième division SS Totenkopf, qui est responsable de la mort de 56 000 personnes. Förderer avait rejoint le parti nazi en 1942. Il est mort d’une maladie 10 ans plus tard.

Aujourd’hui, l’Holocauste est une partie centrale du programme scolaire des écoliers allemands. Dans le cadre de leurs études, de nombreux élèves visitent Dachau, Buchenwald et d’autres camps tristement célèbres. À une époque, les Allemands partageaient une certaine honte nationale, mais au fil des générations, le sentiment de culpabilité commence à s’estomper.

L’Allemagne moderne est bien évidemment différente que ce qu’elle était sous le régime nazi. Aujourd’hui, c’est une terre d’immigration avec un taux de natalité en berne. À un certain niveau, le futur de l’économie du pays dépend de la croissance démographique assurée par l’immigration. Une part importante du débat national tourne autour de l’intégration des migrants – et par extension, de la définition de « l’Allemand ».

Le football joue un rôle intéressant dans ce débat. L’Allemagne possède la plus grande fédération de football au monde, et compte environ sept millions de licenciés. La plupart des joueurs jouent en 9ème, 10ème ou 11ème division. Dans ces divisions inférieures – là où les divisions de la société sont les plus visibles et où les équipes revêtent souvent une identité ethnique –, le football permet de définir une identité de groupe. En 2013, un petit club semi-professionnel, le Berliner AK 07, a fait les gros titres en battant Hoffenheim, un club professionnel. Au-delà de sa performance sportive, le Berliner AK revendique une identité turquo-germanique.

C’est là que l’héritage de Hirsch entre en jeu. Durant les 60 années qui ont suivi sa mort, personne n’a parlé de lui – mais aujourd’hui, il est devenu un symbole de la monstruosité de l’ancien régime. Les nazis ont assassiné un de leurs patriotes, un représentant d’une société multiculturelle – une société où l’intégration peut conduire à un titre de champion d’Allemagne et des matches àdix buts.

Depuis 2005, la DFB décerne le Prix Julius Hirsch aux groupes ou aux individus qui représentent « la sainteté de la dignité humaine, qui combattent l’antisémitisme et le racisme » et s’opposent à l’exclusion, promeuvent la diversité face à la xénophobie et aux discriminations. Andreas Hirsch, le petit-fils de Julius, fait partie du jury.

L’année dernière, le prix a été présenté à Gelsenkirchen, pas très loin de Dortmund, où Hirsch avait rédigé une carte d’anniversaire pour sa fille. La cérémonie a pris place dans un bâtiment décoré de bannières illustrant le dernier voyage de Hirsch, de Karlsruhe à Auschwitz. Un groupe de supporters du Bayern Munich, les Schickeria, a remporté un prix pour avoir fait connaître l’histoire de Kurt Landauer, l’ancien président du club qui a passé la guerre en exil, avant de relancer le Bayern.

Karlheinz Rummenigge, le président actuel du Bayern, a remercié les Schickeria. Il a déclaré que lorsqu’il jouait pour le Bayern dans les années 1970 et 1980, l’histoire de Landauer était presque inconnue. Simon Muller, le représentant de Schickeria, a reçu la récompense vêtu d’un T-shirt, sur lequel on pouvait lire : « No Mensch ist illegal » – Personne n’est illégal. Des centaine de personnes l’ont applaudi, et le groupe d’un lycée local a joué « Hallelujah » de Leonard Cohen. Tout ça sous l’œil bienveillant de Hirsch, dont un immense portrait était affiché à l’arrière de la scène.

J’ai reconnu l’image. Elle était tirée d’une photo présentant l’ensemble de l’équipe du KFV de 1910. Les joueurs venaient de remporter le titre de champion après avoir vaincu Holstein Kiel. Sur l’image, Hirsch est assis sur un fauteuil, les jambes croisées. Il est vêtu d’un élégant costume trois pièces. Ses lèvres esquissent un sourire fier. Il est jeune. Il est plein de vie. C’est un champion allemand.