La vie de médecin légiste en Poitou-Charentes

Scène de crime à la campagne. Les premières constatations et les premiers prélèvements sont placés dans des sacs en kraft pour de futures études ADN. Toutes les photos sont publiées avec l’aimable autorisation de Michel Sapanet

« Je suis le premier à regarder les séries américaines, je trouve ça fascinant. Sans doute aussi parce que j’adorerais travailler dans un laboratoire aux néons bleus, avec un équipement digne de la NASA. » Michel Sapanet est médecin légiste. C’est lui que la Gendarmerie Nationale appelle à 3h du matin quand elle retrouve trois macchabées dans un champ, quand un squelette est déchargé d’une déchetterie ou quand le parquet doit trancher sur une sombre histoire de police d’assurances. Conformément à ses souhaits, il travaille dans un laboratoire éclairé par des néons bleus, au CHU de Poitiers.

Entre deux clients, il prend le temps de parler de son métier qui le place tous les jours face à la mort et à son mystère. Il a tiré trois livres de son expérience, sobrement intitulés Chroniques d’un médecin légiste , Les nouvelles chroniques d’un médecin légiste et Autres chroniques d’un médecin légiste. Pour révéler ce mystère, Sapanet fait parler les morts et vise à leur rendre leur humanité – tout en s’interrogeant sur l’autre monde : celui des vivants.

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VICE : Vous dites qu’on n’est jamais déçu par le pire, à condition de l’avoir imaginé.
Michel Sapanet :
Il y a toujours une première fois : le premier carambolage ou le premier corps disloqué par un TGV. Vous n’êtes pas préparés, vous êtes plongés dedans et vous n’avez pas d’autre choix que de faire face parce que vous commencez. Le pire est toujours possible et il faut l’envisager, sinon vous allez être inhibé. Il y a quelques années, un accident dantesque avait eu lieu sur l’A10. Tout avait cramé. Avant même de compter les morts, j’ai dû parcourir les 450m de la scène dans les deux sens pour m’imprégner de ce à quoi j’allais être confronté. Le côté massif et monstrueux de l’accident m’a perturbé. Je m’imaginais devoir gérer une catastrophe nucléaire, un attentat ou un crash aérien. Ce conditionnement est fondamental.

Les équipes avec qui vous travaillez et vous-même partagez un humour (noir, évidemment) et une distance vis-à-vis des événements. Ce filtre psychologique apparaît indispensable.
Pour moi il l’est. Pour les autres ? sans doute. Il y a très peu de déprimés dans ce métier ( rires). La distance vis-à-vis des événements est réelle mais elle existe surtout envers le corps qu’on va autopsier. L’autopsie est un acte d’une violence suprême. Quand on vous amène un corps qui a reçu huit coups de couteau, vous ressentez la violence qu’il y a derrière cet acte. Et l’autopsie en rajoute une autre, car ce corps, vous l’ouvrez, vous en enlevez les organes les uns après les autres jusqu’à ce qu’il ne reste qu’une carcasse vide, comme un animal. Sauf que c’était un être humain. Vous l’avez fait pour déterminer les circonstances et raconter l’histoire de cette mort. C’est la vérité que vous devez à cette personne et à la société. Si vous vous dites que vous êtes en train de découper un individu en tranches, c’est psychologiquement intenable.

Le territoire sur lequel vous exercez (la région Poitou-Charentes) est digne d’un roman de Simenon, avec ses parties de chasses, ses marais et ses grandes maisons bourgeoises. Pour certains, c’est une image de la France rassurante, stable et équilibrée. Pourtant, on a toujours l’impression qu’en grattant un peu sous le vernis, on découvre quelque chose de terrifiant. Le ressentez-vous également ?
Absolument, cela m’a surpris d’ailleurs. A l’origine je viens de Nantes, qui comme n’importe quelle grande ville, a ses quartiers sensibles et ses problèmes de violence. En venant à la campagne, je me disais qu’il ne se passerait pas grand-chose. Sauf qu’une de mes premières affaires était un règlement de comptes entre toxicomanes qui s’est réglé au fusil de chasse, dans un bled de 200 habitants et en pleine cambrousse.

À la longue, j’ai réalisé que la mort violente était causée par des gens que les victimes connaissaient et fréquentaient : la famille, les copains de beuverie, les collègues. Le risque de rencontrer un tueur en série est totalement négligeable comparé au risque du repas de famille un peu arrosé qui tourne mal. Le type qui, pendant le dîner du dimanche, prend un couteau et poignarde son gendre, c’est le genre d’histoire qui arrive souvent.

Vous vous occupez des morts mais aussi des vivants : que pouvez-vous dire sur l’évolution des causes de violence au quotidien ?
Les cas les plus marquants concernent la violence conjugale ou au sein des familles, notamment envers les enfants. 80 % des procès d’assises concernent la violence sexuelle intra-familiale. Depuis 2012, la salle Mélanie (cellule d’écoute des enfants victimes d’agression sexuelles et physiques) est en place à Poitiers. Je me disais qu’on aurait peut-être une quarantaine de cas par an, pas plus. Au final, on se retrouve avec plus de 180 cas. Le sexe et la violence vont souvent de pair. A l’intérieur du cercle familial, c’est ce qu’il y a de pire.

La turbulette d’un jeune enfant mort de malnutrition, caché par ses parents après son décès puis enterré dans un bois, retrouvé deux ans plus tard, mise à sécher dans la salle d’autopsie.

Certains morts ne retrouveront jamais leur identité, malgré tous vos efforts et les portraits-robots, comme l’X de Dissay. Comment gérer ce sentiment d’échec ?
Il n’a pas encore retrouvé son humanité, on ne désespère jamais. Même si dans ce cas précis, je me dis que c’est foutu, surtout parce que c’est une histoire ancienne… qui remonte au siècle dernier. Vous parlez d’échec : pour le légiste, c’est être persuadé d’avoir à faire à une mort criminelle quand l’ensemble des investigations – y compris les siennes – ne permet pas d’identifier l’auteur du crime, comme le dossier Olivier Fargues. C’est un étudiant qu’on avait retrouvé dans un sac poubelle. La quantité de traces génétiques est monumentale mais il n’y a rien qui sort. On sait tout : quoi, quand, comment, sauf le coupable.

Dans ce contexte, il faut le prendre comme une situation d’attente et pas comme un échec. Rien n’est jamais perdu, une piste peut remonter grâce à un témoignage inattendu. D’autant plus que les juges et les personnes qui travaillent pour la justice sont des teigneux.

Demain, s’il y a un accident en bas de chez moi, les pompiers arrivent et tout est ramassé et nettoyé dans l’heure. La plupart du temps, la mort est une rumeur ou quelque chose de totalement déconnecté du quotidien. Et quand ça arrive, on ne la supporte pas.
On n’est pas plus ou moins confronté à la mort qu’avant. On peut penser que c’est la différence avec les générations de nos parents ou grands-parents, surtout à cause des guerres, mais à côté de ça, les homicides ne sont pas plus nombreux. Ce qui change, c’est la médiatisation : regardez le crash des hélicoptères cette semaine, c’était la même chose pour le carambolage de l’A10 dont je vous parlais. Pendant deux jours, ça a tourné en boucle dans tous les journaux. Puis il y a eu un incendie dans un wagon dans l’Est de la France : six morts. La boucle a changé et on n’a plus jamais entendu parler de l’A10. Pour moi, la répétition des images de catastrophes est pathologique et anormale. Il n’y a aucune réflexion ni analyse, c’est terrifiant.

Des plaies par coups de couteaux ont été prélevées et placées dans des pots de formol puis mis sous scellés

J’insiste car certains comportements sont symptômatiques. Je pense au journaliste de faits divers qui voulait absolument assister à une autopsie mais qui n’a pas tenu deux minutes. C’est la même chose avec les accidents de voitures : il y a un bouchon parce que les gens ralentissent, ils veulent voir combien il y a de voitures, comment elles sont encastrées, comme s’ils avaient besoin de se faire un idée ou un scénario. Par contre, si quelqu’un leur disait : « Descendez et je vous montre trois corps décapités et un éventré », personne ne broncherait.
Tout à fait. Vous savez, j’ai longtemps pensé que le succès des faits divers s’expliquait par notre côté voyeur. Je fais beaucoup de conférences, notamment une qui s’appelle : « Médecin légiste, la réalité est-elle pire que le fantasme ? ». A chaque fois je demande au public pourquoi il est là. J’ai l’impression qu’en apprenant sur la mort, il se familiarise avec l’idée de sa propre mort. Et finalement, c’est rassurant, car cela fait partie de la condition humaine.

Vous ne portez aucun jugement sur les crimes parfois abominables que vous découvrez. J’ai l’impression que cette pudeur va avec votre second degré. Comment ne pas se dire que le genre humain est sans espoir ?
Pour moi, c’est surtout du fatalisme. Personnellement, je suis fasciné par le psychisme. Pendant un procès, quand vous avez un expert psychiatre qui se met au niveau de l’audience et qui arrive à expliquer le passage à l’acte, pourquoi et comment les pensées tournent en boucle dans l’esprit pour exploser littéralement, c’est passionnant parce que c’est un miroir du comportement humain. Au delà de la psyché, l’Homme est un animal qui se laisse dominer par ses hormones, par son cerveau reptilien, primitif. Quand vous avez ces trois éléments-là et que vous rajoutez une dose d’alcool ou de drogue, ça donne quelque chose de terrifiant. Enfin, remarquez que l’Homme est la seule espèce sur Terre qui affronte le danger au lieu de le fuir. C’est incompréhensible.


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