Le 11 mars 2011, au Japon, un tremblement de terre de magnitude 9,0 a engendré un tsunami dévastateur pour le pays – plus de 18 000 personnes ont perdu la vie –, et déclenché l’accident nucléaire de Fukushima.
Lorsqu’on entre dans la galerie parisienne Le 247, on tombe immédiatement sur des photos de villes dévastées et abandonnées. Dans une salle en particulier, très sombre et en sous-sol, on trouve des photos prises de nuit, accompagnées d’une ambiance sonore angoissante : les extraits – des sirènes, des appels au micro, des bruits de vagues – ont été enregistrés sur place par les deux photographes à l’origine de l’exposition.
Carlos Ayesta et Guillaume Bression se sont rendus sur place pour documenter et illustrer les conséquences de cette catastrophe nucléaire, classée au même niveau de gravité que celle de Tchernobyl. J’ai pu rencontrer Carlos Ayesta et discuter avec lui de cette expérience, de son ressenti et de la vie dans une zone irradiée.
VICE : Quand êtes-vous arrivé à Fukushima pour la première fois ?
Carlos Ayesta : Mon collègue Guillaume Bression habite au Japon, il est correspondant pour France 24 et il a vécu les événements du 11 mars 2011 de l’intérieur, il est très vite allé sur place. Quelque temps après, il m’a proposé de faire une série de photos et nous y sommes allés en décembre 2011. La première série, on l’a faite la nuit : on voulait montrer ces villes abandonnées, où les gens n’ont pas eu le temps de prendre leurs affaires avec eux. On a utilisé des lumières artificielles pour souligner à quel point ces villes étaient désertes.
Bien évidemment, on s’est concentré sur la zone autour de la centrale, mais à l’époque ça avait été délimité un peu n’importe comment : au début c’était un no man’s land de 20 km mais au fur et à mesure, les zones ont été redélimitées par rapport aux taux de radiation. Il fallait que les autorités fassent les mesures nécessaires, c’était très compliqué à cette période-là, car c’était juste après l’accident et ils ont fait un peu comme ils ont pu. Ils n’étaient pas du tout préparés à un accident de cette ampleur.
Vous avez donc fait plusieurs séries ?
Oui, nous en avons fait six séries en tout. Après la série de nuit, on a fait une série qui s’appelle Mauvais Rêves ? ; c’était deux ans après la catastrophe et on voulait montrer cette peur de la radioactivité. On a mis en scène ces photos, en utilisant des plastiques pour représenter le côté invisible de la radioactivité. On a également utilisé le plastique pour marquer les « frontières » : certaines villes ont été fermées, mais d’autres ont été « coupées en deux ». Par exemple, la ville de Nami était, à l’époque, à moitié fermée : les gens pouvaient circuler dans une moitié de la ville mais pas dans l’autre. Mais la radioactivité existait de partout, après il s’agissait d’une question de taux. Et c’est le problème : les gens se créent leurs propres peurs, parfois démesurées, et quelquefois ça peut être plus dangereux que la radioactivité elle-même.
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Après Mauvais Rêves ?, on a fait une autre série quatre ans après la catastrophe. C’est une série sur la nature qui reprend ses droits, où on voit les conséquences visibles de ce genre de catastrophes qui sont matérialisées par l’abandon des villes et la nature qui reprend le dessus.
Ensuite, nous avons fait la série Revenir sur nos pas, où on a cherché à montrer le choc émotionnel et visuel que les gens ont vécu lorsqu’ils sont retournés dans leurs anciens lieux d’habitation. Toutes les personnes sur les photos sont des habitants de la région, certains étaient restaurateurs, d’autres coiffeurs… Chaque personne a son histoire.
Pour la série suivante, on s’est concentrés sur des objets qu’on trouvait dans la zone : on les photographiait par terre sur le bitume car on n’avait pas le droit de les sortir de la zone.
La dernière série était basée sur les déchets radioactifs. Un peu partout dans la région, on trouve ces sacs noirs remplis de déchets. On a appelé cette série « 25 millions de mètres cubes », car c’est l’estimation globale de la superficie des déchets radioactifs. Pour l’instant, ils sont éparpillés un peu partout autour de Fukushima, mais l’idée c’est de tous les rassembler dans la zone la plus radioactive, loin de la population. Après, ça n’a pas été fait parfaitement : au début, les sacs utilisés étaient faits dans un matériau pas terrible, du coup ça fuyait dans la terre. Maintenant, ils les enroulent de bâches pour éviter les écoulements.
Pourquoi avoir décidé de mettre certaines photos en scène ?
Depuis le début on cherchait un autre moyen de montrer cette catastrophe, on cherchait à avoir une approche à la fois documentaire et artistique. On voulait faire passer un message autrement. On voulait montrer qu’il y a différentes réalités et parfois, avec les photos journalistiques, on ne peut pas tout montrer. C’est pour ça qu’on a décidé de toujours utiliser des lumières artificielles mais en gardant un côté documentaire : pour chaque photo de la série Revenir sur nos pas, il y a un témoignage qui l’accompagne. Ces témoignages sont bien réels, les lieux sont en l’état, on ne les a pas touchés ou mis en scène, tout est resté en place depuis la catastrophe.
Dans cette série-là, on a voulu montrer différents aspects de la vie : quelqu’un qui fait ses courses, quelqu’un assis dans un restaurant… Mais au milieu d’une zone dévastée. Ces endroits étaient pleins de souvenirs pour ces gens, et ces souvenirs sont devenus presque hostiles. On a essayé de recréer différentes facettes de la vie qui finalement n’existent plus.
Est-ce qu’une série en particulière a été marquante ?
Toutes. La première série, l’arrivée sur place a été marquante ; après, la rencontre avec les habitants de Fukushima a été très importante pour nous. On a écouté leurs histoires, on a partagé des choses avec eux, parce qu’à l’époque, dans la zone, à part quelques animaux qui se baladaient en liberté, il n’y avait quasiment plus de vie du tout. Mais ce n’est plus le cas maintenant car il y a eu un énorme travail de décontamination dans la région, beaucoup de gens travaillent dans la zone. Et beaucoup de villes ont été à nouveau ouvertes aux habitants. Après, les gens ne sont pas forcément revenus, car il n’y a plus de commerces, plus rien, mais c’est possible de revenir y vivre. Quand on compare avec Tchernobyl, par exemple, où la zone est restée quasi déserte depuis 30 ans, Fukushima a évolué et continue d’évoluer.
Est-ce que ça a été compliqué pour les habitants que vous avez photographiés de revenir sur leurs lieux d’habitation ?
La plupart étaient déjà revenus, car ils avaient des pass pour aller chercher des affaires. On a juste eu une ou deux personnes qui étaient très émues de revenir car, pour certains, ils n’étaient pas là lors de l’accident.
Sur quoi porte généralement votre travail ? Cela a-t-il été compliqué pour vous de photographier Fukushima ?
J’ai pas mal travaillé sur des sujets très différents, sur l’architecture, la politique, sur plein de choses, j’aime un peu tout. Avec Guillaume, on a décidé rapidement de faire ce projet sur Fukushima, car pour nous c’était une histoire très importante à raconter. On s’est sentis concernés, c’est une histoire humaine et compliquée. On a essayé de montrer cette histoire de la manière la plus fiable aussi, car avec n’importe quel type de photos, on peut mentir. On voulait montrer ce qu’on avait vu – et ressenti, notamment avec la série Mauvais Rêves ? et le plastique.
Merci, Carlos !