Culture

Le label belge qui ressuscite la rumba congolaise des années 1950 à 1970

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À l’occasion du Black History Month, on revient sur l’histoire de la diaspora africaine, on célèbre sa culture et on creuse les questions que soulèvent le colonialisme.

Aujourd’hui Kinshasa, le Léopoldville des années 1950 et 1960 – époque Congo belge – est le lieu clé de l’émergence des nouvelles musiques africaines. Le son congolais moderne est arrivé avec la création de labels gérés par des étrangers qui avaient pour but de développer les talents locaux. Influencé·es par les 78-tours de groupes latino-américains et européens qui passaient à la radio, les Congolais·es se sont mis·es à laisser leur propre empreinte musicale sur la musique actuelle.

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Malheureusement, à l’époque, la musique ne sortait que sur des disques de 78 tours, un format fragile qui n’est d’ailleurs plus utilisé aujourd’hui. Ceci implique qu’une grande partie de cette histoire a été perdue. Grâce aux restaurations, aux compilations et à la collecte d’informations en collaboration avec des passionné·es, collectionneur·ses et membres des familles des artistes, Planet Ilunga tente de raconter l’histoire d’artistes qui ont été les piliers de cette scène musicale. L’objectif est d’étudier intensivement l’histoire de la rumba congolaise, la préserver et la partager.

VICE est allé digger dans la collection de Planet llunga et s’est entretenu avec son fondateur, Bart Cattaert (34 ans).

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78 tours African Serie.

VICE : Salut Bart. Comment t’est venue l’idée de créer ce label?
Bart : Je pense que la musique congolaise possède le patrimoine musical le plus riche du monde, des années 1950 à la fin des années 1970 et ce, tant en termes de qualité que de quantité et d’influence sur la musique d’autres pays africains. Avec Planet Ilunga, je veux apporter ma modeste contribution à l’archivage, à la documentation et au partage de cette période fascinante, car ces archives sont précieuses et mal conservées. Par exemple, je veux compiler des sélections qui racontent l’histoire d’un·e certain·e artiste, label, période ou thème de manière structurée, en prêtant beaucoup d’attention à l’exactitude de l’information de fond, et en collaborant avec les familles des artistes, des historien·nes et des mélomanes (congolais·es).

Le label, c’est aussi un autre récit, un récit plus positif pour un pays qui apparaît souvent dans les médias sous un angle négatif : guerre, politique, pauvreté, fraude, corruption, etc. J’accorde également de l’attention à l’évolution de la langue utilisée dans les chansons. En analysant les paroles, c’est intéressant de reconstituer l’histoire. La majorité des chansons sont en lingala, mais aussi en kikongo, tshiluba ou d’autres langues congolaises. Aussi, jusqu’à la fin des années 1960, on entendait régulièrement de l’espagnol, et parfois même un ersatz de l’espagnol. Comme le roi de la rumba Franco Luambo l’a dit un jour : « Quasi personne ne comprenait l’espagnol, alors on prenait juste un dictionnaire pour y chercher des mots qui sonnaient bien et on les utilisait sans trop se soucier de leur signification. »

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© photo Jean Depara, ‘Ballerines assises sur un pagne de Gaulle’ Léopoldville 1955-1965, Revue-Noire

En fait, qu’est-ce qui distingue la rumba congolaise de la rumba cubaine ?
La rumba congolaise est le nom général donné aux diverses inspirations que les Congolais·es ont tirées de la musique d’Amérique latine comme le Bolero, le Calypso, le Merengue, le Cha Cha Cha ou le Tango, des genres musicaux arrivés à Léopoldville sur des 78 tours importés. Les Congolais·es se sont identifié·es à ce son, puis ont créé leur propre rumba. Il ne faut pas oublier que les rythmes latino-américains avaient déjà été influencés par la musique africaine auparavant. D’ailleurs, la rumba est un produit de l’échange musical de la traite négrière entre l’Afrique et Cuba au XVIIIe siècle.

« L’indépendance a bien sûr été un tournant dans la musique populaire du Congo. »

Mais par rapport à la rumba latino-américaine, les musicien·nes congolais·es utilisent la guitare acoustique et plus tard électrique (introduite au Congo par le musicien belge Bill Alexandre) à la place du tres cubain. Du coup, certains guitaristes de l’école de jazz africaine tels que Docteur Nico et Tino Baroza ont développé le style et le son uniques du caractère excitant des riffs de rumba congolais. Une fertilisation fructueuse qui s’est faite par croisement entre différents genres musicaux et influences de différents continents. Avec cela, les Congolais·es se sont mis au travail et ont produit la première musique locale “populaire” depuis la fin des années 1940.

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Image d’ambiance du magasin A&B Papadimitriou à Léopoldville : à gauche, les mannequins qui défilaient avec les derniers pagnes. À droite, les musiciens du label Loningisa. © Georges Antippas

Vos disques sont des compilations de divers labels et artistes de l’époque. Quelle était l’importance de ces labels ?
À Léopoldville, les six principaux labels, Olympia, Ngoma, Loningisa, Opika, CEFA et Esengo, étaient tous entre les mains d’étrangers. Des groupes locaux ont alors émergé de ces labels. Chaque label était responsable de l’achat des instruments et de la mise à disposition des studios, car les musiciens eux-mêmes n’avaient pas les moyens. Pour vous donner une idée, ces six grands labels ont estimé qu’ensemble, ils ont à peu près sorti 6000 releases entre la fin des années 1940 et la fin des années 1950. Je dirais que 90 % de ces chansons n’ont jamais été rééditées depuis leur sortie originale.

À la base, certains de ces labels étaient à la base des magasins où on vendait de tout, genre des vêtements, des tissus ou des vélos. Quand une scène musicale dynamique a alors émergé, des entrepreneurs étrangers ont vu une opportunité pour aggrandir leur capital en se lançant dans l’édition musicale. Par exemple, en 1950, deux cousins Grecs, Basile et Athanase Papadimitriou, ont investi, à côté de leur magasin A&B Papadimitriou, dans un studio et des instruments, ce qui a conduit à la création du label Loningisa. C’est de là que naîtra le groupe légendaire O.K Jazz et que la deuxième plus grande école de rumba après l’African Jazz verra le jour.

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African Jazz en 1961 avec entre autres Grand Kalle, Dechaud, Docteur Nico, Rochereau, Roger Izeidi.

Les deux premières compilations de ton label sont d’ailleurs consacrées à l’école African Jazz.
Le premier album de Planet Ilunga se concentre sur l’African Jazz et Joseph “Grand Kalle” Kabasele, et contient des chansons des années 1950 et 1960. La deuxième compilation est une sélection de chansons des groupes Rock-a-Mambo et de l’African Jazz sortis sur le label Esengo.African Jazz a été le premier orchestre entièrement professionnel du pays. Leur succès est dû à leur son moderne, un mélange, entre autres, des influences musicales de Kabasele sur l’océan Atlantique et des influences locales, mais aussi parce que le groupe a été le premier à utiliser le terme « Jazz » dans leur nom ; non pas parce que c’était du jazz, mais plutôt pour désigner la modernité de leur musique.

« Les labels ont mené le développement de la première musique pop centrafricaine, mais ce sont les bars de Léopoldville qui ont donné vie à la scène. »

Quelle était l’importance des clubs à l’époque ?
Les labels ont mené le développement de la première musique pop centrafricaine, mais ce sont les bars de Léopoldville qui ont donné vie à la scène. Au milieu des années 1950, il y avait des dizaines de bars en constante expansion dans la capitale. OK Bar en faisait partie. À l’époque, les propriétaires de bars recherchaient des lives pour dynamiser l’atmosphère. Franco et compagnie étaient dans le studio pendant la journée, mais Papadimitriou leur donnait la permission de tester leurs talents en soirée devant un public au OK Bar. Ils sont rapidement devenus connus et ils avaient besoin d’un nom, et ils ont choisi O.K Jazz, en référence au bar. Leur slogan des premières années, c’était: « On entre OK, on sort KO »

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© photo Jean Depara, ‘Le Band de Franco (à droite)’ Léopoldville 1956, Revue-Noire.

Le colonialisme a-t-il joué un rôle majeur dans la rumba congolaise?
Les chansons de rumba congolaise parlent principalement d’amour, d’amitié, d’intrigues, de la vie urbaine et de tout ce qui va avec. À partir des années 1960 et plus tard, lorsque d’autres influences musicales sont apparues, les paroles ont commencé à jouer un rôle de plus en plus important, avec plus de critiques sociales, mais toujours sur des mélodies joyeuses. Bizarrement, il n’y a pas beaucoup de références au colonisateur, même après l’indépendance.

Il y a quand même quelques exemples. Dans « Kingotolo Mbuta Ngani Mbote » (1961) de O.K. Jazz, Franco dépeint les dirigeants belges comme des gens sans vergogne qui ont pillé son pays. « Ata Ndele », une chanson du culte Adou Elenga, sortie au milieu des années 1950, pourrait être considérée comme une critique prudente de la colonisation. Il chante notamment « Tôt ou tard, le monde changera. » Et en 1973, Franco sort « Mambu Ma Miondo » appelant à l’indépendance de l’Angola, du Mozambique, de la Rhodésie (Zimbabwe) qui, à cette époque, étaient encore sous le contrôle du Portugal.

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© O.K Jazz en 1960, Liberaal Archief.

L’indépendance a bien sûr été un tournant dans la musique populaire du Congo. Ce fut le début de l’autonomie. Thomas Kanza, pionnier de la lutte pour l’indépendance, a réussi à faire jouer des musicien·nes congolais·es aux réceptions et dans les hôtels de la ville lors de la table ronde de 1960 à Bruxelles. Des membres de l’’African Jazz & de l’O.K. Jazz ont fait leur premier voyage en Europe. Pendant les mois où iels étaient là, iels ont visité des studios belges où ont été surpris par la supériorité des installations par rapport aux leurs. Ça leur a donné un énorme boost créatif et l’envie de créer leurs propres labels. Ainsi, au début des années 1960, le premier label fondé par un Congolais est né : Surboum African Jazz de Joseph Kabasele.

Le ton était donné et au cours des années suivantes, de plus en plus de grand·es artistes congolais·es comme Franco, Docteur Nico, Rochereau ont commencé à créer leurs propres labels. Avec l’indépendance, le pouvoir des propriétaires de labels étrangers a diminué.

Revenons à ton label. Que pouvons-nous attendre de la Planet Ilunga?
Il y a une nouvelle compilation qui vient de sortir avec des chansons restaurées de Franco et de l’O.K Jazz des années 1960 et 1970. Il y a aussi une réédition d’un disque de Lee ‘Scratch’ Perry qui a collaboré avec deux Congolais à la fin des années 1970 : Seskain Molenga et Kalo Kawongolo, dans son studio Black Ark en Jamaïque (juste avant d’y mettre le feu) pour un disque reggae obscur, mais très bon. À la fin de l’enregistrement, la bande a été endommagée ou sabotée. En collaboration avec le label Roots Vibration, j’ai remasterisé l’album et en mars, il sortira sur les deux labels. Vous pouvez lire l’histoire ici. J’attends également avec impatience la sortie du documentaire « The Rumba Kings », un film d’Alan Brain sur la rumba congolaise. Ce film devrait enfin sortir cette année.

Vous pouvez trouver et écouter les autres releases de Planet Ilunga ici.

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