Il y a quelques semaines, lors d’une réunion au Panama, Pierre Lapaque, le représentant régional de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (UNODC) pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre, faisait une déclaration fracassante et très médiatisée : « Le futur marché de la drogue sera en Afrique ».
Comme VICE l’expliquait dans son reportage Lines in the Sand, diffusé sur HBO, Lines in the Sand, une part grandissante de la drogue consommée en Europe de l’Ouest transite désormais par l’Afrique de l’Ouest, pour éviter les contrôles de douane, enrichissant au passage des groupes de bandits, terroristes et / ou djihadistes. Pierre Lapaque décrypte ces systèmes et nous explique aussi comment l’évolution de la société dans ces régions peut faire de l’Afrique non plus un seul espace de transit mais aussi un terrain de consommation.
Videos by VICE
VICE News : Pourquoi pensez-vous que l’Afrique peut devenir le nouveau marché de la drogue par excellence au niveau mondial ?
Pierre Lapaque : C’est assez simple. Généralement, un consommateur de drogues est un homme de moins de 25 ans. Les marchés Nord-Américains (Canada, États-Unis) et l’Europe sont complètement saturés, il est difficile d’avoir une marge de progression sur un plan économique, de trouver de potentiels acheteurs pour les trafiquants. Il faut donc partir à la recherche de marchés émergents. Le futur du commerce des drogues, sera dans des régions où une marge importante de la population a moins de 25 ans, et a un pouvoir d’achat qui ne cesse de croître. On se tourne donc naturellement vers l’Afrique. En Afrique aujourd’hui, 50 pour cent des habitants ont moins de 25 ans. Et comme le continent se développe économiquement, les gens auront un pouvoir d’achat, et donc potentiellement, un accès à la drogue de plus en plus important. C’est potentiellement un marché économique énorme, il me semble naturel de penser que l’Afrique pourrait être le futur marché de la drogue dans le monde.
Une partie de cette cocaïne est vendue en Afrique de l’Ouest dans le but d’y développer un marché de drogués.
Comment expliquer l’intensification du trafic de drogue en Afrique ?
L’Afrique a été identifiée comme zone tampon. Avant, pour alimenter le marché européen, il y avait un transport direct depuis les pays producteurs en Amérique latine vers les pays de consommation. Les forces de police et de douane ont été efficaces, les trafiquants ont donc dû chercher des zones de rebond pour pouvoir continuer à alimenter les marchés européens. L’Afrique de l’Ouest s’est naturellement proposée, par sa forte instabilité politique, parce que les lois ne sont pas toujours appliquées et parce que la gouvernance n’est pas toujours ce qu’elle devrait être. Tous ces facteurs « positifs » pour les réseaux criminels ont été identifiés par les trafiquants. On estime que de 35 à 40 tonnes par an transitent dans la région.
Comment se déroule le trafic ?
La moitié de la drogue part directement vers l’Europe de l’Ouest tandis qu’une autre partie est stockée dans la sous-région. D’abord pour garder les prix au cours estimé — environ 80 à 100 euros le gramme de cocaïne dans les capitales européennes — on évite d’arroser le marché. Ensuite, parce que quand il y a des saisies, il faut qu’il y ait du stock, pour permettre un fonctionnement à flux tendu. On réapprovisionne régulièrement le marché. C’est une approche complètement économique. Enfin, une partie de cette cocaïne est vendue en Afrique de l’Ouest dans le but d’y développer un marché de drogués. On estime qu’il y a entre un million et demi et trois millions de drogués dans la région.
Est-ce qu’il y a des liens entre trafic de drogue et djihadisme ?
C’est un sujet particulièrement sensible. Les groupes djihadistes ont besoin de financements, et [ils ont besoin] que ces financements proviennent de différentes sources. Auparavant, l’une des sources, c’était les demandes de rançon, mais avec la radicalisation [des groupes djihadistes] on demande de moins en moins de rançons, les groupes se sont orientés vers les exécutions des otages, or un otage décédé ne rapporte rien. Il faut trouver une alternative pour les financements. Certains groupes font d’abord du transport [de drogues] et d’autres se sont impliqués dans le trafic [achat et revente de drogues]. Beaucoup de groupes sont impliqués dans des trafics, au sens général. Ça peut être des trafics de cigarettes. Il ne faut pas oublier que Mokhtar Belmokhtar [le chef du groupe terroriste al-Mourabitoune qui vient de prêter allégeance à l’organisation État islamique], avait comme surnom « Monsieur Marlboro » parce qu’il était impliqué dans le trafic de cigarettes. Et on glisse naturellement d’un trafic vers l’autre, on voit certains groupes s’impliquer plus que d’autres là-dedans, mais c’est un monde totalement flou. Tout ce qu’on peut dire, c’est qu’ils sont tous plus ou moins impliqués d’une manière plus ou moins importante dans un ou des trafics.
À lire : Pourquoi des narcos ont balancé une tonne de cocaïne au large de la Belgique ce week-end ?
Quelles mesures prennent les États africains concernés pour lutter contre ce phénomène ?
Ils sont complètement impliqués. Les États connaissent les liens entre les groupes djihadistes et les narcotrafiquants. Ils sont en danger car les djihadistes ont un pouvoir de frappe beaucoup plus important. La communauté internationale vient en appui des États de la sous-région pour déterminer ces mesures. Il faut travailler sur la problématique de la prévention du terrorisme et de la corruption pour s’assurer que cet environnement soit le moins accueillant possible pour les criminels. Mais il n’y a pas de panacée.
Est-ce que les opérations françaises au Sahel, Serval et Barkhane, ont joué un rôle dans la lutte contre le trafic de drogue ?
Durant l’opération Serval [NDLR, de janvier 2013 à juillet 2014], les groupes narcos qui utilisaient la zone nord malienne ont dû de facto arrêter leurs activités. Il y a eu un ralentissement parce que c’est une zone de guerre. Maintenant on est revenus à une activité plus normale, les gens peuvent se déplacer de manière plus normale. J’ai peur que le trafic ait recommencé. Barkhane est d’abord impliqué dans la lutte contre le terrorisme mais s’ils ont une information sur un convoi de drogues ils interviendront. Mais il faut rappeler que le Sahel, c’est avant tout du sable, il est totalement impossible de tout contrôler. Il y a automatiquement des trous dans le maillage des forces de sécurité, qu’elles soient françaises ou nationales. Le seul moyen d’être efficace, c’est de travailler sur la base de renseignements, de savoir qu’un convoi va passer ici ou là pour pouvoir préconditionner les forces de frappe.
Suivez Mélodie Bouchaud sur Twitter @meloboucho