Il y a 31 ans, un musicien amateur de Chicago a, sans le vouloir, changé le cours de la musique moderne. Armé d’un synthétiseur, d’une boîte à rythme et d’un lecteur cassette, Larry Heard a composé « Can You Feel It », monolithe noir de la house, dont l’impact et la fraîcheur n’ont absolument rien perdu depuis les années Reagan.
Sous une variété de pseudos différents – le plus notable étant Mr. Fingers – Heard a été un élément essentiel de la scène électronique de Chicago, américaine et mondiale. Un type qui, comme Marshall Jefferson, Frankie Knuckles ou DJ Pierre, pourrait sans sourciller déclarer qu’il a façonné le son du futur. Les premiers disques de house, comme « Washing Machine » de Larry Heard ou l’incandescent « No Way Back » d’Adonis, continuent à étonner les jeunes auditeurs et à mettre le feu aux clubs. On pourrait croire qu’ils débarquent droit d’une autre planète et pourtant, ils font aujourd’hui partie de notre histoire, ils sont présents en nous. Et aucun de ces titres ne ressemble à quoi que ce soit de connu – à commencer par l’extra-terrestre « Can You Feel It ».
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« C’est le but ultime, celui que tentent d’atteindre tous les gens qui font de la musique vise » me confie Larry Heard sur Skype. Il parle du fait que la face B de son deuxième single soit toujours réverée par les puristes de la dance du monde entier. Faisant suite au lugubre et minimaliste Mystery of Love sorti en 1985 sur son propre label, Alleviated Music, le maxi Washing Machine a été publié par Trax Records. Un label qui est, avec D.J. International, alors à la tête de la révolution house naissante. Tout ça se passait, évidemment, bien avant que le genre ne devienne le monstre commercial qu’il est aujourd’hui. Il n’existait aucun gros festival, aucun produit dérivé, aucun film retraçant le parcours d’un DJ.
Même si Heard admet volontiers qu’il ne considérait pas, à l’époque, tous les acteurs de la scène house de Chicago comme ses « meilleurs potes », il reconnaît qu’il existait un réseau suffisamment solide et développé pour assurer aux jeunes producteurs que leurs morceaux seraient entendus par des DJs plus réputés. La chose la plus importante était, comme il le dit, « d’arriver aux oreilles de Ron Hardy, de Frankie Knuckles, de Wayne Williams et de gens comme eux qui étaient de passage en ville. »
« Je ne connaissais pas Frankie Knuckles, j’étais juste un kid de plus avec les yeux qui brillaient qui essayait de lui faire écouter ce que je faisais », poursuit Heard. « Ça devait lui arriver plusieurs fois par jour et quasiment tous les jours. » En effet, Knuckles était certainement noyé de cassettes démo, mais peu ont dû l’impressionner autant que celle de Larry Heard. Trois décennies plus tard, « Can You Feel It » est encore considéré comme un tournant dans la house, un titre révolutionnaire.
Construit autour d’une ligne de basse élastique, « Can You Feel It » repose principalement sur un beat et quelques légères variations rythmiques, qui apportent un peu de chaleur au titre – sans quoi il serait aussi dur et froid qu’un bruit de bottes dans une aciérie vide. C’est cette simplicité et cette maîtrise de l’espace qui fait que « Can You Feel It » est aussi fascinant aujourd’hui qu’à sa sortie en 1987, et qui pousse chaque année des jeunes producteurs à monter à bord de la machine à remonter le temps pour tenter de refaire de l’imiter — avec des résultats très discutables, mais ça, c’est un autre débat.
Pourtant, « Can You Feel It » n’est pas le résultat de longues prises de tête et de semaines de peaufinage sonore. « J’avais un synthé Roland Juno-60 et une boîte à rythme TR-909. C’est tout ce que j’ai utilisé sur ce titre » déclare Heard « J’avais deux lecteurs cassette—il n’y avait pas d’enregistreur digital ou même de multi-pistes—et je l’ai fait en une prise, sur une cassette, et ensuite je l’ai fait rentrer sur la deuxième, j’ai joué les autres parties que je voulais ajouter à la main, et voilà à peu près comment s’est construit le morceau. Pas grand chose à voir avec les Beatles. »
Le fait d’en parler en 2017 réjouit sincèrement Larry Heard, heureux de voir que son morceau fascine toujours. « Les gens qui écoutaient cette musique à la fin des années 80 ont fondé des familles, ont élevé des enfants et ont arrêté de sortir. Des jeunes sont arrivés, il y a eu un roulement. Aujourd’hui, les gens de la vieille école qui connaissent “Can You Feel It” sont excités de le réentendre pour la 1000ème fois et les gens plus jeunes qui l’entendent pour la première fois le sont encore plus ! »