Le Las Vegas espagnol n’a rien d’un paradis sur Terre

Des HLM se dressent dans le ciel de Séville. Informes, ils traversent de part en part le quartier de « Las Vegas » – aucun lien avec des casinos, ou la Californie. Non, ce qui fait la particularité du coin, c’est l’immensité de ce barrio défavorisé au sein duquel les gangs et les trafiquants de drogue posséderaient l’intégralité des immeubles d’habitation. À Las Vegas, la pauvreté atteint des niveaux records. L’analphabétisme dépasse les 25 %. Sans surprise, les médias évoquent à longueur de journée des tragédies sordides et autres crimes mafieux.

Cependant, au cours des huit dernières années, une association culturelle gitane nommée La Asociación Cultural Gitana Vencedores – ou simplement Los Vencedores, « les Vainqueurs » – se bat pour réhabiliter son quartier. Quelles sont leurs méthodes ? Des haltères, des dictionnaires et des ballons de foot. Les membres de l’association agissent de manière pacifique et déterminée afin de rendre accessible de nombreux services qui ont disparu du coin depuis des lustres, à cause de la résignation des pouvoirs publics.

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Le fondateur de l’association, Pedro Manuel Molina Montaño, est un homme aux cheveux hirsutes. Il est connu dans le quartier sous le nom affectueux d’« Oncle Pedro ». Il vit depuis toujours dans les 3 000 Viviendas – l’arrondissement qui englobe Las Vegas. Pedro me confie que l’association est née le jour où il a décidé de former un club de foot pour son fils Bernardo et ses petits camarades, afin de les tenir éloignés de la rue et de ses dangers. Il avait pour objectif de ne laisser personne de côté et ainsi d’accueillir les enfants les plus défavorisés des environs.

« L’asocial, le bagarreur, le déconneur, celui qui est au fond du gouffre – je les ai tous acceptés », dit-il.

Cependant, cette équipe de foot ne lui suffisait pas. Pedro devait aller plus loin. Au fil des années, il a transformé Los Vencedores en une association culturelle à part entière. Aujourd’hui, ses membres dirigent une banque alimentaire, distribuent des repas aux plus âgés, proposent des cours de boxe et de capoeira et réalisent toutes sortes d’interventions dans le quartier. Il y a quelques années, ils ont investi un ancien repaire d’héroïnomanes au cœur de Las Vegas pour y implanter un gymnase. La femme de Pedro, María del Carmen Utrera Santiago, se sert de l’une des pièces pour y enseigner la lecture et l’écriture aux femmes du quartier.

Dans une zone où le scepticisme régnait en maître, de profonds changements n’ont pas tardé à être remarqués par tous les habitants.

Le cynisme était parfaitement compréhensible. La Junta de Andalucía – l’équivalent du conseil régional – a financé cinq plans de réhabilitation du quartier depuis les années 1980. D’après les détracteurs, tous ont échoué. Lorsqu’on lui demande où sont passés les financements, Pedro laisse apparaître un léger rictus et hausse les épaules.

L’arrondissement des 3 000 Viviendas s’inscrit lui-même dans un ensemble plus large de la ville de Séville, que l’on nomme le Polígono Sur – une zone où la négligence des pouvoirs publics règne selon David Lagunas Arias, professeur d’anthropologie à l’université de Séville. Il y enseigne la culture rom. La construction de ce quartier a débuté au début des années 1970, sous Franco. L’objectif initial était on ne peut plus simple : concentrer la pauvreté et les différentes minorités – en premier lieu des gitans – dans la périphérie de la ville afin de désengorger le centre-ville.

« La construction du Polígono Sur est un exemple parfait de ségrégation sociale, m’explique Arias. Il s’agit avant tout de racisme anti-gitans, que l’on décrit souvent comme des personnes peu fiables et voleuses. » (La plupart des locaux avec lesquels je me suis entretenu se désignent eux-mêmes comme gitanos.)

La construction des 3 000 Viviendas a sans aucun doute nourri un peu plus les clichés sur les gitans du coin. Le quartier a été négligé par les pouvoirs publics, les passages piétons se sont effacés, les feux tricolores ont été détruits et des gamins conduisent sans chaussures ni permis. Un jour, les services de nettoyage de la ville ont arrêté d’effectuer leur tournée. « On marchait dans les ordures ; il y avait des endroits où l’on ne pouvait même plus voir le sol », confiait Rafael Pedanieldrtegal, un habitant du quartier, au quotidien El Español. « Les drogues sont arrivées et on a perdu le contrôle. »

Aujourd’hui, les 3 000 Viviendas font l’objet d’un sixième plan de réhabilitation : le Plan Integral del Polígono Sur. Initialement lancé en 2005 par les responsables locaux, régionaux et nationaux, celui-ci a connu un violent coup d’arrêt en 2013 lorsqu’une fillette de sept ans a reçu une balle perdue issue d’un affrontement entre gangs alors qu’elle dînait tranquillement avec sa famille.

En réaction, le pouvoir régional a tenu à renforcer ses liens avec Los Vencedores. Malheureusement, la collaboration n’a pas vraiment porté ses fruits, la faute à des blocages administratifs successifs. Lorsque le gouvernement régional a avoué qu’il n’avait aucun moyen de financer son plan de réhabilitation, Los Vencedores ont décidé de se débrouiller seuls. Selon les dires de Pedro, le gymnase de Las Vegas a été financé grâce à des dons des membres de l’association, de leurs proches et des voisins. Los Vencedores n’abandonnent aucun de leurs projets, même lorsque les fonds viennent à manquer.

Borja González Pereira travaille à la Junta de Andalucía. Il supervise la réhabilitation des quartiers défavorisés de la région, à l’image de celui des 3 000 Viviendas. Il admet que « l’administration est très lente alors que le quartier a besoin d’actions immédiates. Nous nous efforçons de réduire les procédures administratives afin de faciliter la tâche aux Vencedores et de ne pas entraver leurs interventions. »

Depuis quelques mois, les habitants constatent de nettes améliorations, avec la réapparition de services publics qui avaient disparu il y a longtemps.

« Nous tenons à souligner le retour de nombreux services publics dans le quartier : une présence policière comparable aux autres quartiers de la ville, une poste, un service de nettoyage et de transports », s’enorgueillissaient dans une étude datée de novembre dernier les responsables du Plan Integral.

Pedro se considère désormais comme une sorte de pont entre les responsables politiques locaux et les gens de la rue, qui se fient au bouche-à-oreille et aux poignées de main. Les pouvoirs publics semblent satisfaits de cette situation. «  Los Vencedores agissent là où la Junta est impuissante », avoue Borja González Pereira.

Las Vegas fait partie de ces endroits.

Si le quartier des 3 000 Viviendas a connu des améliorations réelles au cours des dix dernières années, Las Vegas semble encore délaissé. Le trafic de drogue est certes « mieux contrôlé » qu’auparavant, affirme Pedro, mais même Les Vencedores se doivent de respecter quelques règles lorsqu’ils souhaitent se déplacer dans le coin. Il est par exemple presque impossible de prendre des photos dans ces rues délaissées. « Certains fuient la loi, me rappelle Pedro. De plus, la presse a toujours décrit le quartier d’une matière très péjorative. »

Fier de son quartier, Pedro déplore la réputation sulfureuse qui entoure les 3 000 Viviendas. Pour m’expliquer ce qu’il ressent, il dessine un point noir sur une page blanche.

« Que vois-tu ? », me demande-t-il.

« Un point noir. »

« Et qu’en est-il du blanc tout autour ? »

Grâce en partie aux Vencedores, l’espace blanc entourant la tache sombre grossit de jour en jour. L’association a reçu une haute distinction nationale pour le travail effectué : la médaille d’or de la Croix Rouge, remise en mai dernier par la reine Letizia Ortiz.

Pedro est catégorique : des changements sont encore possibles à Las Vegas, et plus généralement dans les 3 000 Viviendas. Pour ce faire, il faudra que les esprits brillants nés dans le quartier ne le délaissent pas et se chargent de le moderniser.

Daniel Shkolnik est sur Twitter.