En 1955, le banquier d’affaires Gordon Wasson et le photographe Allan Richardson s’isolèrent dans une petite chaumière des montagnes mexicaines de la Sierra Mazateca. Alors vice-président de J.P. Morgan, Wasson menait des recherches sur l’usage rituel du champignon hallucinogène dans différentes cultures et avait rencontré une guérisseuse, ou curandera, du nom de María Sabina. Cette dernière, âgée d’environ 60 ans à l’époque, consommait des champignons depuis son plus jeune âge. Grâce à elle, les deux hommes furent parmi les premiers Occidentaux à participer à la cérémonie mazatèque du « champignon sacré », aussi appelée velada.
« Suivant l’exemple de la Señora, nous commençâmes à mâcher et à avaler nos champignons. […] La saveur des champignons est âcre et désagréable, écrivit Wasson dans l’article « Seeking the Magic Mushroom » publié dans Life en 1957. Toute la nuit, la Señora et sa fille furent les actrices d’une représentation religieuse à laquelle nous ne nous attendions pas et que personne ne nous avait jamais décrite. »
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Se désignant comme l’un des premiers « Blancs qui aient absorbé des champignons sacrés », Wasson venait sans le vouloir d’exposer une grande partie du monde occidental à la contre-culture des psychédéliques. En 1963, la firme pharmaceutique suisse Sandoz, qui avait reçu 100 grammes de ces champignons d’un botaniste ayant rendu visite à María Sabina, envoya sur place son chimiste Albert Hofmann, inventeur du LSD, avec des pilules contenant de la psilocybine synthétique, le principe actif de ces champignons. « Nous avons expliqué à María Sabina que nous avions isolé l’esprit des champignons et qu’il se trouvait maintenant dans ces petites pilules, déclara Hofmann lors d’une interview en 1984. Le lendemain matin, alors que nous étions sur le départ, María Sabina nous dit que l’esprit des champignons se trouvait bel et bien dans ces pilules. »
Les pilules de Hofmann furent la première preuve que, si la consommation de champignons engendre une expérience spirituelle et transcendante, cette dernière peut aussi être le fait d’une version artificielle d’un seul de leurs composés : la psilocybine. Cette évolution est particulièrement pertinente aujourd’hui, alors que les scientifiques étudient les champignons hallucinogènes comme options de traitement potentielles pour les victimes de dépression grave ou de toxicomanie. Dans les essais cliniques, comme ceux qui sont en cours à l’université Johns Hopkins et à l’Imperial College de Londres, les participants ne mangent pas de chapeaux ou de stipes. Ils consomment de la psilocybine synthétique, fabriquée en laboratoire par des chimistes suivant une méthode similaire à celle de Hofmann.
C’est un passage obligé : les champignons à psilocybine peuvent être cultivés relativement facilement et leur production n’est pas onéreuse. Mais les chercheurs doivent s’approvisionner auprès de laboratoires très réglementés, car les produits naturels varient et les chercheurs ont besoin d’une certaine cohérence dans la composition chimique et le dosage pour pouvoir réaliser des études contrôlées. Les cliniciens doivent savoir quelle quantité de médicament ils administrent à un patient, combien de temps il faut pour que le médicament fasse effet et combien de temps il dure ; ils doivent également s’assurer que leur médicament n’est pas contaminé par d’autres produits chimiques. Il est également utile de pouvoir produire en masse de grandes quantités et de ne pas être menacé par des variables, comme le temps, qui affectent les produits agricoles.
La psilocybine est sur le point de devenir un médicament légal répondant à toutes les exigences réglementaires, et cela aura un certain coût. Les chercheurs de Johns Hopkins affirment avoir payé aux laboratoires entre 7 000 et 10 000 dollars par gramme de psilocybine, alors que le prix de vente des champignons hallucinogènes sous forme de chapeaux et de stipes est d’environ 10 dollars par gramme. Outre le coût des matériaux chimiques, le prix exorbitant provient de la main-d’œuvre nécessaire pour satisfaire aux « Current Good Manufacturing Practice » (cGMP), les normes de fabrication extrêmement strictes de la Food and Drug Administration (FDA) américaine.
C’est un moment sans précédent, mais les amateurs de psychotropes se méfient de la psilocybine synthétique et de ce qu’elle représente : de grandes entreprises, des investisseurs véreux et des brevets liés à des expériences qui, selon eux, ne devraient pas avoir de prix ou de marge bénéficiaire. Parce qu’il s’agit d’un composé naturel connu, la psilocybine elle-même ne peut pas être brevetée, mais la façon dont elle est fabriquée et utilisée peut l’être. Il existe déjà des organisations qui demandent des brevets pour leur procédé de synthèse et des innovateurs qui trouvent de nouvelles façons de produire de grandes quantités de psilocybine synthétique, et tous cherchent à protéger leur propriété intellectuelle.
Aujourd’hui, deux grands acteurs synthétisent de la psilocybine dans le but de traiter, à terme, les patients souffrant de dépression et d’autres problèmes de santé mentale : Compass Pathways et l’Usona Institute. Compass Pathways est une société londonienne qui a reçu la désignation de « Thérapie innovante » de la FDA pour sa thérapie à la psilocybine synthétique chez les patients résistants au traitement de la dépression clinique. Cela signifie que ses preuves cliniques préliminaires étaient si prometteuses que la FDA va accélérer son processus d’examen.
En 2018, Olivia Goldhill a écrit un article pour Quartz sur la transformation de Compass Pathways, qui est passé d’association caritative à société pharmaceutique à but lucratif. Goldhill a interviewé des experts en substances psychédéliques qui pensaient que Compass voulait devenir le seul administrateur du composé de la psilocybine. Elle s’est également entretenue avec neuf conseillers de la société, qui ont déclaré que « Compass Pathways a eu recours à des tactiques traditionnelles de l’industrie pharmaceutique qui pourraient l’aider à dominer le marché, notamment des blocages sur les achats potentiels de médicaments auprès de rivaux, des brevets de fabrication et des contrats qui donnent à Compass le pouvoir de la recherche universitaire et qui sont restrictifs, même selon les normes de l’industrie pharmaceutique », écrit Goldhill. Compass a également été critiqué par ses investisseurs, dont l’entrepreneur Peter Thiel, co-fondateur de PayPal et partisan bien connu de Donald Trump.
« Les entreprises qui investissent dans les substances psychédéliques sont bien sûr motivées par le désir d’améliorer la condition humaine, mais aussi par le profit, qui faussera invariablement les choses, estime Adam Winstock, docteur en médecine à l’University College de Londres. Malheureusement, c’est souvent le cas avec l’industrie pharmaceutique : les bonnes intentions sont entachées par la volonté de maximiser les revenus. »
En janvier de cette année, Compass a annoncé l’obtention de son dernier brevet pour ses méthodes de traitement des patients dépressifs résistants aux traitements avec une formule à base de psilocybine. Lars Wilde, l’un des trois co-fondateurs de Compass, déclare que le but du brevet est de « protéger l’innovation », et non d’empêcher d’autres personnes de fabriquer de la psilocybine. « La question de savoir si nous devions arrêter les recherches s’est posée à maintes reprises, et la réponse est un non catégorique », ajoute-t-il.
« Je me fiche que ce soit une société privée ou un organisme à but lucratif. Cela n’a pas beaucoup d’importance, poursuit Wilde. Le fait est que nous développons un médicament, qui est une ébauche de produit réunissant à la fois des données d’efficacité et de sécurité. Et nous préparons un dossier d’approbation réglementaire dans l’intérêt des patients. Nous voulons que ce processus soit mis en place pour garantir la sécurité des patients et que la thérapie soit administrée correctement. »
Le Usona Institute, en revanche, a émergé avec une stratégie différente. Il a été fondé après que Bill Linton, le PDG d’une société de sciences de la vie, eut fait participer un ami à un essai de psilocybine à l’université Johns Hopkins qui aidait les patients cancéreux en soins palliatifs à combattre l’angoisse de la mort. Usona est une organisation à but non lucratif fondée par des investisseurs et des donateurs et a décidé de ne pas déposer de brevet, bien qu’elle dispose de son propre procédé de synthèse de la psilocybine.
« Nous soutenons la diffusion ouverte des connaissances et des matériaux dans le domaine de la synthèse », déclare Chuck Raison, directeur de la recherche clinique et translationnelle chez Usona. Alex Sherwood, l’un des chimistes de l’organisation, explique qu’Usona met la psilocybine à la disposition de tout scientifique qualifié. Les chercheurs peuvent demander des capsules de psilocybine gratuites, ainsi que des placebos, afin de pouvoir mener leurs propres expériences.
Maintenant que la concurrence au sein de la médecine psychédélique s’intensifie – et que les essais de Compass et d’Usona entrent en phase deux sur trois avant d’obtenir l’approbation de la FDA, de plus en plus de moyens seront inventés (et brevetés) pour produire de la psilocybine, et de plus en plus de gens essaieront de trouver des stratégies efficaces et rentables.
« Il y a de l’argent à se faire avec les substances psychédéliques, et les investisseurs affluent pour soutenir les startups dans les domaines des psychédéliques et de la santé mentale »
En 2019, par exemple, le chimiste et biologiste J. Andrew Jones et son collègue ont modifié génétiquement la bactérie E. coli pour en faire de la psilocybine. Les champignons produisent de la psilocybine en absorbant les nutriments de l’environnement et en les transformant en composé précurseurs de psilocybine. Les champignons produisent également des enzymes, encodées dans leur ADN, qui agissent sur les précurseurs pour fabriquer de la psilocybine. Jones a inséré de l’ADN de champignons dans E. coli pour qu’il ait les mêmes capacités. Tout ce dont E. coli a besoin pour produire de la psilocybine est un régime alimentaire régulier en glucose et un environnement hospitalier. Jones et son collègue ont demandé un brevet provisoire sur le procédé et travaillent avec une start-up pour le mettre sur le marché.
Le développement d’un médicament coûte très cher et il reste à savoir comment des organisations pourraient produire, tester et vendre des traitements à base de psilocybine sans investisseurs ni profits. La psilocybine devrait-elle être fournie aux patients uniquement par des sociétés à but non lucratif, comme Usona ? Et pourquoi en serait-il ainsi, alors que ce n’est pas le cas pour la plupart des médicaments ?
La vérité est qu’il y a de l’argent à se faire avec les substances psychédéliques, et les investisseurs affluent pour soutenir les startups dans les domaines des psychédéliques et de la santé mentale. Le marché actuel des antidépresseurs était évalué à 14 milliards de dollars en 2018 et devrait atteindre 16 milliards de dollars dans les trois à cinq prochaines années. Toute entreprise pharmaceutique capable de faire face à la concurrence risque de devenir très riche, ce que la communauté psychédélique a du mal à accepter.
En plus de l’afflux d’argent et des revendications de propriété, la psilocybine synthétique et les pilules que l’on peut se procurer en pharmacie démystifient quelque chose qui a été inefficace pendant si longtemps. Un brevet sur la production de psilocybine transforme le composé en un autre produit chimique, une collection d’atomes qu’une personne ayant suffisamment de connaissances peut produire. « Les scientifiques se sont une fois de plus positionnés entre les processus naturels et les organismes humains », peut-on lire sur le site Gaia en 2019.
Peut-être pouvons-nous tirer des leçons de ce qui s’est passé après que Gordon Wasson eut parlé de Maria Sabina dans le magazine Life, il y a plus de 60 ans. Les célébrités et les touristes ont afflué dans le petit village mexicain pour participer aux cérémonies et ont fini par manquer de respect envers les habitants et leurs traditions. Sabina a été chassée de sa propre terre, sa maison a été brûlée et le gouvernement a enquêté sur elle pour trafic de drogue. Selon sa biographie, après l’arrivée des étrangers, elle a dit que les champignons avaient « perdu leur force ».
Wasson lui-même a exprimé ses regrets quant à la manière dont les champignons se sont généralisés. En 1970, il a écrit dans le New York Times :
Qu’ai-je fait au juste ? J’ai fait une importante découverte culturelle. Aurais-je dû l’ignorer ? Cette découverte en a entraîné d’autres, dont la portée reste encore à évaluer. Aurait-il été préférable que ces découvertes n’aient jamais vu le jour, suite à mon refus de révéler les secrets des hallucinogènes des Indiens ? Et pourtant, ce que j’ai fait me donne des cauchemars : j’ai libéré un torrent d’exploitation commerciale de la pire espèce sur le charmant village de Huautla. Désormais, les champignons sont exposés et mis en vente sur chaque marché, devant chaque porte du village – partout. Tout le monde offre ses services de « prêtre » du rite, y compris les politiciens. En 1955, Maria Sabina m’avait demandé, hésitante, 13 pesos pour ses services. Il paraît qu’aujourd’hui, les étrangers paient parfois entre 500 et 1 000 pesos pour une « performance ».
Nous verrons bientôt les premiers médicaments fabriqués à partir de la psilocybine et nous devrons faire de la place pour l’usage pharmaceutique et récréatif.
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