Le bénévolat, cette nouvelle forme d’exploitation

Service civique, stage, création non rémunérée de contenus sur Internet, bénévolat associatif… Le livre de Maud Simonet Travail gratuit : la nouvelle exploitation ? passe au crible toutes ces activités non – ou si peu – rémunérées. Sociologue, chargée de recherche au CNRS, spécialisée dans l’étude des formes d’emplois invisibles ou non reconnues, elle dénonce un phénomène massif de « gratuitisation du travail ».

Son livre chahute ainsi habilement le sacro-saint bénévolat. Alors de qui sert-on réellement les intérêts lorsque l’on distribue des repas aux sans-abris pour les Restos du Cœur ? Un service civique pour la cause environnementale relève-il de l’exploitation ? Devrait-on être payés pour chacun de nos posts Facebook ? Pour le savoir, on a rencontré l’auteure de ce petit brûlot.

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De quand date ce phénomène que vous appelez la « gratuitisation du travail » ?
Maud Simonet : Ce n’est pas nouveau. Les féministes l’ont largement étudié par rapport aux tâches ménagères. Au fond, les activités domestiques des femmes sont une forme de travail gratuit. Et cela fonctionne de la même façon dans tout ce qui a trait au bénévolat, au service civique… Et aussi aux formes de travail obligatoire pour les allocataires de l’aide sociale. Comme lorsqu’on demande aux gens d’aller nettoyer les plages et les jardins, pour pouvoir continuer à percevoir les allocations. Aujourd’hui, le marché du travail fonctionne largement sur la gratuité.

« Il y a tout un système construit pour inciter, susciter, valoriser, et parfois même contraindre le travail gratuit »

A qui bénéficie ce travail gratuit ?
D’abord, aux intérêts du capital, aux entreprises. Ça a été exposé par Ross Perlin, le journaliste qui a publié le livre Intern Nation [Nation Stagiaire, ndlr] en 2012. Il a calculé ce que les entreprises gagnent grâce à l’emploi de stagiaires.

Mais on peut aussi servir ses propres intérêts. Les féministes ont montré que le travail domestique est rétribué par des valeurs comme l’amour ou la maternité. Elles ne nient pas l’existence de ces valeurs, elles montrent seulement que celles-ci sont traversées de rapports sociaux de domination. La force des travaux féministes, c’est de nous obliger à penser en même temps l’amour et l’exploitation, le travail gratuit pour soi, et le travail gratuit pour autrui.

Réfutez-vous l’idée selon laquelle le bénévolat relève du choix individuel libre et conscient ?
Clairement, il y a des formes d’incitation, et même d’injonctions, au travail gratuit. C’est important pour moi, en contrepoint de ce discours sur tous ces gens qui profitent du système, de montrer qu’en réalité, le système profite aussi beaucoup des gens et de ces élans bénévoles. Il ne faut pas nier leur existence : bien sûr qu’il y a des élans de citoyenneté, des envies d’être utile. Mais il faut montrer qu’il y a tout un système construit pour inciter, susciter, valoriser, et parfois même contraindre le travail gratuit. Il y a un enjeu politique à plus long terme à se réapproprier nos formes de travail, qu’elles soient rémunérées ou non.

Vous racontez à ce propos dans votre livre que vous êtes allée nettoyer les ordures dans un grand parc à New-York…
Avant cette expérience à New York, je pensais que le nettoyage d’un parc relevait du « dirty job », mais en réalité, ça ressemblait plutôt à du jardinage. Au départ, on était à fond, mais le manager nous a incité à ne pas trop en faire. Tout ce qu’il voulait, c’était des bénévoles fidèles et réguliers. Il faut savoir qu’il y a des milliers d’allocataires des aides sociales que l’on envoie pour nettoyer les parcs et qui sont une main-d’oeuvre bénie pour la municipalité de New York. Le problème, c’est que ces travailleurs ont toujours le stigmate de « l’assisté. »

Vous citez une punchline de Laurent Wauquiez dans votre livre : « l’assistanat est le cancer de la France » . En quoi peut-on faire un parallèle entre la situation que vous venez de décrire aux Etats-Unis celle que vous observez en France ?
Il y a plein de formes différentes de workfare [obligation de travailler gratuitement pour continuer à toucher ses aides sociales ndlr]. Derrière certains discours selon lesquels un jeune préférera passer une année en service civique plutôt qu’une année au chômage, il y a cette idée qu’un jeune qui ne voudrait pas faire de service civique, serait un jeune « assisté ».

Ces représentations sont portées par une partie de la classe politique, et pas seulement par la droite. Quelque part, elles rencontrent des formes d’incitation à l’utilité sociale, à prouver qu’on est un bon citoyen, qu’on a le sens du mérite – et le travail gratuit constitue un élément de preuve. Je dirais qu’il faut rester vigilant, car la logique workfariste peut se développer aussi en France sous d’autres formes, plus civiques, moins contraignantes.

Assiste-t-on à une résurgence de la distinction mauvais pauvres/ pauvres méritants ?
En France, on joue plutôt sur l’idée du bon et du mauvais citoyen. On dirait : « C’est un pauvre, mais c’est un bon citoyen puisqu’il est investi dans des associations. » C’est comme si le travail gratuit devenait un moyen de prouver notre citoyenneté, notre valeur. On est un bon chômeur parce qu’on est bénévole, on est une bonne épouse parce qu’on fait son travail domestique, on est un bon stagiaire parce qu’on est prêt à travailler gratuitement pour l’emploi que l’on espère atteindre.

Vous vous exposez à des vives critiques en présentant le bénévolat sous un autre jour. En avez-vous été l’objet ?
Ce sont des idées que je défends depuis longtemps. J’ai publié un ouvrage à charge sur le travail bénévole en 2010 qui s’appelait Travail bénévole : engagement citoyen ou travail gratuit ?. À ce moment-là, les critiques ne sont pas tellement venues la part du milieu associatif. Les reproches ont plutôt émané de mes collègues chercheurs qui ont investi idéologiquement l’espace associatif comme un lieu utopique de lutte contre le capitalisme, contre la néolibéralisation du monde.

« L’ère numérique nous amène à réinterroger les frontières du travail »

En quoi les nouvelles technologies remettent-elles la question du travail gratuit sur la table ?
Il peut s’agir des blogueurs, qui écrivent pour des grands médias sans forcément être rémunérés, d’internautes, qui écrivent des avis faisant fonctionner des sites de tourisme, de contributeurs de Wikipédia… Quand je suis en train de mettre du contenu sur ma page Facebook, je participe à l’économie de Facebook. Peut-on appeler ça du travail pour autant ? L’ère numérique nous amène à réinterroger les frontières du travail, et cela revient à se demander s’il y a ou non exploitation. Selon une perspective marxiste, si derrière des entreprises en tirent profit, alors, il y a exploitation. D’autres disent que les gens font ça par passion, en tirent quelque chose pour eux-mêmes, et qu’il faut arrêter de voir de l’exploitation partout.

La « passion au travail » , est-ce du bullshit pour nous inciter à travailler gratuitement ?
Le message qui est envoyé est : « Sois prêt à travailler gratuitement et ensuite tu trouveras le boulot de tes rêves ». C’est monstrueux parce que quelque part, si tout le monde accepte de le faire sans être payé, il y en a de moins en moins qui seront rémunérés pour faire ce travail !

La « passion au travail » dissimule des formes de management qui permettent de « gratuitiser » le travail, de payer les gens par des valeurs : les valeurs viennent se substituer à la valeur économique. Il y a toute cette dimension construite, instrumentalisée autour de la passion au travail. En même temps, ça rencontre un désir d’engagement, de sentir qu’on a sa place dans la société donc ça fonctionne bien.

Doit-on refuser de travailler sans contrepartie financière ?
On doit pouvoir le faire. Des gens ont dit « non » collectivement : les femmes sont descendues dans la rue, les stagiaires se sont mobilisés en Angleterre, ou en France. Ce n’est pas la gratuité qu’ils ont voulu dénoncer, mais l’appropriation de leur travail par autrui. Il y a plutôt une guerre de valeurs qui se joue ici, ce n’est pas juste une grosse arnaque. Il faut réfléchir à ce que l’on peut faire collectivement pour reprendre la main sur la valeur du travail. J’invite à repenser les mutations du travail à travers le prisme de la gratuité.

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