Nous sommes le samedi 25 février 1922. Il est 4 heures du matin. La nuit est glaciale à Versailles. Un froid sibérien paralyse la ville. Des fantassins et des gendarmes se sont postés, dans leur costume doublé, devant les portes de la prison municipale. La guillotine est sur le point d’être dressée.
La machine à mort vient tout juste d’arriver de Paris dans un fourgon tiré par deux chevaux blancs. À 6 heures tapantes, Henri Désiré Landru, star du crime que les journaux ont surnommé le « Barbe Bleu de Gambai », sera guillotiné. C’est une autre star, Anatole Deibler, exécuteur en chef des arrêts de justice et champion absolu de la « decollation », qui s’en charge. C’est sa centième mise à mort depuis le début de sa carrière – et la 5 e pour la seule année 1922. La foule nombreuse qui se presse est venue autant pour Landru que pour Deibler.
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Depuis le sinistre Sanson, connu pour avoir coupé les têtes de Louis XVI et Robespierre au moment où l’Ancien Régime vivait ses derniers moments, aucun bourreau n’a été aussi populaire que lui.
Né à Rennes en 1863 dans une famille de bourreaux – son père Louis Deibler est exécuteur des hautes œuvres, tout comme son grand-père Joseph l’a été avant lui –, il entre dans son métier au moment même de sa naissance. La fonction de bourreau se transmet en effet, depuis une tradition héritée du Moyen-Âge, de père en fils ; le petit Anatole ne saurait échapper à son destin. Sa mère, Zoé Rasseneux, est elle-même la fille de l’exécuteur en chef des arrêts criminels d’Algérie. Être bourreau est alors une affaire de famille.
Pourtant, à l’âge de 12 ans, après une enfance passée dans l’ombre de son père et rythmée par les ordres d’exécutions que ce dernier recevait à la maison, il décide de tenter sa chance ailleurs : en tant que vendeur en confection dans un grand magasin. Vaine tentative pour s’écarter d’un destin tout tracé. Sous la pression familiale et dans l’incapacité de gagner sa vie correctement, Anatole Deibler rentre vite dans le droit chemin. Après avoir assisté à sa première exécution à l’âge de 19 ans, en 1882, il décide, à l’issue de son service militaire, de partir en Algérie. Pour une raison précise : se former auprès de son grand-père maternel qui, lui aussi, tranche des têtes de l’autre côté de la Méditerranée.
Apprentissage efficace et rapide. Anatole Deibler décapite son premier client, Fransisco Arcano, le 8 septembre 1885. Il va ensuite seconder son grand-père afin de parfaire son apprentissage lors de 17 autres exécutions avant que celui-ci ne décède, en 1890. Retour à Paris pour l’apprenti guillotineur. C’est alors aux côtés de son père, qui vient de le désigner comme son adjoint, que Deibler poursuit sur sa lancée. Avec son géniteur, Anatole participe à 78 autres mises à mort, dont celle du célèbre tueur en série Joseph Vacher en 1899.
C’est à l’issue de cette dernière que Deibler est définitivement nommé au rang d’exécuteur en chef. Pour la plus grande fierté de son père, il va sans dire. Après sa toute première exécution officielle en tant que bourreau, la presse d’époque salue sa prestation :
« Tous les journaux s’accordèrent à rendre justice au jeune Deibler qui montra pour ses débuts à Paris un tournemain et une aisance de vieux praticien. Jeune, élégant comme un témoin de duel sélect, il réalise dans la perfection le type du bourreau moderne », peut-on lire dans l’ouvrage La Peine de mort en France, d’Emmanuel Chatillon.
Mais les temps changent. En 1906, Armand Fallières, qui vient d’être élu à la présidence de la République grâce au lobbying des partisans de l’abolition de la peine de mort, décide de ranger la guillotine au placard. Celui-ci gracie systématiquement tous les condamnés. Le pauvre jeune exécuteur en chef se retrouve au chômage. Pas une seule tête à trancher. Contraint de trouver du travail, Anatole Deibler se lance alors dans la vente de champagne. Pour ce faire, il prend soin d’adopter un nom d’emprunt, sans doute pour ne pas effrayer les clients potentiels. C’est sous le pseudonyme de François Rogis qu’une nouvelle carrière s’offre à lui. Mais le répit sera de courte durée.
En 1907, droit dans ses bottes, le président Fallières accorde sa grâce à l’ébéniste Albert Soleilland, qui vient d’être reconnu coupable du viol et du meurtre barbare d’une fillette de onze ans. Chauffée par la presse qui fait ses choux gras de cette affaire, l’opinion publique réclame la tête de Fallières si celui-ci ne fait pas tomber celle de Soleilland dans le panier de la faucheuse. Las, le président abolitionniste revient sur ses principes. Il autorise l’Assemblée à statuer à sa place sur la peine capitale. Évidemment, notre guillotineur en chef retrouve du travail.
Deibler et ses assistants se préparant à exécuter l’un des membres des Chauffeurs de la Drome à Valence, le 22 septembre 1909. Via Wikimedia Commons.
Parmi les clients les plus célèbres de Deibler, on note les infâmes Chauffeurs de la Drôme, un gang de bandits originaires du sud-est de la France qui tirent leur nom de leur singulière signature : celle de brûler les pieds des victimes qu’ils dévalisent. On trouve également les illustres membres de la Bande à Bonnot, anarchistes braqueurs devenus célèbres par leur utilisation systématique de l’automobile lors de leurs sanglants vols à main armée. Entre les mains expertes de Deibler passeront de même les membres de la bande Pollet, une organisation criminelle forte d’une trentaine de bandits et d’autant de meurtres, ou le célèbre Gorgulov, soi-disant médecin russe et assassin du président Paul Doumer.
Pendant la Grande Guerre, les talents de Deibler s’exportent même à l’étranger. Se mettant au service du peuple belge, il raccourcit ainsi Émile Ferfaille, un criminel de droit commun accusé du meurtre de sa compagne alors qu’elle était enceinte. Anonymes ou célèbres, les têtes de 395 condamnés à mort rouleront dans le panier de la faucheuse jusqu’en 1939 grâce à la maestria d’Anatole Deibler.
Aimé par tous les Français et tout autant redouté, le célèbre Anatole est aussi connu pour son look soigné. Son style vestimentaire est, de l’avis de la presse people d’alors, impeccable : redingote de couleur sombre, barbe finement taillée, allure de dandy. Mais il faut le reconnaître toutefois, c’est son savoir-faire et sa grande conscience professionnelle qui charment la France du début de XXe siècle. Le petit homme discret note systématiquement les détails de chacune de ses prestations dans ce qu’il nomme des « petits carnets d’exécution ». Dans les années 1920, ses talents deviennent si appréciés qu’un large public se presse désormais à ses exécutions. C’est un peu comme si l’on allait voir un artiste lors d’un concert, sauf que celui-ci tue des méchants pour le pus grand plaisir de la foule. Personnage familier des gazettes, chouchou des photographes, il est devenu, de son vivant, une célébrité à l’échelle de la France.
Extrait de « L’Ouest Éclair » en date du 12 janvier 1909, célébrant la quadruple exécution par la guillotine des membre de la bande à Pollet. Via Wikimedia Commons.
Le 3 février 1939, la star des exécutions Anatole Deibler, âgé de 76 ans, attend son métro à la station Porte de Saint-Cloud. Il doit prendre le train pour Rennes afin de travailler, c’est-à-dire raccourcir Maurice Pilorge, son 396 e client. L’affaire fait alors grand bruit : Pilorge l’assassin est en effet l’un des amants de l’écrivain Jean Genet, qu’il a connu en prison et qui lui a dédié un poème célèbre, Le Condamné à mort. Cependant soudain, Deibler est pris d’un malaise. Ses jambes se dérobent sous lui et le vieil homme s’écroule sur le quai. Victime d’un infarctus, Anatole décède à 8 heures du matin après avoir été transporté en toute hâte à l’hôpital le plus proche. Bref répit pour Maurice Pilorge, dont la tête sera finalement coupée 24 heures plus tard – par les assistants du roi de la guillotine. Mais le roi, lui, est bel et bien mort.
À une époque où le progrès technique, l’automobile, la vitesse et les nouveaux moyens de communication venaient de faire basculer la société française dans la modernité, cet homme passionné de cirque et de cinéma, premier automobiliste français à obtenir son permis de conduire, était le représentant malgré lui d’une séculaire tradition barbare qui ne s’est éteinte qu’au début des années 1980.
Le 25 mai 1981 en effet, le nouveau président de la République François Mitterrand graciait Philippe Maurice, condamné à mort pour le meurtre d’un veilleur de nuit et de deux gardiens de la paix. Le 9 octobre de la même année, la loi proposée par Robert Badinter fut officiellement promulguée : la peine de mort était abolie. Comme pour les presque 400 hommes et femmes passées entre les mains de Deibler, la messe était dite.
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