La plupart des éleveurs n’aiment leurs cochons qu’une fois les quatre pattes en l’air, lorsqu’ils arrivent sur les étals, détaillés en petits morceaux et prêts à être vendus. Ou bien après avoir fait un petit tour sur la broche : bien croustillants et accompagnés d’un lit de pommes de terre et de légumes grillés. Mais pour Gerard Zwensloot qui élève ses porcs en plein air aux Pays-Bas, c’est un tout autre délire, autrement plus passionnel. Pendant son temps libre — quand il n’est pas occupé à les vendre sous la forme de côtelettes ou de saucisses — il fait de gros câlins à ses porcs. Ou mieux, il les emmène en promenade.
« Venez les enfants ! Jack… Jill ! », crie-t-il alors que deux porcelets se promènent en liberté en plein milieu de la rue.
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Les cochons font mine de ne rien entendre. « Merde, je vais devoir leur courir après maintenant », soupire Gerard. Et voilà que le brave boucher se lance à la poursuite des deux cochons trublions aux gros ventres tout gras dans les rues de la petite ville de Kamerik. Et les passants ne semblent pas s’étonner le moins du monde. À Kamerik, tout le monde connait la scène par cœur : « C’est un peu compliqué de garder les cinq réunis, me dit Gerard en râlant sur le chemin du retour. Mais j’aime les emmener en promenade. C’est un vrai moment de plaisir pour moi et puis je veux qu’ils aient une belle vie. »
« Élevage de cochons en liberté, veillez à bien fermer le portail », indique la pancarte qui garde l’entrée du terrain de Gerard. Une fois franchie le portail, on entre dans un jardin aménagé spécialement pour l’élevage de ses petits cochons et on navigue entre les grands enclos et les abris sur fond de grognements délicieux.
Gerard trimballe ses cochons partout, de la rue commerçante de Kalverstraat à la plage : « Vous devriez voir la tête des gens. C’est plutôt comique ! Une fois, on est allés boire un verre dans un des bistrots sur la plage. On a pris trois cochons avec nous, ils étaient énormes. On s’est assis à l’extérieur et on ne s’est pas occupés d’eux pendant quelques secondes. Le temps pour eux de s’échapper par-dessus la balustrade de la terrasse pour aller rendre une petite visite à d’autres clients chez qui ils avaient flairé de la bouffe. Et ils se sont carrément attaqués à ce qu’il y avait dans les assiettes des gens ! C’était tellement marrant. Entre-temps, les autres clients avaient mis leurs assiettes en sécurité au-dessus de leur tête. »
Il arrive de temps en temps que les cochons de Gerard lui en fassent voir de toutes les couleurs.
« Une fois, il y en a un qui est tombé dans un fossé. Il était recouvert de vase. J’ai voulu le sortir à l’aide d’une corde, mais il m’a tiré dans l’eau. J’étais trempé et c’était vraiment crade là-dedans. Pendant que j’étais étendu là, il a nagé calmement vers le bord et a grimpé sans problème, raconte Gerard en rigolant. Quand je suis rentré à la maison, j’ai voulu me débarrasser au plus vite de mes vêtements sales. Je les ai retirés dans la grange et j’ai couru vers chez moi totalement à poil. Manque de bol, un groupe de gamins est passé dans la rue juste à ce moment-là ! « Regardez, y’a le boucher qui est nu comme un ver » »
Des petits cochons qui vivent heureux en faisant les cons, ça ressemble à une jolie histoire sortie tout droit d’un livre pour enfants. Sauf qu’avec Gerard, il n’y a pas de fin heureuse : tous ses cochons seront abattus et finiront derrière un comptoir pour être vendus morceaux après morceaux. « Sauf peut-être Billy, laisse entendre Gerard en pointant du doigt l’une de ces petites bêtes rose. Il est tellement mignon. On hésite à l’épargner et à le garder avec nous, mais on n’est pas encore sûrs. Ça veut dire que l’on va devoir s’en occuper pendant au moins dix ans. »
Il faut dire qu’il en a élevé des cochons, le bon Gerard, et à chaque fois, il est confronté au même dilemme : faut-il les laisser gambader ou faut-il les bouffer ? « Dès qu’on leur donne un nom, c’est foutu car von s’y attache. C’est irrationnel, pas très naturel, mais c’est humain et on se l’inflige volontairement », explique-t-il.
L’éleveur à qui appartenait Billy s’était complètement désintéressé de lui parce qu’il le trouvait trop maigre et que c’était l’avorton de la portée : « Il est peut-être trop maigre, mais si ça ne tenait qu’à moi, il pèserait facilement 150 kilos. En plus, si je le garde, je pourrai lui accorder toute mon attention. »
L’éleveur ne donnait même pas de foin au petit Billy pour qu’il s’allonge dessus : « Dans des cages vides, les cochons deviennent nerveux et tournent en rond. On ne peut pas vraiment en vouloir aux éleveurs de faire ces économies-là parce qu’aujourd’hui, les consommateurs font attention à chaque centime qu’ils dépensent. Dans ce genre de business, les clients veulent profiter de toujours plus de promotions et au bout de la chaîne, ce sont les éleveurs et les cochons qui trinquent. »
Gerard est convaincu qu’un tel traitement se ressent dans la qualité de la viande et c’est la raison pour laquelle, selon lui, les cochons qu’il élève sont incroyablement bons : « Je leur donne tout mon temps, tout mon amour et toute mon attention. Un cochon heureux a un meilleur goût. Prenez les tartes aux pommes par exemple. Celles qui sont vendues en supermarché et fabriquées à la chaîne ne sont pas spécialement bonnes alors que celles que vous préparez chez vous… c’est incomparable. »
En 2010, un documentaire, Divine Pig, a été réalisé sur Gerard et ses cochons. Dans le film, il accompagne Dorus — un cochon qu’il a particulièrement chéri tout au long de sa vie — jusqu’au moment où il va être abattu. Pour finalement le manger : « Tout le monde connaissait Dorus, même Matthijs van Nieuwkerk (un célèbre journaliste néerlandais, NDLR). Je l’ai rencontré au Dutch Film Festival, quand je m’y suis rendu pour le documentaire. Avant la première du film, il m’a dit : « Ne me dis surtout pas si Dorus a fini à l’abattoir ! Si c’est le cas, je ne te parlerai plus jamais ! »
Ce n’est pas la première fois que Gerard fait face à ce genre de réactions : « Je ne comprends pas. Mes clients trouvent que c’est tout à fait normal qu’un cochon soit tué et mangé, surtout après avoir vécu une belle vie bien remplie. Mais les supermarchés trouvent que c’est bizarre. Ils pensent que la viande doit sortir directement d’une usine et le lait d’un carton. Tuer un animal après lui avoir donné un nom, c’est un vrai métier ! »
Caesar, le compagnon de Dorus, a frôlé la mort : « Je l’ai conduit à l’endroit où il serait abattu le jour même. Mais il a compris où on allait et il a refusé de faire un pas de plus. J’ai appelé mon fils qui est venu avec une remorque à bétail. Dès qu’il s’est retrouvé à l’intérieur, Caesar s’est mis à flipper complètement. Il a presque défoncé la porte. J’ai appelé ma femme et on a décidé de le vendre à la Promised Pig Land gérée par Dafne Westerhof. Là-bas, les cochons sont bien traités et vivent vieux. Dafne reçoit des fonds de la part de personnes qui soutiennent la cause qu’elle défend et accessoirement, les mêmes qui pensent que je suis un tortionnaire d’animaux », raconte Gerard.
J’aime discuter avec ces gens-là et leur dire : « Vous savez, mes cochons pourraient très bien avoir été élevés dans une usine bio. Là, ils auraient été abattus au bout de quatre mois. Ici, ils vivent au moins trois fois plus longtemps et ils ont une meilleure vie. En quoi ça fait de moi un tortionnaire d’animaux ? »
Quand il a attrapé Billy, ses cris sont devenus tellement perçants et insoutenables que j’ai presque eu envie de me rallier à la cause des détracteurs de Gerard. Et pourtant, cela ne fait aucun doute, Billy coule une vie de porc sacrément relax par ici.
D’ailleurs, s’il s’avère que la viande de porc devient meilleure et plus goûteuse quand l’animal a vécu une belle vie, alors Billy doit être absolument délicieux. Peut-être que Gerard devrait y songer à deux fois, avant de l’épargner, finalement.