Culture

Le Bungalow 89

Painting by Richard Phillips


Je séjournais au Bungalow 89 du Château Marmont, le vieil hôtel à stars. Il est dissimulé derrière un mur le long de Sunset Boulevard, au cœur de Hollywood. Le Bungalow 89 se trouve à l’écart du bâtiment principal, près de la piscine. La nuit tombait.

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Le Bungalow 89 n’est pas aussi célèbre que le Bungalow 2 (celui de Belushi) ou le Bungalow 3 (celui de La Fureur de vivre). Il n’est célèbre que pour moi, parce que c’est là que j’ai fait la rencontre de Gus Van Sant, et parce que j’y vis depuis neuf mois, le temps que les travaux chez moi soient terminés. Quand j’ai rencontré Gus, il était assis dans le fauteuil du salon et jouait des notes sur une guitare rouge. C’était pendant les castings pour les rôles secondaires de son film sur les derniers jours de Kurt Cobain. Le rôle pour lequel il me voulait est finalement revenu à Lukas Haas. Haas a fait partie du « Pussy Posse », ce groupe de jeunes loups des années 1990 dont le chef de file était Leonardo DiCaprio, période post-Titanic et pré-Scorsese.

Lukas Haas avait une scène de sexe gay dans le film de Gus. C’était avec Scott Green, le garçon de café de My Own Private Idaho. Ce monologue était au moins en partie inspiré de la réalité ; il avait aidé River Phoenix à définir son rôle de jeune prostitué dans le même film. Ça me fait penser à une histoire que Gus m’a racontée à propos de River quand il était à Portland, avant le début du tournage. River s’était fait arrêter par la police parce qu’il portait un jean avec un trou si large que sa bite en dépassait.

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Une actrice hollywoodienne vivait au Château Marmont. Elle avait chopé la clé de mon bungalow auprès du gérant. Je l’ai entendue glisser la clé dans la serrure et la tourner, mais j’avais fermé ce truc – je ne sais pas comment appeler ça ; c’est comme ces chaînes qui permettent seulement d’entrebâiller la porte, sauf que ça se composait de deux barres.

Elle m’a dit : « James, ouvre la porte. »

À l’autre bout de la pièce se trouvait le tableau d’un garçon avec un chapeau de marin rouge sur la tête, et à l’exception de ses cheveux (qui étaient de la couleur de ceux de mon frère), il me ressemblait.

Elle a dit : « Ouvre la porte, espèce de pédale de blogueur intello. »

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Quoi qu’il en soit, la scène de sexe gay de Last Days, celle avec Lukas Haas et Scott Green, a été coupée au montage.

Le Pussy Posse était encore en activité lorsque Leo a joué dans Celebrity de Woody Allen. Il jouait un fêtard irrévérencieux qui saccageait les chambres d’hôtel et profitait de sa célébrité pour faire la fête partout dans le monde.

À cette époque, Leo a été repéré par l’un des producteurs d’American Psycho (qui a par la suite coproduit Buffalo ‘66 et Spring Breakers) qui l’avait vu se promener sur le balcon d’un immeuble new-yorkais avec un perroquet blanc. Même si Christian Bale était déjà booké pour le rôle de Patrick Bateman, ce producteur un peu taré – appelons-le : Le Producteur Taré – l’a quand même proposé à Leo. Ça a failli mettre la production du film en l’air : le casting n’était pas encore tout à fait décidé, et Le Producteur Taré était à Cannes et racontait qu’il allait faire jouer le personnage le plus infect de la littérature américaine contemporaine par la star de Titanic, film préféré des adolescentes du monde entier. L’idée avait l’air séduisante sur le papier, mais ç’aurait été une catastrophe.

New York était en ébullition. Leo tenait la caméra dans un projet d’Harmony Korine intitulé Fight Harm, dans lequel il provoquait des gens pour qu’ils se battent avec lui tandis que des potes à lui le filmaient (David Blaine avait également été cameraman pour le projet). L’idée a pris fin lorsqu’un type a calé la jambe d’Harmony contre un trottoir avant de sauter dessus.

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Mon téléphone a sonné. Elle le fit sonner jusqu’à ce que je réponde.

« Tu ne comptes vraiment pas me laisser dormir ?

– Tu crois que c’est moi ? Lindsay Lohan. Dis-le. Dis-le comme s’il était à toi. Ce n’est plus mon nom désormais.

Lindsay Lo-han.

– Je veux juste dormir sur ton canapé. Je me sens seule.

– OK, mais pas de sexe. Si tu veux entrer, c’est pour que je te lise une histoire.

– Une histoire pour dormir ?

– Ça s’appelle Un jour rêvé pour le poisson-banane. »

Vous croyez que j’invente tout ça ? Cette dragonne, cette lionne, cette agitatrice hollywoodienne et terreur de Sunset Boulevard, fantôme du Château ? Vous croyez que ça vient de moi ?

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Photo by Adarsha Benjamin

Ah et oui, après avoir tourné Harvey Milk, Gus m’a fait visiter Portland, mais c’était en réalité une visite en bonne et due forme de l’Idaho dont il parle dans le film. Il m’a même montré la rue, en plein centre-ville, où l’on voyait des prostitués mâles tapiner. On l’appelle le « camp » depuis que des squatters l’ont investie dans les années 1930. Les prostitués utilisaient ce mot dans les années 1970 et 1980, sans trop savoir d’où il venait. Il m’a montré l’ancien immeuble condamné où River et Keanu dormaient avec les autres SDF, et qui abrite désormais un restaurant, en plus d’un motel décrépit où l’équipe logeait lors de la première semaine du tournage, la semaine où Keanu a failli laisser tomber parce qu’il n’était pas content de son jeu (au final, ce fut l’un de ses meilleurs films). River s’était pointé dans sa chambre d’hôtel, bourré, et avait sauté sur le lit de Keanu en imitant Hulk pour lui remonter le moral.

***

Ensuite, elle m’a fait attendre. J’étais dans le fauteuil où Gus était assis quand il jouait sur sa guitare rouge. Je regardais la peinture, vous savez, celle avec le blond. Un portrait de mon frère fantôme – je me disais que Gus l’aurait aimé.

Depuis ma fenêtre, au-dessus des toits en tuiles rouges, juste à gauche, on pouvait voir le panneau publicitaire pour Gucci, si proche qu’il faisait presque partie de l’hôtel. Sur celui-ci, on voyait ma tête en grand, parce que, voyez-vous, j’étais l’égérie de leurs parfums, fringues et lunettes. Sur cette publicité, je suis debout devant une vieille Ferrari bleue, je porte un nœud papillon et je regarde dans le lointain : l’idée est de Nicolas Winding Refn, le réalisateur de Drive et de la trilogie Pusher. Ses instructions, quand on a tourné la publicité Gucci, étaient toujours les mêmes quoi que je fasse : « Moins c’est plus ; rien c’est tout. » Je crois qu’il a conservé cet état d’esprit pour Only God Forgives.

***

Elle a frappé à la porte. Elle était en pyjama. Elle était pieds nus.

Une fois, un type, un mec de Hollywood, lisait du Salinger à une jeune femme qui n’avait jamais rien lu de lui. Appelons-la Lindsay. C’était une fille de Hollywood, mais une fille du genre abîmé. Je savais qu’elle aimerait Salinger, les jeunes femmes l’apprécient en général. Je lui ai lu deux de ses Nouvelles, « Un jour rêvé pour le poisson-banane » et « Pour Esmé, avec amour et abjection ». Le « Poisson-banane » était parfait parce que cette nouvelle parle d’une mère, et même si elle n’a rien à voir avec la mère de Lindsay, cette histoire de relation mère-fille l’a beaucoup touchée. Et il y a cette petite fille dans l’histoire, Sibyl, et le suicidé, Seymour, qui l’embrasse sur les pieds et parle de poissons-bananes avec elle, ces poissons fantastiques de forme phallique qui mettent leurs têtes dans des trous pour se gaver – la nouvelle aurait d’ailleurs pu s’appeler « Un jour rêvé pour le poisson-bite » – et tout à coup, bam, il se tire une balle.

Puis je lui ai lu « Pour Esmé », qui raconte à peu près la même histoire qu’« Un jour rêvé pour le poisson-bite ». Un homme part à la guerre. Il est traumatisé. Il est sauvé par l’innocence d’une jeune fille. La structure de cette histoire est très belle. Oui, des histoires, des histoires, des histoires. H-i-s-t-o-i-r-e-s.

Que penser de cette obsession pour l’innocence ? Salinger se liait avec de jeunes femmes, de très jeunes femmes, pendant des années, et puis, une nuit, il couchait avec elles et leur amitié prenait fin. Après ça, après qu’il les ait baisées donc, elles n’étaient plus ces innocentes personnes dont il cherchait à attraper le cœur. On le leur avait arraché, et il en était le seul responsable.

***

Et j’ai pensé à la publicité et ce qu’elle représentait pour moi, grâce à Gucci ; cet énorme panneau au-dessus de Sunset Boulevard, l’artère principale de Los Angeles ; la fois où j’avais escaladé les toits pour me hisser jusqu’au panneau et me tenir juste en dessous ; je n’étais qu’un grain de poussière ridicule coiffé d’une casquette Heineken, et au-dessus de moi se trouvait cette version géante de moi-même dans un smoking noir. Plus tard, lorsque Gus et moi avons exposé à la galerie Gagosian pour projeter une version alternative de My Own Private Idaho qui mettait en avant le personnage de Mike Waters (« Waters » en référence à « River ») et que nous avions intitulé My Own Private River, Gucci nous a autorisés à utiliser le panneau publicitaire, et nous avons affiché une photo de River de dos parce que l’exposition s’intitulait Unfinished, tout comme la vie de River. C’était le week-end des Oscars, celui pour lequel j’ai été présentateur, et dans les coulisses de cet événement, ce formidable événement, Terry Richardson prenait des photos ; nous avions prévu de faire un livre ensemble avec des photos (de lui) et des poèmes (de moi) qui parlerait des Oscars, du Château et de Lindsay Lohan, et nous devions revenir à l’hôtel pour prendre des photos de Lindsay, laquelle avait l’air d’aller mieux à l’époque mais peut-être n’était-ce qu’une impression. De mon côté, j’étais si frustré par la cérémonie des Oscars parce que mon imitation de Cher avait été coupée au montage – je devais chanter une chanson de Burlesque déguisé en elle – que je ne suis pas allé voir Lindsay pour les photos. Par la suite, elle a lancé une rumeur selon laquelle Terry prenait des photos érotiques d’elle et moi.

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Photo by Daily Billboard Blog

Nous étions maintenant allongés dans mon lit. Je n’avais pas l’intention de la baiser. Elle avait sa tête sur mon épaule. Elle s’est mise à parler. Je l’ai laissée faire.

« Avant que les choses tournent mal, j’étais à New York pour l’avant-première d’un film dans lequel j’ai tourné avec Robert Altman et Meryl Streep. Après la projection, je suis allée avec James Franco et les deux filles de Meryl dans une boîte à la mode, le Bungalow 8. C’était une sorte de deuxième maison. Il y avait tous mes amis : des camarades de lycée, ma mère qui faisait de son mieux pour ressembler à une salope, des gardes du corps et des frat boys. Nous avions une table pour nous, et une bouteille pour nous. J’ai pris deux oxycodones, et c’est là que les choses ont dégénéré. Le DJ était barbu et s’appelait Paul. Je me souviens lui avoir demandé de passer Don’t Stop Believin’ de Journey, je me souviens m’être rassise, et je me souviens avoir essayé de parler, puis essayé de dire quelque chose à ce garçon à la chemise vichy rouge, James.

« Je bredouillais. Les mots se coinçaient dans ma gorge et ne voulaient pas sortir.

« Une amie d’enfance continuait à lui parler ; elle essayait d’être mignonne, mais elle n’était là que parce que je l’avais invitée. J’ai demandé à Barry, mon garde du corps, de l’emmener loin de la table. Il l’a fait.

« J’ai emmené James avec moi aux toilettes. ‘’Tu sais pourquoi Amy a mis des miroirs partout à l’intérieur ?, je lui ai demandé.

– Pourquoi ?

– Pour que tu puisses te mater quand tu baises.’’

« Cette petite merde a refusé de me baiser. Qu’est-ce qu’il foutait là ? C’était ma soirée. Ma soirée avec Meryl, ma soirée où tout allait bien, où je pouvais avoir ce que je voulais. Ou presque.

« J’ai couché avec l’un des frat boys à la place, un pauvre type ivre avec une grosse bite. On a fait ça dans un bain. C’était la meilleure soirée de ma vie. »

Après, elle s’est endormie.

La peinture du marin était toujours là, éternelle, tandis que les premiers rayons du soleil se mettaient à éclairer mon visage sur le grand panneau Gucci. Le moi de cette publicité était un moi vampire : Il aspirait quelque chose à chaque personne qui passait au dessous.

Et il était immortel. À jamais jeune ; à jamais sexuel.

Je passais mes doigts dans ses cheveux et pensais à cette fille endormie contre mon torse, cette fille de Hollywood fictive, Lindsay. Qu’allait-elle faire ? J’espère qu’elle ira mieux un jour. Vous savez, elle est célèbre. Elle était célèbre parce que c’était une jeune actrice talentueuse, et maintenant elle est célèbre parce qu’elle accumule les conneries. Pendant un moment, après sa période trouble, elle ne pouvait plus trouver de travail parce qu’on refusait de l’assurer. On pensait qu’elle s’enfuirait des plateaux de tournage pour aller faire la fête. Sa carrière en a pâti, et c’est là qu’elle a commencé à se faire arrêter (vols, conduite en état d’ivresse, accidents de voiture). Mais les arrestations, quand elles s’enchaînaient, lui évitaient de toucher le fond sur le plan émotionnel, parce qu’elles lui permettaient aussi d’attirer l’attention sur elle, autant que ses films. On lui proposait d’acheter ses mémoires de prison. Comment pouvait-elle arrêter alors que les réactions par rapport à son métier d’actrice et par rapport à sa vraie vie étaient précisément les mêmes ? Les deux façons qu’elle avait de se mettre en scène, le cinéma et la vie, avaient fusionné en une seule.

Mais quand on fait parler de soi dans les tabloïds, on atteint vite ses limites.

Les apparences sont aussi importantes que la réalité elle-même. Elles sont notre réalité. La réalité de tout le monde. Quand un acteur propose une bonne interprétation, les gens disent qu’il a fait le bon choix. Mais quand votre vie elle-même n’est qu’une longue interprétation, pouvez-vous dire que vous avez fait le bon choix ?

Je rêvais de vampires, lorsque j’ai entendu une voix. C’était un démon. Le démon m’a dit : « Je me nourris de la célébrité, et je suis la célébrité. Je suis ce pouvoir accordé aux gens comme toi par les innombrables reflets de ta célébrité : les journaux, les blogs, les sites de fans, la manière dont les gens pensent te comprendre dans tes films, etc. C’est notre personnage public, créé en partie par toi et tes actions, et en partie par ces reflets qui ensemble font ce que je suis. » C’était une voix indulgente, une voix sévère, une voix absolue

« Fais tout. Tu es immortel. Tu vivras pour toujours à l’écran. Ton être physique vit au-dessus de leurs têtes, dans les hôtels de rêve, dans les châteaux, et ton esprit habite les leurs, tandis que tes dents et ta bite se nourrissent de leurs corps. »

Je les voyais tous, dans des positions différentes, et dans la même position, et moi, tel un sculpteur, je les positionnais et les façonnais. Ou, tel un chorégraphe, je leur faisais adopter un même rythme, encore et encore.

***

Il y a une zone à l’écart du bâtiment principal où se trouvent les bungalows. Au centre des bungalows se trouve une piscine ovale semblable à une pilule bleue, entourée de fougères, de palmiers et de bananiers. Elle avait un côté sauvage, au milieu des innombrables chemins de pierres. Les jours d’été, les sirènes et les tritons recouvrent le sol en brique rouge. La nuit, l’éclairage illumine l’eau d’un bleu de zinc, et la surface abrite le reflet rouge du néon du Château qui se dresse au-dessus de Sunset Boulevard, au-dessus des paparazzis et des minijupes.

Pendant neuf mois, le temps que ma maison soit réparée, j’ai séjourné dans des bungalows. D’abord le 82, celui à côté du petit Bouddha près de la fontaine. Lindsay Lohan était là aussi. Le Château était sa maison, et les gens du personnel étaient ses serviteurs. Elle avait réussi à trouver la clé de mon bungalow. Une nuit, elle est venue à 3 heures du matin. Je me suis réveillé dans le canapé, feignant de ne pas être surpris. Au lieu de coucher avec elle, je lui ai lu une nouvelle qui parlait d’une fille en manque d’attention.

Tous les soirs, Lindsay me cherchait. Mon ami russe, Drew, était toujours dans les parages tel un fantôme. Comme le portrait du marin blond, il était mon double, celui qui écrivait des scénarios parlant de viols et de meurtres. Un Dostoïevski hollywoodien ; il avait perdu son argent au jeu. Nous jouions beaucoup au ping-pong. Mon bungalow était dans le deuxième secteur, entouré de vignes. Tous les soirs, Lindsay me cherchait et je me cachais. Derrière la fenêtre, on apercevait Hollywood. 

James Franco est l’auteur de deux recueils de nouvelles, Palo Alto et Actors Anonymous.