Notre organe nerveux, dont le fonctionnement complet est encore mal compris, fascine chercheurs et scientifiques. Hasard du calendrier, ou pas, il arrive que certaines découvertes et annonces se télescopent. Alors qu’Elon Musk a annoncé en grande pompe Neuralink, sa nouvelle entreprise qui souhaite “connecter” notre cerveau à la machine, une étude parue dans Nature Communications ce lundi 3 avril annonce que des équipes françaises ont réussi à créer des puces électroniques connectées à des synapses artificielles. Ces composants seraient capables “d’apprentissage” autonome. En début de semaine, une autre équipe française, le laboratoire CellTechs, de l’école SupBioTech, a créé des “mini-cerveaux” à partir de cellules-souches. Ces structures complexes, en trois dimensions, pourraient permettre de recréer des modèles nous permettant de comprendre les maladies neurodégénératives comme Alzheimer ou Parkinson.
Tout ceci à quelques jours de la clôture de la Semaine du cerveau, manifestation scientifique internationale faisant la promotion des neurosciences et des facultés de l’incroyable machine qu’est le cerveau humain.
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Des synapses artificielles pour un cerveau électronique
Car le cerveau est tellement efficace qu’il dépasse de loin (pour l’instant) toutes les machines. Et c’est justement en s’inspirant du cerveau que l’on espère améliorer ces dernières. Ainsi, des chercheurs du CNRS, de Thales et des Universités de Bordeaux, de Paris-Sud et d’Evry ont créé une synapse artificielle, appelée “memristor”, capable d’apprendre “de manière autonome”. Leurs travaux sont publiés dans Nature Communications ce lundi 3 avril.
« Cette synapse est un système bio-inspiré basé sur l’architecture du cerveau humain, nous explique Vincent Garcia, qui a dirigé les travaux. Dans le cerveau, pour transmettre de l’information, il faut des neurones et des synapses. Jusqu’à présent, on savait comment reproduire un réseau de neurones artificiels, mais les synapses, c’est plus compliqué. L’avancée, là, c’est qu’on a réussi à donner au memristor les propriétés d’une synapse. On peut donc anticiper sa réponse et le faire apprendre ».
Le processus d’apprentissage de notre cerveau est lié à nos synapses, qui assurent la connexion entre les neurones. Plus la synapse est stimulée, plus cette liaison se renforce, et plus l’apprentissage s’améliore. En s’inspirant du cerveau humain, les chercheurs ont permis au memristor d’ajuster sa résistance sous l’action d’impulsions électriques similaires à celles des neurones. Si la résistance est faible, le flux d’information est fort et vice versa. C’est cette capacité de la synapse à adapter sa résistance qui permet l’apprentissage. « Au départ, toutes les synapses fonctionnent en même temps, explique Vincent Garcia. Mais au fur et à mesure qu’elles vont être exposées à de l’information, chaque synapse va se “spécialiser”. Ce qui permet une plus grande sensibilité aux variations d’informations. C’est cette variation d’informations qui permet l’apprentissage » .
Un cerveau dans son smartphone
En se basant sur le fonctionnement du cerveau, on peut donc espérer voir la création d’un réseau de synapses de ce type et donc de systèmes intelligents moins dépensiers en temps et en énergie. « À l’heure actuelle, ces réseaux de neurones artificiels sont intensément explorés par Google et Facebook pour développer la reconnaissance d’images, par exemple, mais avec leurs supercalculateurs conventionnels, qui demandent énormément d’énergie, explique Vincent Garcia . Pour donner un ordre de grandeur, le cerveau humain a besoin d’une puissance de 20 watts pour fonctionner, à une fréquence de 10 hertz. Les superordinateurs de Google demandent plusieurs dizaines de kilowatts pour des fréquences en gigahertz. En se basant sur une architecture inspirée de celle de notre cerveau, on pourrait simuler l’équivalent du système de reconnaissance d’images actuel de Google sur une puce, que l’on pourrait par exemple retrouver sur son smartphone ». Et lorsque l’on imagine que 2% des émissions de carbone mondiales proviennent des centres de traitement de données, la prouesse n’est pas seulement technologique. « L’empreinte écologique était une de nos motivations : remplacer les data-centers ».
Parmi les autres applications, ces memristors pourraient être utilisés dans les caméras des voitures autonomes. « En connectant ce système aux caméras bio-inspirées de Chronocam, on peut imaginer des capteurs automobiles qui anticiperaient beaucoup plus facilement les variations d’informations ». En d’autres termes, pour anticiper la traversée sur la route d’un enfant au dernier moment, rien ne vaut pour l’instant l’œil et le cerveau humains. Il s’agit donc d’intégrer aux futures voitures autonomes des caméras reproduisant l’œil humain connectées à un système informatique reproduisant le cerveau humain.
Et forcément, cette avancée ouvre la voie à de potentiels systèmes plus complexes, comme un ensemble de neurones artificiels interconnectés par ces memristors. Mais peut-on aller jusqu’à copier complètement un cerveau humain, comme l’imaginent les scientifiques du Human Brain Project (qui estiment réaliser cette prouesse d’ici 2024) ? Vincent Garcia préfère ne pas sortir de son domaine de compétence, mais reste dubitatif. « À mon sens, on n’est pas près d’y arriver. Dans un cerveau humain, on compte environ 10^15 synapses [pour les visuels : 10^15 = 1 000 000 000 000 000] . Là, on en a créé une et on va lancer des prototypes qui iront à peine jusqu’à une centaine de synapses ». Pour rappel, chaque neurone du cerveau humain est connecté à entre 10 000 et 100 000 synapses.
Quand Musk veut brancher notre cerveau
Évidemment, lorsque l’on évoque un cerveau électronique, difficile de ne pas songer aux visées transhumanistes de la Silicon Valley, Ray Kurzweil en tête.
D’autant que la semaine dernière, le très médiatique entrepreneur Elon Musk a lâché une nouvelle bombe : Neuralink. Avec cette nouvelle société, il souhaiterait connecter notre cerveau pour l’augmenter afin de lutter contre une éventuelle intelligence artificielle néfaste à l’avenir.
Cette annonce en fanfare arrive de manière fortuite quelques jours après la découverte du memristor. Mais pour le coup, il semble difficile de connecter entre elles ces deux informations. « Neuralink peut-il avoir besoin de synapses électriques ? Ça me parait compliqué. Déjà, il y a un gros problème d’échelle, indique Claude Touzet, maître de conférences et responsable du laboratoire de Neurosciences Intégratives et Adaptatives à l’université d’Aix-Marseille. Lorsque l’on parle d’implanter des électrodes dans le cerveau, on connecte en réalité chacune des électrodes à des réseaux de milliers de neurones. D’un point de vue pratique, on ne sait pas connecter une électrode à un neurone seul car l’échelle est trop petite. Alors je n’imagine pas que l’on puisse aller à l’échelle synaptique ».
De son côté, Vincent Garcia ne dit pas autre chose. « Nos synapses artificielles n’ont absolument pas été pensées pour être associées à des systèmes humains, explique-t-il, aussi gêné qu’amusé que l’on puisse envisager que son invention ne serve à une visée transhumaniste . Là encore, j’ai du mal à me prononcer, parce que ce n’est plus du tout mon domaine, mais honnêtement, ça me paraît très improbable ».
Cordon neuronal, cyborgs et communication
Pour autant, connecter le cerveau à la machine pour que ce dernier traite mieux l’information demeure bien le but d’Elon Musk (entre autres). Et s’il ne peut pas passer par les synapses pour une question d’échelle, Neuralink devrait probablement s’attaquer directement au cortex cérébral grâce à une technique de “cordon neuronal”, nano-composant qui reste encore à définir. Elon Musk devrait annoncer avec plus de précision son projet sur le blog WaitButWhy.
Car si Elon Musk est sans nul doute un entrepreneur de génie, cela implique d’être un très bon communiquant. Et lorsqu’il annonce que l’on pourra injecter ces cordons neuronaux avec une simple seringue dans les 4 ou 5 prochaines années, on imagine qu’il a quelque chose derrière la tête.
« Quand on s’intéresse au personnage, on imagine qu’il n’a pas balancé ces délais s’il n’a pas quelque chose derrière, une avancée technologique ou un nouveau procédé. S’il a dit ça, c’est qu’il a trouvé quelque chose » estime Claude Touzet. Avant de rectifier : « il a trouvé quelqu’un qui a trouvé quelque chose ».
« Sa force, c’est de savoir s’entourer de gens qui ont des idées. On sait qu’en science, il faut environ 20 ans avant qu’une bonne idée se transforme en quelque chose de concret. Mais lui c’est un entrepreneur, il n’a pas de temps à perdre. Il n’est pas embarrassé par les commissions scientifiques, les décisions sur les budgets, l’obligation des chercheurs à faire de l’enseignement en plus de leur recherche, etc. Il a la capacité d’embaucher LA bonne personne, qui se consacrera à 100% au projet. Donc s’il a une piste, ce que je crois, ces délais peuvent être pris au sérieux ».
« En plus, il a une assez bonne vision du futur sur les besoins humains, estime le chercheur. Donc il prend les bonnes idées, et il se positionne sur le futur, pour devenir incontournable. C’est aussi ce qu’il a fait sur Tesla, Paypal, etc ». Et cette capacité à se saisir des bonnes idées n’est pas neuve. Le CV de Claude Touzet en est une forme de preuve. En 1993, l’Université de Lausanne (EPFL), pour laquelle il travaille dans les domaines de l’intelligence artificielle et des réseaux de neurones, finance un projet novateur : « un réseau sous-terrain pour relier les villes suisses entre elles, explique-t-il. Sous vide, donc sans frottements, ce transport devait être extrêmement rapide et efficace. Mais il y a eu une votation et les Suisses ont refusé le projet ». Résultat, 20 ans plus tard Elon Musk fonde Hyperloop et creuse actuellement un tunnel sous Los Angeles pour “désengorger le trafic”. « Les Suisses avaient eu la bonne idée, mais Musk a eu la capacité de la réaliser ».
En 1997, le scientifique travaille avec la NASA. « Je codais les robots qui devaient enterrer le générateur nucléaire de la base martienne que la NASA voulait créer dès 2020. La conclusion, on la connait, la NASA a abandonné ses ambitions martiennes et aujourd’hui c’est SpaceX qui va aller sur Mars ». SpaceX qui est évidemment dirigée par… Elon Musk.
Aujourd’hui, Neuralink s’attaque à notre cerveau et à ses capacités cognitives. Et pour cela, l’entreprise aura besoin de connaître parfaitement l’architecture et la cartographie du cerveau et de ses fonctions cognitives. Claude Touzet le sait mieux que quiconque puisque c’est lui qui a rédigé la Théorie neuronale de la cognition (TnC) qui détaille précisément les fonctions cognitives. « Si Neuralink admet que ce sont les colonnes corticales, régions du cortex, qui gardent et traitent l’information et qu’ils arrivent à connecter des électrodes à ces colonnes corticales alors oui, on pourrait arriver à un meilleur traitement de l’information par notre cerveau » estime-t-il.
Mais nous n’y sommes pas encore. « À moins que l’on imagine des trépanations, il faudra déjà que les électrodes viennent se poser toutes seules, qu’elles circulent par voie sanguine et se calent elles-mêmes sur les zones voulues ». Par ailleurs, le chercheur précise qu’il « existe 160.000 colonnes corticales, ça parait donc assez compliqué de les connecter toutes ».
À terme, la chose pourrait être réalisable. Mais pourquoi faire ? « D’ici les 4 à 5 ans annoncés par Musk, on devrait pouvoir voir apparaître un usage thérapeutique. On imagine que si la technologie existe, ils voudront s’attaquer à la dépression, la tétraplégie, etc. On pourrait également rendre la perception à des gens qui l’ont perdue ». Mais le chercheur voit plus loin. « Si toutes les cartes corticales sont connectées, alors on aura une idée assez précise de ce qu’est la cognition. Et si un individu est branché en permanence, on saura immédiatement ce qu’il pense, ce qu’il a pensé et ce qu’il va penser ». La possibilité de télécharger la conscience dans un ordinateur, comme le souhaitent les transhumanistes, deviendrait possible. « Je ne crois pas à la conscience, mais télécharger notre cognition dans un ordinateur, oui, ça deviendra envisageable ».
On aurait alors « un clone cognitif informatique », estime Claude Touzet. Avec tout ce que cela comporte comme problématiques éthiques et philosophiques…
Faire pousser des cerveaux
Et des clones de cerveaux, nous pourrions aussi en avoir des “vrais”. La semaine dernière, une équipe du laboratoire CellTechs a annoncé avoir créé des “mini-cerveaux” à partir de cellules-souches particulières. Ces cellules-souches, appelées “IPS” sont dites “pluripotentes” et peuvent être reprogrammées pour devenir, par exemple, des cellules cérébrales.
L’approche n’a rien d’une première. « Dans les années 2000 on mettait déjà des cellules-souches dans des boîtes de pétri pour recréer des petits réseaux de neurones », rappelle Claude Touzet. La nouveauté est que les biologistes de CellTechs ont créé une structure en trois dimensions. L’ambition est désormais de faire croître dans cette structure semblable à un cerveau des cellules de différents types. « Les cellules possèdent une capacité d’auto-organisation. Des tissus complexes peuvent donc se former ainsi » explique à FuturaScience Frank Yates, chercheur principal des travaux .
« Évidemment, le but est de faire de la neurogenèse, créer des neurones pour les réimplanter et réparer ce qui s’est cassé avec les maladies neurodégénératives comme Alzheimer, indique Claude Touzet. Nous avions déjà tenté ce processus, on était même allé jusqu’à la phase clinique, donc le traitement avait été proposé à des patients, mais ça n’avait pas abouti. Car ce qu’on sait faire, c’est par exemple faire de la neurogenèse dans la région de l’hippocampe ou du cortex, mais ces neurones restent “locaux”, après on ne sait pas les piloter. Ça reviendrait à savoir planifier un jeu de hasard ». Autrement dit, faire pousser des cellules, même cérébrales, ne finit pas par donner un cerveau fonctionnel.
Or c’est précisément le but des recherches de CellTechs sur les cellules IPS. Et Frank Yates a confiance, fort de sa nouvelle modélisation de mini-cerveau en trois dimensions. Il espère que cette dernière permettra un jour d’arriver à un « clonage » de notre cerveau afin de mieux comprendre les maladies neurodégénératives. Et évidemment les guérir.
Les cellules IPS, par leur capacité de reprogrammation, ont permis de reléguer au second plan les interrogations éthiques sur la nécessité d’embryons humains pour le clonage « classique », mais elles pourraient en soulever d’autres. « Peut-être arrivera-t-on un jour à créer des cerveaux fonctionnels ; il se posera alors d’autres questions éthiques. Que seront ces cerveaux ? » questionne Frank Yates au micro de la Méthode scientifique sur France Culture.
Car si ces nouveaux cerveaux, recréés « de toutes pièces » sont fonctionnels, cela impliquerait-il nécessairement qu’ils soient dotés de capacités cognitives ? Dès lors, se poseraient les mêmes questions qu’avec les éventuels cerveaux électroniques : est-ce un individu à part entière ? Peut-il être doté de libre-arbitre ? Pourra-t-on encore « s’en servir » pour soigner d’autres cerveaux humains ? Ces questions peuvent sembler surréalistes, mais nous pourrions avoir besoin de nous les poser plus rapidement
Qu’il soit connecté, artificiel ou de synthèse, le cerveau n’a en tout cas pas fini de nous fasciner…