« Quand je suis arrivé à Marseille en 2003, je ne comprenais pas pourquoi je ne trouvais pas du poisson d’aussi bonne qualité qu’au Japon alors que les eaux d’ici regorgent d’espèces très variées et de grande qualité. Sur les étals, la chair du thon était terne, celle des daurades dures », s’étonne Ippei Uemura. Le chef de 38 ans, cheveux hérissés en pic, reçoit dans son restaurant.
Uemura explique avoir donc lancé sa propre enquête. Il a étudié, scruté, analysé, harcelé pêcheurs, poissonniers et tous ceux qui se trouvent de près ou de loin dans le business piscicole autour de la cité phocéenne pour tenter de comprendre. « Je suis allé voir les pêcheurs, j’ai regardé comment ils faisaient et je me suis affolé ! », sourit-il.
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La pêche industrielle n’est pas un sport sentimental. Poissons qui suffoquent lentement et sauvagement sur le pont du bateau, la tonne qui crève pour rien car jugée invendable, sans parler des tortues, dauphins, requins qui, impuissants, se prennent dans les mailles des filets.
« Je ne pouvais les laisser traiter le poisson comme ça. Je ne raconte même pas à quel point ça gâche le goût. Il fallait que je fasse quelque chose. »
« Je ne pouvais plus regarder les pêcheurs et les laisser traiter le poisson comme ça. Je ne raconte même pas à quel point ça gâche le goût. Il fallait que je fasse quelque chose », se rappelle Uemura. Dans ses bagages, le chef a rapporté ses couteaux qu’il chérit comme les Marseillais chérissent la bonne mère ainsi que des techniques ancestrales japonaises acquises auprès des pêcheurs de Kyoto, sa ville natale.
C’est plus particulièrement l’ikejime qu’Ippei a souhaité enseigner aux pêcheurs professionnels de Marseille, capitale de la bouille-abaisse. Lui, le Japonais, a parcouru 10 000 km pour apprendre aux gars du coin comment traiter et manger leurs poissons. Mais vous savez quoi ? Personne ne donne de leçons à ces gens-là. Les débuts ont donc été naturellement chaotiques.
Il a fallu convaincre, redoubler d’efforts pour bousculer les mauvaises habitudes. Uemura est un homme endurant et entêté, la fainéantise des uns, le mépris des autres, n’ont fait qu’exacerber son envie de continuer. « On me prenait pour un fou ! On m’envoyait balader tout le temps. Ils me disaient que ça leur prendrait trop de temps de pratiquer cette technique sur chaque poisson. »
Pourtant le résultat est époustouflant. Si vous n’avez jamais mangé un poisson tué façon ikejime alors vous n’avez pas goûté de poisson. Pourquoi Uemura s’est-il autant acharné ? « Au début, je l’ai fait parce que je ne voulais pas proposer du poisson de merde dans mon restaurant mais aussi pour ne pas le faire souffrir. Tout est lié, s’il a mal, le poisson est méga stressé et sa chair se durcit. »
« Au début, cette technique de pêche peut paraître moins rentable, il faut beaucoup d’organisation et ça prend du temps. Le poisson doit être tué dans l’heure où il a été pêché. Mais, au final, il est vendu 4 fois plus cher. »
Depuis son arrivée à Marseille, Uemura a formé une dizaine de pêcheurs de la rade. Grâce à son travail d’enseignement et de transmission, les mentalités s’ouvrent à ce savoir-faire encore considéré comme exotique. « Au début, cette technique de pêche peut paraître moins rentable, il faut beaucoup d’organisation et ça prend du temps. Le poisson doit être tué dans l’heure où il a été pêché. Mais, au final, il est vendu 4 fois plus cher », explique le chef.
Le meilleur moyen de lutter contre la souffrance du poisson ? Le tuer plutôt que de le massacrer. Pour cela, il faut appliquer les méthodes ikejime et shinkejime qui consistent à retirer le canal rachidien en moins de 10 secondes en plantant une aiguille entre les yeux (selon la taille du poisson) afin de couper le système nerveux tout en laissant le cœur battre.
« C’est un peu comme de l’acupuncture. Le poisson meurt sans le stress. En plus, ça va faciliter l’évacuation du sang qui est l’une des causes de la détérioration de la chair. » Un pêcheur assidu, peut maîtriser la technique en moins d’un mois. « Quand personne ne peut me fournir en poisson, je saute sur mon bateau de pêche pour aller le chercher moi-même. Mais maintenant que ma réputation est faite, je galère moins à en trouver », détaille celui qui a obtenu le Trophée Gault et Millau de la cuisine de mer en 2016.
Voilà ce qu’on peut retenir des préceptes du chef Uemura :
- Leçon n°1 : Être méticuleux. Sans méthode, pas de respect.
- Leçon n°2 : Ne Jamais toucher le poisson à mains nues. « Il faut se servir d’une serviette humide, parce que la différence de température entre celle de son corps et la nôtre le brûlerait instantanément. »
- Leçon n°3 : Lui éviter au maximum tout contact avec la lumière en couvrant le bac dans lequel il nage avec un torchon.
- Leçon n°4 : Tuer le poisson dans l’heure et séparer les différentes espèces dans des bacs distincts.
Ippei est perfectionniste. Il est même maniaque. C’est l’une des raisons qui l’a poussé à lancer Tabi (« voyage » dans sa langue maternelle) son nouveau restaurant ouvert il y a quelques semaines. « Je voulais un lieu qui soit plus chaleureux et plus accueillant que mon précédent établissement », justifie-t-il.
L’adresse a changé, sa cuisine aussi. « Dans mon ancien restau, je voulais faire découvrir aux Marseillais la cuisine japonaise avec des produits et techniques ramenés du Japon. Là, j’ai abandonné les matières japonaises pour des produits provençaux. »
Pour cela, il part à la rencontre, avec sa brigade, de chaque viticulteur, céramiste, pêcheur, maraîcher, ébéniste ou brasseur de saké. Le chef ne laisse aucune place au hasard, il veut connaître celles et ceux qui permettent à sa cuisine d’exister, leur condition de travail, leur histoire et l’histoire du produit. Sa rigueur est une quête altruiste pour ses clients mais aussi pour la ville « qui a tant fait pour lui ».
« C’est ici que je me suis vraiment découvert en tant que chef, que j’ai pu m’exprimer en tant que tel. Et le plus important, c’est ici que quelqu’un m’a tendu la main pour que je puisse ouvrir mon premier restaurant alors que j’étais au fond du trou à cause d’une très longue convalescence. » Ce cheminement, ses différentes formations, de sculpteur sur fruits et légumes, de diététicien, d’œnologue en saké, de pêcheur font de lui un chef omniscient.
Alors à quoi s’attendre en allant chez Tabi ? À un show, laisse entendre le chef. Déjanté pour le profane, millimétré pour l’initié. Quoi qu’il en soit, le voyageur immobile*, confortablement assis devant son assiette n’aura qu’à écarquiller grands les yeux et ouvrir la bouche. L’iode, la montagne du garlaban, l’écume méditerranéenne le mistral provençal viendront à lui sans qu’il n’ait à quitter son fauteuil.
« Je veux que les grands chefs citent Marseille quand ils parlent du poisson. Je n’abandonne pas, je ferai tout pour qu’on mange du bon poisson à Marseille et aussi en France. »
Comme annoncé, les ingrédients seront bien méditerranéens mais la technique et la mise en scène seront sans aucun doute d’ailleurs. Cérémonial, choix de la céramique, des cuissons, des techniques de présentation, variété des produits ; seul un chef de grande expérience peut prétendre à un menu qui sera kaiseki. « Il faut au minimum dix ans pour passer au comptoir. Avant ça se passe dans l’arrière-cuisine où il faut réussir à sortir du lot. »
Le restaurant vient tout juste d’ouvrir qu’Ippei a déjà d’autres projets en tête. L’utopiste, amoureux de Marseille, ambitionne prochainement d’ouvrir une entreprise entièrement dédiée au poisson où il maîtrisera chaque rouage, de la pêche, au transport en passant par la conservation.
Pour lui, c’est la clé. Pour qu’enfin on mange du bon poisson, aucune étape ne doit être laissée au hasard. « Je veux que les grands chefs citent Marseille quand ils parlent du poisson. Je n’abandonne pas, je ferai tout pour qu’on mange du bon poisson à Marseille et aussi en France. »
*Jean Giono, écrivain provençal
Tabi, 165 Corniche Président John Fitzgerald Kennedy, 13007 Marseille
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