Photo via l’utilisateur Flickr Laurent Guedon
Actuellement, 5 414 200 Français sont à la recherche d’un job – ce qui fait un paquet de monde sur le carreau. Aussi craint qu’une soirée d’anniversaire dans un bar à Saint-Michel, le chômage reste l’une des nombreuses choses de ce monde qui peut nous pourrir la vie. Dépression, picole et autres dysfonctionnements érectiles sont les principales conséquences du chômage. Aussi, les infos se chargent quotidiennement de nous rappeler à quel point la situation est pourrie pour les demandeurs d’emploi. Alors que la Finlande s’apprête à tester le revenu inconditionnel – un revenu égal pour tous, que vous travaillez ou non –, la France continue d’empiler ses chômeurs à ne plus savoir qu’en faire.
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Mais, comme pour les problèmes d’érection, on pense toujours que ça n’arrive qu’aux autres. On a tous un pote qui a déjà été au chômage et qui n’a pas pour autant terminé dans un caniveau, un pénis flaccide à la main et une seringue plantée dans le bras. Aujourd’hui, c’est pourtant la peur du chômage plus que l’amour de son travail qui fait lever beaucoup de monde le matin. C’est en partant de ce constat que je me suis demandé si le chômage était vraiment la pire chose qui puisse m’arriver, surtout que certaines personnes respectables semblent tout à fait s’en accommoder.
J’ai terminé mes études il y environ deux ans. Depuis, j’ai toujours eu du boulot, mais je n’ai connu mon premier CDI que récemment. Avant d’avoir obtenu ce que tout le monde considère comme le Graal absolu, j’ai navigué entre des stages et un statut d’auto-entrepreneur. L’État aime beaucoup multiplier les statuts sociaux, qui lui permettent de transformer des chômeurs en « entrepreneurs » et accessoirement de faire baisser le taux de chômage de manière artificielle. Pendant ces années bancales, on pouvait se séparer de moi du jour au lendemain sans la moindre justification. Tous les jours, je me demandais quand mon heure arriverait, surtout pour une personne comme moi dont le travail n’est pas l’épicentre de la vie. Plus tard, la peur du licenciement se montra bien plus grande lorsqu’un matin, une collègue s’est vu mise à la porte en quelques secondes. C’était la première fois que j’assistais à ça.
À ce moment précis, je n’ai pu m’empêcher de me mettre à sa place, et je me suis demandé comment j’aurais réagi – très mal, probablement. Que faire lorsqu’on vous dit que l’on n’a plus besoin de vous et que le salaire et les RTT, c’est fini ? A priori, on ne réalise pas ce qui est en train de se passer sous nos yeux, un peu comme quand vous êtes dans le bureau aseptisé de votre médecin et qu’il vous annonce que vous avez un cancer. Notre cerveau se bloque car il se passe quelque chose qu’il n’arrive pas à saisir immédiatement. On comprend que ça va être la merde et que les choses vont changer, mais il est impossible de réaliser la gravité de la situation tant que les conséquences ne sont pas arrivées. Mais la vie fait en sorte qu’elles arrivent très vite.
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Si je devais perdre mon job du jour au lendemain pour cause de « productivité trop faible », un millier de questions seraient susceptibles de traverser mon cerveau d’ex jeune cadre dynamique. Comment vais-je payer mon appart ? Comment vais-je manger ? Comment vais-je payer mon prêt étudiant ? Ma copine va-t-elle rester avec un mec qui vient de se faire lourder ? Combien vais-je toucher d’allocs ? Comment ça marche ? On entre dans l’inconnu. Et l’inconnu, c’est toujours mieux quand on a un compte en banque bien rempli.
Sans travail, je m’imagine rester chez moi à me refaire les 9 saisons de X-Files avec des pizzas, perdre mes potes par manque de stimulation intellectuelle et voir ma copine se marier avec un trader américain aux dents excessivement blanches. Mais après avoir flippé pendant une bonne journée, je reviendrais probablement à la raison grâce à l’existence de Pôle Emploi. Oui, être au chômage en France est parfois mieux que d’avoir un job dans d’autres pays. Il n’y a pas beaucoup d’endroit sur cette planète où vous pouvez toucher 70 % de votre salaire pendant plusieurs mois sans rien foutre, à l’exception de quelques rendez-vous inutiles. Finalement, perdre mon job me mettrait la pression, mais pas trop non plus. J’en profiterais pour faire le classique « Allez, je me donne un mois et après et je cherche un nouveau job ». Présenté comme ça, le chômage aurait presque l’air cool. Ce serait une sorte de pause intellectuelle où je pourrais réfléchir au sens de ma vie et terminer tous mes jeux vidéo inachevés par manque de temps. Avec du temps libre et des allocations qui tombent tous les mois, je pourrais me balader la journée, faire mes courses quand tout le monde bosse, jouer au foot quand tout le monde bosse et dormir quand tout le monde bosse. Des vacances, en somme.
Mais dire cela fait aussi de moi le chef incontesté des fils de pute, une sorte de grosse blatte sans aucun recul sur sa situation et celle des autres. Car ma situation n’est pas majoritaire, loin de là. J’en suis pleinement conscient. J’ai eu la chance de ne pas naître dans le Nord-Pas-de-Calais, où le chômage atteint des records, de faire des études supérieures qui mènent à un travail correctement rémunéré et d’avoir un capital social et culturel important qui peut me permettre de retrouver un boulot plus aisément que la moyenne. En gagnant plus du SMIC, mes allocs seront elles aussi plus élevées que la plupart des chômeurs de ce pays. Et surtout, j’ai 26 ans. Il est clair qu’être au chômage à mon âge n’est pas pareil que de l’être à 55 ans avec trois enfants, un prêt pour la maison, un prêt pour la bagnole et un prêt pour rembourser celui de la bagnole. Là, tout peut aller vite. Exemple que notre vie peut rapidement devenir un enfer : aujourd’hui, un ancien directeur français d’un géant de l’informatique passe tous les jours au café « Les petits frères des pauvres » des Batignolles car il n’a pas de quoi manger à sa faim. Tout le monde peut y passer. Mais être chômeur à 26 ans serait de nos jours presque normal. Aucun recruteur ne serait choqué par cette situation. Il faut dire qu’être jeune et dans la merde est devenu classique. La France compte aujourd’hui deux millions de jeunes (18 à 25 ans) sans emploi et un jeune sur quatre vit en dessous du seuil de pauvreté. Disons qu’on me comprendra si je me pointe à un entretien après quelques mois de chômage.
Le Chômage, tableau de Louis-Adolphe Tessier, 1886, musée des Beaux-Arts d’Angers
Malgré ces quelques avantages liés à mon âge et ma bonne étoile, être au chômage pourrait tout de même m’apporter son lot de maladies sociales désagréables. Une fois les premiers jours de glande passés et mes survival terminés, les choses risqueraient de devenir relativement nulles. C’est avant tout mon cadre social qui serait remis en cause. Le travail occupe mon esprit, me fait rencontrer des gens et m’oblige à mettre un certain ordre dans ma vie. Plus que ça, mon job me permet de me placer dans la société où l’étiquette du chômeur s’apparente à celle du redoublant au lycée. On l’aime bien, c’est un type souvent marrant mais on préfère ne pas l’avoir à côté de nous pendant un contrôle. Le monde du travail est régi par les mêmes lois que n’importe quel autre réseau ou groupe. Ses membres trouvent un intérêt à se côtoyer du fait qu’ils ont sensiblement la même journée et les mêmes emmerdes quotidiennes. En étant au chômage, je passerais rapidement de travailleur méritant à parasite de la société qui joue au tennis grâce aux impôts des autres. Même avec des allocs, un chômeur reste en marge de la société et se doit de tout faire pour s’intégrer de nouveau au monde du travail, de l’emprunt et des 35 heures. Finalement, être au chômage provoquerait la même cassure sociale que si j’étais alcoolique ou junkie.
Sans job et sans statut digne de ce nom, un sentiment d’inutilité pourrait aussi rapidement m’envahir car tout ce temps libre me paraîtrait totalement immérité. Dans une société où travailler est la norme, les congés et tous les jours libres sont vus comme un cadeau du fait de notre bon travail. Mon emploi du temps soi-disant allégé de chômeur deviendrait un fardeau que je devrais justifier continuellement à moi-même et aux autres. Il ferait naître en moi une forme de culpabilité constante. Être au chômage me mettrait donc dans une position d’infériorité quotidienne. En fait, ne pas rapporter d’argent – que ce soit à vous même ou à une entité – est nécessairement vu comme « ne rien faire ». Ne pas avoir de travail à plein temps, c’est ne plus avoir d’excuses pour dire « non ». Tout le monde s’attend à ce que vous soyez disponible pour les autres car vous n’avez pas de travail. Sauf que non – l’expression « sans activité » semble être un abus de langage. La journée d’un chômeur se tourne exclusivement vers la recherche d’un nouveau job, même les plus suicidaires comme les centres d’appels. Et il faut se lever tôt pour enchaîner les rendez-vous et les défaites. Je ne peux m’empêcher de penser qu’être au chômage ferait de moi une sorte d’esclave de ceux qui ont un travail, de ceux qui triment tous les jours et qui par conséquent sont les seuls à avoir le droit de se plaindre et d’être fatigué. On est là en pleine tradition judéo-chrétienne : il faut souffrir pour pouvoir profiter.
« Finalement, être au chômage provoquerait la même cassure sociale que si j’étais alcoolique ou junkie. »
Perdre mon job, ce serait surtout me retrouver seul comme un con. Mes amis sont comme 99,9 % des jeunes travailleurs : ils bossent la journée et regardent Game of Thrones en commandant un plateau de sushis le soir. Au-delà de toute considération financière, ce qui m’inquiète avant tout dans le chômage est la solitude qui en découle. Quand on pense solitude, on pense aux personnes âgées qui attendent toute la journée le cul sur leur fauteuil que quelqu’un daigne venir les voir. Sauf que, selon une récente enquête, les chômeurs seraient beaucoup plus touchés par la solitude que les petits vieux. La solitude me fait bien plus flipper que de ne plus avoir d’argent. Crever tout seul chez moi devant l’interface du site de Pôle Emploi est la pire chose que je puisse imaginer. Après réflexion, le chômage semble être un véritable cancer social, un monstre qui peut détruire n’importe qui et qu’il vaut mieux tuer le plus vite possible. Par tuer, j’entends : trouver un nouveau job qui ne donne pas envie de se trancher la jugulaire tous les matins – ou bien faire le choix de ne pas travailler et d’en accepter les conséquences.
En imaginant le chômage comme la pire chose qui puisse nous arriver, on place alors le travail comme un instrument essentiel de notre bonheur. Pourtant, avec près de deux millions de smicards en France – sans compter les millions de travailleurs qui gagnent quelque cinq euros de plus que le SMIC –, le travail n’apporte probablement que peu de bonheur à la plupart des gens de ce pays. Il paraît donc absurde de continuer de l’imaginer comme la chose la plus importante de notre vie. Certains pays européens l’ont compris et font depuis preuve d’un peu plus de courage que nous, comme la Finlande avec son revenu inconditionnel. Si vous souhaitez gagner plus d’argent ou simplement parce que vous aimez votre boulot, libre à vous de travailler. Cette idée qui risque de faire imploser les fétichistes des heures sup remet évidemment en cause le travail comme seul intégrateur social en proposant une société où il est un choix et non une contrainte qu’il faut subir à tout prix. Il n’est plus question de se prostituer devant n’importe quel recruteur pour un boulot de merde, mais plutôt de dignité et de respect de soi. Surtout, il n’y aurait plus de chômeurs mais simplement des branleurs.
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