Une discussion avec Christophe Guilluy à propos 
des riches et des pauvres en France
Portraits de Melchior Ferradou-Tersen

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Culture

Une discussion avec Christophe Guilluy à propos 
des riches et des pauvres en France

Le géographe nous explique pourquoi les classes populaires traditionnelles n'ont plus rien à faire de ce que prescrivent les élites.

Maurice Dantec ou Philippe Muray étaient les « nouveaux réactionnaires » de 2002. On disait de ces intellectuels français qu'ils étaient responsables du retour en force du péril brun et de la dissolution de la frontière entre vraie droite et vraie gauche, parce qu'ils avaient critiqué frontalement la société festive ou l'économie de marché. Ils avaient alors été dénoncés par Daniel Lindenberg dans Le Rappel à l'ordre : Enquête sur les nouveaux réactionnaires, somme que n'aurait pas reniée Tomás de Torquemada, père de l'Inquisition espagnole.

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Il y a désormais Jean-Claude Michéa, Élisabeth Lévy ou Michel Onfray. Ces derniers incarnent les « néoconservateurs » de 2016, des penseurs qui questionnent les bienfaits du libéralisme libertaire, le relativisme intégral ou le triomphe de l'individu tout-puissant. Parmi ce groupe mouvant se dissimule le « Onfray de la géographie » selon Cécile Daumas de Libération, Christophe Guilluy.

On doit à ce géographe de formation Fractures françaises et La France périphérique, deux livres qui ont beaucoup fait parler – en bien et en mal – pour avoir mis en exergue l'abandon des classes populaires traditionnelles par les élites dirigeantes. Aujourd'hui, Christophe Guilluy revient avec Le Crépuscule de la France d'en haut, disponible chez Flammarion. Je l'ai invité à fumer quelques clopes chez moi afin d'en savoir plus sur les raisons qui auraient poussé « le peuple » à envoyer se faire foutre les élites – notamment de gauche.

Portrait de Melchior Ferradou-Tersen

VICE : Bonjour M. Guilluy. Peut-on dire qu'à l'heure actuelle deux France – l'une métropolitaine, l'autre périphérique – cohabitent sans jamais se croiser ? 
Christophe Guilluy : Ce que l'on peut affirmer, c'est que deux France ne se parlent plus. C'est ce que j'appelle dans mon livre le « marronnage » des classes populaires – à la base, ce terme renvoie à la fuite des esclaves des espaces contrôlés par leur maître. C'est ce qui est en train de se passer en France : les classes populaires n'écoutent plus ce que prescrivent les élites.

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Pourquoi cela ?
Pour de nombreuses raisons, mais surtout parce que ces dernières se sont décrédibilisées. Les exemples sont nombreux : Nicolas Sarkozy a affirmé que la lutte contre les paradis fiscaux était l'une de ses priorités tandis que son successeur a déclaré que son ennemi était la finance. Pour les résultats que l'on connaît.

Cette « France d'en haut » que vous évoquez dans votre livre est-elle si homogène que cela ?
Elle n'est pas homogène au sens social mais elle pousse dans une seule et même direction, si l'on peut dire.

On pourrait pourtant avancer que de par sa pluralité, cette France d'en haut, métropolitaine, ne manque pas de critiquer l'élite politique, culturelle, etc.
Si vous faites référence aux critiques émises par les élites, je reste persuadé qu'elles sont factices. C'est ce que Philippe Muray appelait la rebellocratie – la critique d'un système par ceux qui jouissent de celui-ci. C'est ça le truc génial avec la bourgeoisie d'aujourd'hui. Elle critique les puissances financières et les inégalités tout en se définissant comme ouverte, cool. D'ailleurs, elle refuse même le terme de « bourgeoisie » ! À l'entendre, elle fait partie de la classe moyenne. Au passage, c'est tout à fait pratique car ça empêche les ouvriers de se définir en opposition à ces bourgeois.

C'est d'ailleurs pour cela que j'ai voulu importer en France le terme de bobo il y a plus de 15 ans : ça permettait de réactiver un conflit de classe. La réaction a été immédiate. Je me suis pris tous les membres de l'intelligentsia universitaire et médiatique dans la gueule. Ça les avait sans doute touchés un peu trop personnellement.

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Les gens très qualifiés dont vous parlez sont loin d'être tous très riches. Les cas de CSP+ relativement pauvres sont légion.
Oui, bien sûr. La question n'est pas uniquement liée aux revenus des individus mais également à leur intégration culturelle, politique et sociale au système. Je sais très bien qu'il y a de nombreux intellos précaires. Malgré cela, ils sont parfaitement intégrés à l'économie mondialisée. Ils vivent là où se crée l'emploi.

Tout le monde a cru qu'avec la division internationale du travail, on allait tous devenir des cadres supérieurs tandis que les Chinois se mettraient à produire ce dont nous aurions besoin. Cette erreur-là est à l'origine de ce que j'appelle « la sortie de la classe moyenne » de nombreux ouvriers mais aussi de nombreux employés, qui se précarisent.

Si l'intégration des métropoles à la société mondialisée n'est pas récente, la défiance généralisée à l'encontre des élites l'est bien plus. Bien entendu, les épisodes de révoltes « populistes » ont été nombreux dans l'Histoire de notre pays – à l'image du boulangisme – mais l'ampleur de ce schisme semble tout à fait inédite. Qu'en pensez-vous ?
À la base, les catégories populaires ont joué le jeu de la mondialisation, de la construction européenne, de l'adaptation à des conditions de travail spécifiques dans le secteur privé. Elles ont cru à ce discours en pensant que leur situation personnelle allait s'améliorer, ce qui n'a pas été le cas. Pour ces catégories populaires, l'important n'est pas de trancher le débat « Pour ou contre l'Union européenne ? » Non, ce que veulent ces gens, c'est constater les effets des mesures prises.

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Après trois, quatre décennies d'adaptation à la mondialisation, ils ont compris qu'ils n'en voyaient pas les fruits, tout simplement.

Pourtant, et vous en parlez dans votre livre, on note que les ouvriers sont nombreux à accepter la flexibilisation du marché du travail. En gros, ils s'opposent aux élites mais sont prêts à s'adapter. Ils sont d'abord pragmatiques.
C'est vrai. C'est ce qu'avait pigé Nicolas Sarkozy en insistant sur son « travailler plus pour gagner plus ». Depuis Paris, les gens s'étaient moqués de ce discours, mais les ouvriers, eux, y avaient vu une chance unique d'accroître leurs revenus. C'est d'ailleurs l'une des raisons qui expliquent la chute rapide de François Hollande auprès de l'électorat ouvrier – il a supprimé cette mesure lors de son arrivée au pouvoir.

Je pense que pour une large partie de cet électorat, le problème réside avant tout dans l'ouverture tous azimuts. De nombreux ouvriers, et plus largement les classes populaires, se demandent si un peu plus de protectionnisme ne ferait pas de mal – sachant que leur situation est déjà très compliquée. Tout le monde a cru qu'avec la division internationale du travail, on allait tous devenir des cadres supérieurs tandis que les Chinois se mettraient à produire ce dont nous aurions besoin. Cette erreur-là est à l'origine de ce que j'appelle « la sortie de la classe moyenne » de nombreux ouvriers mais aussi de nombreux employés, qui se précarisent. En France, on a beaucoup de mal à l'accepter.

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La désaffiliation politique et culturelle qu'on a observée chez les ouvriers puis chez les paysans et les employés résulte de cela : de la sortie de la classe moyenne de ces catégories.

Vous savez, les quelques émeutes dans les banlieues n'ont jamais fait peur aux pouvoirs publics – leur absence de structuration les conduit à rester marginales, vaines.

Cette population est-elle condamnée à sortir de la classe moyenne ? Ne peut-elle se déplacer, rejoindre les zones de création d'emplois ?
C'est là qu'intervient le concept de villes-citadelles, ces grandes métropoles devenues inaccessibles pour de nombreux fils d'ouvriers et d'employés. Celles-ci, de par la logique immobilière, sont devenues binaires et ont fait disparaître le marché de l'emploi intermédiaire.

Qu'entendez-vous par « binaire » ?
Aujourd'hui, on a besoin de quoi dans les métropoles ? D'un binôme hyper inégalitaire. D'un côté, on trouve des gens très qualifiés, des cadres supérieurs ; de l'autre, à la marge, des gens qui occupent des emplois de service, de BTP, de restauration. Ces derniers sont bien souvent des immigrés ou des descendants d'immigrés qui se concentrent dans les logements sociaux des grandes métropoles. N'oubliez pas que par « métropole » je n'entends pas uniquement « ville » mais aussi l'aire urbaine qui l'entoure.

Cette répartition des tâches permet à la France d'en haut de résider dans des villes onéreuses malgré des revenus qui ne sont pas toujours très élevés. En effet, si vous n'aviez pas des Maliens dans la restauration, vous ne pourriez pas payer votre repas 15 euros à Paris. Ce système se perpétue parce que les principaux intéressés en profitent.

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Même les banlieusards ? Pouvez-vous m'expliquer ce qui, selon vous, sépare les pauvres des banlieues des pauvres appartenant à la France périphérique ?
Eh bien, tout simplement la proximité d'un centre économique dynamique. Quand vous habitez à La Courneuve, vous êtes à quelques minutes de Paris. Je ne dis pas que ça va être facile pour vous de trouver un job, bien au contraire, mais le champ du possible est plus élevé en comparaison de celui de la France périphérique – celle des petites villes, des villes moyennes et des zones rurales, soit 60 % de la population.

Peut-on dire que l'État arrive à limiter la grogne de la France périphérique via ses politiques de redistribution ?
Tout dépend des masses qui sont en jeu, en fait. Si on a en tête les représentations classiques qui prédominent en France, il n'y a pas lieu de s'inquiéter. Si, à vos yeux, la classe moyenne est encore prédominante dans notre pays, tout va bien se passer. Ce n'est pas ce que je pense. Je crois vraiment que la sortie de la classe moyenne de nombreux employés et ouvriers crée les conditions d'une déstabilisation du pays.

Vous savez, les quelques émeutes dans les banlieues n'ont jamais fait peur aux pouvoirs publics – leur absence de structuration les conduit à rester marginales, vaines. Par contre, une opposition comme celle des Bonnets rouges, mieux organisée, a inquiété cette France d'en haut, qui y a vu à juste titre une remise en cause de son autorité.

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Vous pensez vraiment que les ouvriers de l'usine Renault en avaient quelque chose à foutre de Jean-Paul Sartre lorsque celui-ci appelait à l'union des « masses » et des « intellectuels » à Billancourt en 1970 ?

Je vois. Sinon, quel regard portez-vous sur les tensions propres à la société multiculturelle française, que vous évoquez dans votre livre ?
Repartons un peu en arrière, si vous le voulez bien. En France, on a cru qu'on allait pouvoir adopter un modèle économique sans en subir les conséquences sociales et sociétales. On s'est dit que le républicanisme à la française allait être plus fort que tout, qu'il allait unir les populations, ce qui est complètement faux. Allez dans un collège et écoutez les gamins parler des Noirs, des Juifs, des Arabes et vous comprendrez que c'est une chimère.

C'est pour cela que j'affirme que la société française s'est « américanisée », qu'elle est devenue une société multiculturelle à part entière – avec une forme de communautarisation qui germe un peu partout. C'est tout à fait logique, en fait. Dans les catégories populaires notamment, face à l'absence d'alternative politique, comment réagit-on ? Eh bien, on privilégie le petit capital social et culturel, les liens traditionnels, familiaux, de voisinage, confessionnels. C'est vrai dans la France périphérique et c'est vrai en banlieue, quelle que soit son origine ou sa religion.

La logique identitaire n'est pas réservée aux petits blancs des villes moyennes mais aussi aux descendants d'immigrés en banlieue. Certains redécouvrent l'islam, d'autres votent Front national (FN), mais tous ont compris une chose : la France d'en haut ne leur parle plus, ou alors uniquement lors des élections. Encore une fois, j'insiste : la France en haut, ça ne veut pas dire « les riches ». La critique des riches fait justement partie de la logique de la France d'en haut.

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Pourquoi cette France abandonnée vote-t-elle encore, alors ?
En fait, elle ne vote presque plus. Regardez l'abstention aux législatives, les élections les plus importantes. Le FN est l'arbre qui cache la forêt, celle de la désaffiliation des catégories populaires. Ces dernières n'écoutent plus ce qu'on leur dit et se positionnent selon leur quotidien. C'est pour cela que je reste persuadé que c'est ce quotidien, cette réalité, qui mène le monde, et non de prétendues Idées tombées du ciel.

D'ailleurs, c'est aussi pour cela que la sédentarisation des classes populaires de la France périphérique me paraît hyper importante. Cette sédentarisation modifie le regard de ces gens sur le monde. Idéologiser les classes populaires est commode. Ça permet de leur refuser le droit d'avancer un diagnostic sur leur situation en leur disant qu'ils sont dans le vécu et non dans l'analyse, ce qui est très mal vu par la France d'en haut.

Faire passer l'Idée avant l'expérience est quelque chose de très « français », non ? Il n'y a qu'à comparer l'Histoire de la philosophie hexagonale à l'empirisme britannique, par exemple.
C'est évident. L'idée que le haut montre la voie au bas est très ancrée dans les mentalités françaises, surtout à gauche. La notion d'éducation des masses est omniprésente – celle d'avant-garde aussi. C'est ce biais cognitif qui empêche les élites de bien appréhender l'état de notre société. Elles se contentent d'évoquer une prétendue « zemmourisation », « islamisation » ou « droitisation » de la société et apposent des concepts creux sur une réalité qui est plurielle. Pourquoi ? Parce que cela leur permet de marginaliser tout ce qui va à l'encontre de la société d'ouverture comme elles l'imaginent.

J'ai toujours eu horreur des gens se prétendant supérieurs moralement. C'est lors du Brexit que ces mecs ont révélé leur vrai visage, celui d'une élite méprisante. Ce n'est pas nouveau non plus, hein. Dès qu'il y a des élections et un vote FN élevé, on nous ressort le sempiternel article sur les électeurs et leur niveau d'études, en confondant corrélation et causalité et en faisant preuve d'un mépris crasse. Ce que ces élites feignent d'oublier, c'est que l'être humain est ambivalent quand il s'agit de l'ouverture aux autres. Ces élites vont prôner la diversité le matin et ne pas respecter la carte scolaire l'après-midi pour mettre leur gamin dans le meilleur lycée possible.

Aujourd'hui, les gens me paraissent saisir de mieux en mieux l'hypocrisie de la situation. Est-ce pour cela que les élites ne parlent plus au peuple ?
En partie, mais il faut avouer que cette situation n'est pas nouvelle. Vous pensez vraiment que les ouvriers de l'usine Renault en avaient quelque chose à foutre de Jean-Paul Sartre lorsque celui-ci appelait à l'union des « masses » et des « intellectuels » à Billancourt en 1970 ? Les gens se moquent éperdument de tels discours. Ce n'est pas nouveau et ça ne fait que s'enraciner. Qui regarde encore les débats politiques ou les allocutions du chef de l'État ? C'est ça que j'appelle le marronnage : cette sortie de la sphère d'influence des élites de la part des classes populaires, qui préfèrent mater un bon film ou Cyril Hanouna que François Hollande. Qui pourrait leur reprocher quand on sait à quel point elles sont méprisées ?

Merci beaucoup, M. Guilluy.

N'hésitez pas à commander Le Crépuscule de la France d'en haut, publié chez Flammarion. 

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Une version résumée de cet entretien a été publiée dans la version papier de VICE.