Lorsque vous pensez au monde du crime organisé en Asie du Sud-Est, vous imaginez peut-être des laboratoires de méthamphétamine, des réseaux de trafic d’êtres humains ou le commerce des espèces menacées, qui représente des milliards de dollars. Mais dernièrement, les forces de l’ordre ont remarqué que des marchandises des plus étranges circulaient dans le monde clandestin : des déchets en plastique comme des bouteilles, des emballages de bonbons et des pots de yaourt.
À la fin de l’année dernière, Interpol a constaté une recrudescence des activités du crime organisé visant à faire passer en contrebande du plastique recyclable des pays riches vers l’Asie du Sud-Est. L’organisation a indiqué que la disparition du plastique dans les décharges et les fours de la région constituait une activité en plein essor. Bien qu’il soit difficile d’estimer l’importance financière de ce commerce, s’il ressemble au marché illicite des déchets électroniques, il pourrait représenter des centaines de millions, voire des milliards de dollars.
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Ce n’est pas parce que les gangsters aiment l’environnement, bien sûr. En 2018, une interdiction du plastique par la Chine a jeté le désarroi sur le marché mondial du recyclage, envoyant des cargaisons massives de déchets indésirables, principalement en provenance des nations riches, vers les pays en développement. Les retombées sont arrivées en Asie du Sud-Est, et les opérations de répression menées ces deux dernières années suggèrent que le commerce illégal en est un élément clé.
« Le trafic de déchets devient très complexe, explique Patricia Grollet, coordinatrice opérationnelle d’Interpol pour la criminalité liée à la pollution. C’est pour cela que le crime organisé est impliqué derrière. Parce qu’il y a un niveau de sophistication qui est vraiment celui d’une entreprise criminelle. » Et suite aux nouvelles restrictions sur le commerce mondial du plastique qui sont entrées en vigueur en janvier, Grollet s’attend à ce que la situation empire.
Selon les écologistes, la pollution plastique est une crise mondiale qui s’aggrave. Environ la moitié de tout le plastique jamais produit a été fabriquée au cours des 20 dernières années, selon Our World in Data.
Chaque année, environ un cinquième de cette production est recyclé. Le reste va dans les décharges, les incinérateurs et, de plus en plus, dans les océans, où il nuit à la faune et à la flore et conduit à des horreurs comme le « vortex de déchets du Pacifique nord ».
Le recyclage étant coûteux, les pays développés en ont historiquement sous-traité une grande partie. Pendant des décennies, la Chine a été leur point d’ancrage, absorbant environ la moitié des déchets plastiques exportés.
Mais les autorités chinoises ont fini par se rendre compte qu’elles recevaient beaucoup plus de plastique qu’elles ne pouvaient raisonnablement en recycler. Et avec la croissance économique, il y avait beaucoup de plastique domestique à gérer. Il y a trois ans, la Chine a donc interdit l’importation de tous les plastiques, sauf les plus utilisables. « Elle a fixé des exigences strictes que très, très peu d’importateurs pouvaient respecter, explique Eirik Lindebjerg, responsable de la politique mondiale en matière de plastique pour le Fonds mondial pour la nature. Dans la pratique, c’est devenu une quasi-interdiction. »
Des millions de tonnes de plastique avaient besoin d’un nouveau foyer, et l’Asie du Sud-Est est devenue une cible. Le plastique a afflué en Thaïlande, en Indonésie, en Malaisie et aux Philippines, des pays qui disposaient d’une certaine capacité de recyclage et souhaitaient en développer davantage. Mais il est vite apparu que les volumes dépassaient de loin ce qu’ils pouvaient recycler de manière légale, et encore moins écologique.
Les déchets plastiques ont commencé à apparaître dans les forêts, les champs et autres décharges improvisées, sans que personne ne sache d’où ils venaient ni comment ils étaient arrivés là.
En 2018, les habitants de Pulau Indah, une île qui se trouve près de Port Klang, le deuxième plus grand port d’Asie du Sud-Est, ont protesté contre la pollution due aux opérations de recyclage illégales qui se multipliaient un peu partout dans la région.
Heng Kiah Chun, un militant de Greenpeace Malaisie, s’est rendu sur place avec une équipe d’enquêteurs. Ils ont trouvé des montagnes de plastique n’appartenant à personne. Des usines clandestines recyclaient ce qu’elles pouvaient. Ce qu’elles ne pouvaient pas, elles le fourraient dans des bâtiments abandonnés ou le brûlaient sur des routes isolées. « Nous avons trouvé des déchets plastiques provenant d’Allemagne, du Royaume-Uni, des États-Unis, de la Nouvelle-Zélande, etc. », dit Heng. Ce n’était qu’une des nombreuses opérations organisées autour de Port Klang.
C’est aussi à cette époque que la police de certains pays exportateurs a contacté Interpol. Ils avaient remarqué quelque chose de louche dans le commerce du plastique. Des documents étaient falsifiés. Des conteneurs censés contenir du plastique prêt à être recyclé renfermaient en fait des déchets divers comme des masques et des préservatifs.
Les règles étaient également contournées : une entreprise européenne a envoyé 13 conteneurs de plastique en Malaisie sans avoir obtenu son autorisation. Cela constitue une violation de la convention de Bâle, qui traite du commerce mondial des déchets.
À l’époque, il était possible de traiter ces incidents comme des délits mineurs ou des erreurs innocentes. Mais quand Grollet et son équipe ont passé au peigne fin les renseignements de 40 pays, ils ont vu un modèle. Les expéditions illégales n’étaient pas du tout accidentelles. Elles étaient coordonnées. Les gens ne se contentaient pas de falsifier la paperasse. Ils utilisaient les ports les plus fréquentés d’Asie du Sud-Est, dans l’espoir de passer la douane. Ils faisaient des détours par les nombreuses zones économiques spéciales. Ils blanchissaient de l’argent. Tous les outils standards d’autres commerces illicites.
Parmi eux, il y a les groupes traditionnels du crime organisé, comme les mafias et les cartels, qui contrôlent l’ensemble de la chaîne d’approvisionnement, de la collecte à l’élimination. D’autres sont plus opportunistes, utilisant la couverture de sociétés légales pour exploiter les faiblesses de la chaîne d’approvisionnement.
Les pays d’Asie du Sud-Est ont commencé à sévir. Le Vietnam et la Thaïlande ont annoncé leur intention d’interdire toutes les importations de déchets plastiques. Les autorités malaisiennes affirment avoir renvoyé plus de 200 conteneurs de plastique illégal dans leur pays d’origine.
Lorsque le Canada a rechigné à reprendre 69 conteneurs des Philippines, le président Rodrigo Duterte a menacé de les déverser dans leur ambassade. Le Canada a cédé.
Les importations de plastique en Asie du Sud-Est, du moins celles comptabilisées par les douanes, ont chuté. Mais certains membres des forces de l’ordre se demandent quelle quantité a été cachée.
La baisse des échanges de plastique « pourrait également indiquer que certains éléments du commerce des déchets deviennent clandestins », peut-on lire dans un document de l’Organisation mondiale des douanes.
Entre-temps, même le commerce légal se resserre. Le 1er janvier, de nouveaux amendements à la Convention de Bâle, approuvés par 187 pays, sont entrés en vigueur.
Les amendements autorisent le commerce entre ces pays, mais avec des restrictions supplémentaires. Les entreprises exportatrices doivent fournir la preuve que les expéditions seront gérées en toute sécurité au lieu de destination. Les pays qui importent du plastique doivent donner leur accord.
Interpol s’attend à ce que les groupes criminels réagissent et s’adaptent. Mais ils pourraient se tourner vers le Laos et le Myanmar, qui ont encore moins de capacités de recyclage que leurs voisins. Ou bien ils pourraient se rediriger vers des cibles encore plus faciles à atteindre en Afrique. « Nous devons encore travailler sur l’identification des réseaux, dit Grollet. Il serait très optimiste de dire que tout est sous contrôle. »
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