Dans les coulisses de la Swiss Arena, enceinte des Kolton Fliers, une équipe professionnelle de hockey de la banlieue de Zurich, Tyson Cobb s’accroupit aux pieds de son ami et coéquipier Mark Daniel, et tripote la bride de leur exosquelette. Peter Neuhaus, chercheur scientifique à l’Institut d’études de la cognition humaine et artificielle (IHMC) à Pensacola en Floride, et ingénieur-en-chef de cet exosquelette, se tient à côté. Les trois tentent de rester calmes, mais ce n’est pas facile. Dans dix minutes environ, Mark, un paraplégique de 27 ans qui n’a plus aucune sensation en dessous du nombril, va piloter son exo -leur exo- dans la première manche du Cybathlon, qui se veut la “première compétition internationale pour personnes handicapées aidées par des technologies modernes d’assistance”. Il n’y a pas si longtemps, Mark pensait qu’il ne marcherait plus jamais. Dans quelques instants, il participera à une course.
Dans la salle, on entend la clameur des 4 600 spectateurs. Tous les billets ont été vendus. Il y a des sifflets, des sons de cloches. Une chaîne de télévision suisse retransmet l’événement en direct dans un studio temporaire érigé dans un coin des tribunes. Billy Howell, le responsable des relations presse de l’IHMC, trouve que l’ambiance ressemble à celle d’un match de foot. « On espérait que ça intéresserait les gens », dit-il. Personne ne pensait que ce serait à ce point-là.
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Toute la journée, Neuhaus a eu l’air plus stressé que les autres. L’atmosphère est un facteur. Il a peur que Mark perde sa concentration, et pire que tout, qu’il tombe. En bon ingénieur, c’est quelque chose qu’il a anticipé et planifié. Quand ils s’entraînaient à Pensacola, l’équipe a fait de son mieux pour simuler les bruits et les distractions d’une enceinte sportive. Ils ont invité des journalistes sportifs locaux pour assommer Mark de questions avant et après sa course. Ils lui ont joué la chanson “Hips Don’t Meow”, une reprise de Shakira en miaulements, plusieurs fois. Ils ont même ramené une machine à fumée.
Peter Neuhaus a tellement rappelé à Mark de se concentrer ces derniers jours que c’en est devenu une blague. « Concentre-toi, a-t-il dit à Mark lors du dernier entraînement la veille. Oublie tout le reste. »
« Ouais, a dit un autre ingénieur de l’IHMC. Surtout Peter. »
Neuhaus sourit. « Je suis nerveux », dit-il.
Neuhaus a peut-être plus le droit que les autres d’être nerveux. Il a passé le plus gros de sa carrière dans le domaine de la robotique et le Cybathlon, avec sa foule de spectateurs et sa retransmission TV, est peut-être la plus grande exposition d’un de ses projets qu’il ait reçue.
« C’est le point culminant de ces dix dernières années de recherches », explique Cobbs.
En position assise, l’exosquelette ressemble à une chaise avec un sac à dos qui contient un ordinateur attaché au dossier. Mark passe ses bras dans les sangles du sac à dos. Cobb l’harnache aux jambes en fibre carbone de l’exosquelette, qui ont été faites sur-mesure pour le corps de Mark, avec des joints à l’emplacement des genoux, des chevilles et des hanches de Mark. Après les sangles pour les pieds, Cobb attache ensuite les mollets, les quadriceps, la ceinture. Cela prend au moins cinq minutes. Finalement, Mark attrape deux béquilles pour les avant-bras.
La béquille droite a un joystick au bout du manche, que Mark peut manipuler avec le pouce, et un bouton en dessous, pour cliquer avec son index. Une petite tablette se trouve sur la béquille aussi, à côté de son bras. Il utilise la tablette et contrôle différentes options, comme la longueur de la démarche de la machine, ou dans le cas présent, pour faire passer l’exosquelette de la position assise à la position debout.
Clic.
Le mouvement semble sans effort et sans à-coup. A part quelques bips de l’ordinateur – un indicateur de couple de serrage trop élevé sur les joints – Mark se tient debout dans un silence presque absolu. Les béquilles sont là pour l’équilibre. L’exosquelette porte tout le poids du corps.
Clic.
Il fait un pas.
Clic.
Puis un autre.
Quand l’Institut fédéral suisse de technologie basé à Zurich (connu plus simplement sous le nom d’ETH), a annoncé pour la première fois le Cybathlon, des groupes d’ingénieurs du monde entier se sont jetés sur l’occasion pour montrer la technologie de pointe destinée à améliorer les vies des handicapés. Au total, 66 équipes de 25 pays y prennent part. Les organisateurs espèrent en faire une compétition quadriennale et des compétitions régionales, plus petites, sont déjà dans les cartons.
Il y a des concours pour des personnes sans bras qui sont dotées de prothèses si sensibles et polyvalentes qu’elles peuvent visser une ampoule et accrocher des vêtements sur une corde à linge. Il y a des tests de dextérité pour des gens avec des prothèses de jambes si avancées que les participants marchent sans boiter, mais peuvent même faire la marelle dans une course d’obstacles. Il y a une course cycliste où les participants, des paraplégiques, ont des implants dans les jambes ou des stimulateurs externes qui contractent leurs muscles, ce qui leur permet de pédaler. Ils contrôlent la vitesse avec une commande manuelle.
Le but avoué de la compétition est de “créer des liens entre le monde académique et l’industrie […] entre les gens qui développent ces technologies et les personnes handicapées et de promouvoir l’utilisation d’aide robotique auprès du grand public.”
Mais derrière cela, il y a un objectif évident : le Cybathlon est une tentative de réponse à une question millénaire, celle que tous les chercheurs, qu’ils soient dans le monde académique ou le secteur privé, ont rencontré, et généralement beaucoup plus de fois qu’ils ne l’auraient voulus : Comment va-t-on bien pouvoir financer tout ça ?
Le développement des prothèses bioniques a amené à des découvertes exceptionnelles, mais la recherche coûte cher. Généralement, les chercheurs trouvent de l’argent à travers des fonds de capital-risque ou des subventions gouvernementales, parfois les deux. Aucune de ces sources de revenu n’est vraiment sûre, et les projets sont souvent financés à court terme. Les chefs de projet de ce secteur s’arrachent souvent les cheveux face à ce problème de date butoir après laquelle l’argent arrêtera d’arriver.
Ce qu’espèrent les participants au Cybathlon, c’est qu’en faisant des “technologies modernes d’assistance” un sport, ils attireront l’attention des marques qui dépensent beaucoup d’argent – environ 45 millions de dollars par an – en sponsoring sportif.
C’est un gros pari : en plus des 2 000 dollars de participation et de voyage pour l’équipe des dix membres de l’IHMC, cela a coûté environ 1000 dollars à Neuhaus simplement pour transporter l’exosquelette depuis la Floride. Ça, et le fait que le Cybathlon n’offre aucune récompense pécuniaire. Pour Neuhaus cependant, la potentialité d’attirer des sponsors est à elle seule assez motivante pour participer. Le financement actuel de l’exosquelette de l’IHMC provient en grande partie de subventions et de philanthropes locaux. A un moment, Neuhaus a même reçu de l’argent de la NASA. Le budget annuel du projet tourne autour des 250 000 dollars, mais selon Neuhaus « on aurait vraiment besoin d’entre 500 000 et un million de dollars par an pour faire les choses vraiment bien. »
Si les sponsors arrivent, ils seront particulièrement importants dans le domaine des prothèses robotiques. Le marché à court terme dans le domaine des exosquelettes ne se situe pas vraiment du côté des paraplégiques, qui cherchent à regagner leur indépendance, mais plutôt du côté des thérapeutes qui aident les personnes moins gravement atteintes physiquement à réapprendre des compétences motrices. Certains types d’exosquelettes sont d’ores et déjà autorisés par le gouvernement américain, mais avant qu’ils ne deviennent un outil thérapeutique largement reconnu – et avant que les compagnies d’assurance couvrent leurs frais en large quantité – les entreprises vont avoir besoin de preuves scientifiques pour démontrer leur intérêt. Tous ces tests vont être onéreux et demander beaucoup de temps, et c’est une des raisons principales pour lesquelles Neuhaus a mis au point un exosquelette destiné aux personnes paralysées plutôt qu’une machine destinée à la rééducation.
« On trouvait qu’un exosquelette pour personne paralysée était quelque chose de plutôt réaliste avec nos capacités, et dont on pouvait mesurer facilement la réussite, alors que pour la rééducation, il y a tout un processus de mesure de l’efficacité et d’attente de résultats d’études, explique Neuhaus. Alors que là, Mark était d’un côté de la pièce et il a marché jusqu’à l’autre côté de la pièce, et il n’aurait pas pu faire ça sans cet appareil, donc ça fonctionne. »
Il n’y a pas que l’intérêt d’une mobilité retrouvée avec un exosquelette. Les paraplégiques passent leur vie assis, ce qui peut mener à des problèmes circulatoires et digestifs. Une atrophie des muscles, des os qui perdent en densité. Se tenir debout et marcher, même si les jambes de la personne ne s’occupent pas de soutenir la personne, peuvent aider tout ce qui a été mentionné ci-dessus.
Il y a aussi une récompense psychologique. « Et ça va plus loin que, vous savez, atteindre l’étagère pour prendre les cookies que ma femme à caché là-haut ou le pinard, a récemment expliqué à NPR Gary Linfoot, un vétéran de l’armée paralysé. Vous savez, quand vous êtes dans un contexte social, et que vous faites de nouveau 1,80m, que vous parlez à quelqu’un les yeux dans les yeux, vous retrouvez une certaine dignité, et le handicap disparaît un peu. »
Mark Daniel décrit le fait de se tenir debout à peu près avec les mêmes mots. Pendant son premier entraînement à Zurich, il a connu une expérience particulièrement puissante. Il a marché jusqu’à l’ascenseur de l’hôtel, est descendu jusqu’au bar, et a commandé une boisson – un verre d’eau. Se tenir debout et regarder les gens dans les yeux, OK, mais commander un verre au bar ? Ajoutez ça à la liste des expériences que Mark pensait ne jamais avoir, lui qui est dans cet état depuis ses 18 ans. Ce n’est pas le genre de personne à montrer ses émotions en parlant de ce genre de choses, mais toute l’équipe sait ce que cette expérience a signifié pour lui, et ils racontent à qui veut l’entendre l’histoire du verre d’eau. Howell a du mal à raconter cet épisode sans avoir l’air d’être à deux doigts de pleurer.
Malgré tous les bénéfices que cette technologie pourrait apporter aux handicapés, Neuhaus pense qu’il va falloir attendre au moins dix ans avant de pouvoir voir régulièrement des paraplégiques marcher dans les rues. Il est difficile pour une personne paralysée de rentrer dans un exosquelette sans assistance, ils sont bien plus lents qu’un fauteuil roulant, et ils ne possèdent pas encore la dextérité nécessaire pour assurer un équilibre sans béquilles. Certains exosquelettes pilotés par des gens avec des handicaps moins sévères, comme des personnes ayant fait un AVC ou des paraplégiques qui ont encore un fonctionnement limité des jambes, sont beaucoup plus manœuvrables et ne nécessitent pas toujours des béquilles. Pour Neuhaus, les champs de recherche les plus excitants actuellement concernent « la possibilité que le hardware prenne les décisions sur ce qu’il doit faire – que ce soit garder l’équilibre, ou vers où marcher, ou s’il tombe, comment retrouver l’équilibre – plutôt que l’opérateur, et comment les deux peuvent travailler ensemble ».
La comparaison avec les fauteuils roulants va devenir beaucoup moins démesurée quand les ingénieurs d’exosquelettes auront résolu cette équation de l’interaction entre l’homme et la machine, mais pour les dix années environ qui viennent, la question demeure : si un exosquelette n’améliore pas drastiquement la qualité de vie d’un patient par rapport à un exosquelette, pourquoi une compagnie d’assurance paierait-elle ? Et pourrait-elle couvrir les accidents qui pourraient survenir avec cette nouvelle technologie ?
Le calcul “exosquelette ou fauteuil roulant ?” pourrait bien franchir une étape critique en Europe avant même les Etats-Unis. C’est assez ironique. Les Américains ont passé le Disabilities Act en 1990, et depuis, les trottoirs ont été abaissés, des rampes et des élévateurs ont été installés, faisant des Etats-Unis le pays le plus adapté aux fauteuils roulants. Ces infrastructures enlèvent les avantages de mobilité que les premiers exosquelettes pouvaient avoir par rapport aux fauteuils : pas besoin de monter les escaliers quand une rampe vous permet d’arriver au même endroit.
Les pays européens par contre, n’ont pas pris autant d’engagement envers les personnes à mobilité réduite. Mark s’en est rendu compte en allant explorer Zurich dans son fauteuil. Beaucoup de bars, de restaurants et de commerces de la ville ont de toutes petites entrées, ce qui les rend complètement inaccessibles à Mark. Les pavés ne sont pas l’idéal pour lui, et cela peut mener à des convulsions aux jambes. Ces convulsions proviennent de la spasticité, une pathologie qui survient quand des signaux nerveux n’arrivent pas jusqu’au cerveau de la personne. Sans signal du cerveau, les nerfs n’arrêtent pas de s’agiter.
En Europe, un exosquelette pourrait donc vraiment changer la vie d’un handicapé, et ce constat est vraiment apparu lors d’un voyage pour le centre de recherche ETH quelques jours avant le Cybathlon. Au milieu de ce voyage, Mark a eu besoin d’aller aux toilettes. On l’a dirigé vers les toilettes des hommes, puis on l’a laissé seul. Mais ces toilettes étaient étroites. Il ne pouvait même pas faire entrer son fauteuil roulant. Ce n’est pas la première fois que Mark s’est retrouvé dans ce genre de situation, mais c’est la première fois qu’il a dû glisser hors de son fauteuil et se traîner sur le sol froid d’un laboratoire justement dédié à améliorer la vie des personnes handicapées.
Mark Daniel a grandi dans la banlieue de Pensacola. Il a passé son enfance sur une moto tout-terrain: « J’ai commencé à rouler en moto quand j’avais quatre, cinq ans, et à sept ans, j’avais foutu cette moto en l’air. »
Il aimait la puissance, l’accélération et la poussée d’adrénaline qu’il trouvait dans la moto tout-terrain, et admet qu’il était le casse-cou de la famille. La moto lui a appris à appréhender les risques et à tomber en douceur.
« Je n’ai pas connu Mark avant qu’il soit en fauteuil, me dit Cobb à un moment, mais je parie qu’il était complètement barré. »
Ici à Zurich, Mark cherche constamment des collines à dévaler. Son fauteuil n’a pas de freins et il s’arrête donc en mettant ses doigts sur les roues. Les pneus ont des bandes de roulement, comme les motos tout-terrain. Il essaye d’éviter les ascenseurs, et aime particulièrement les escalators. Il les prend avec ses pieds vers le haut, ses deux bras agrippant les rampes. Neuhaus se tient juste derrière lui, une ou deux marches en dessous, juste au cas où. Mark aime bien attendre d’être environ à la moitié de l’escalator, quand Neuhaus commence à se détendre, pour faire semblant de perdre l’équilibre.
Les deux forment un duo étrange. Neuhaus, quadragénaire, est marié avec deux enfants. Il a obtenu son doctorat en ingénierie mécanique à Berkeley et a fait ses premières années d’études au MIT. Il a des allures de coureur de fond, des cheveux bruns très courts, et une attitude typique de la côte Ouest. Il parle avec un très léger cheveu sur la langue, mais sans accent particulier. Mark Daniel est un homme de grands espaces, né et élevé dans la Redneck Riviera. Quand il n’entend pas bien ce qu’a dit une personne, il répond en disant « M’sieur ?” ou “Madame ? ». Il a fait des études de soudure, un métier qu’il a appris à Job Corps, un programme du ministère de l’Education américain qui se veut être le centre de réinsertion et le centre de formation professionnelle. Les étudiants de Job Corps n’ont pas le droit sortir. Ils dorment et étudient sur le même campus. Mark compare ça à la prison, mais estime que ça lui a sauvé la vie. Quand il est entré à Job Corps à Greenville dans le Kentucky, il avait 17 ans et était cocaïnomane.
Après son séjour à Greenville, Mark est retourné à Pensacola et a immédiatement trouvé un travail de soudeur. C’était un boulot qui payait bien et où il pouvait faire autant d’heures supplémentaires qu’il le voulait. Même s’il ne prenait plus de drogues, Mark se souvenait de quelques astuces pour rester éveillé après avoir peu dormi. A l’époque, il commence donc à travailler pendant de longues journées, faisant des semaines de 80 heures. Mais il était heureux, même avec ces semaines épuisantes.
« J’étais le roi du monde à 18 ans, mec, raconte-t-il. Je faisais exactement ce que je voulais faire. »
Le jour où il s’est cassé le dos, en 2010, ça faisait trois mois qu’il était rentré chez lui. Il venait de finir un shift de 14 heures au chantier naval de Mobile avant de monter dans son camion pour 45 minutes de route afin de rentrer à Pensacola. « Je me souviens d’avoir eu envie de dormir et de me ressaisir, dit-il. Et puis après, je me suis réveillé trois jours plus tard à l’hôpital. » Il avait un tube respiratoire dans la gorge, ses bras étaient attachés au lit pour qu’il ne puisse pas l’enlever. Sa dixième vertèbre dorsale était détruite, et avec elle, une section de sa moelle épinière.
La même année, Neuhaus avait besoin d’un pilote test. Il venait de commencer à travailler sur des exosquelettes deux ans plus tôt en 2008 après avoir reçu des subventions. Ses recherches l’ont mené jusqu’au centre de rééducation de West Florida, où il rencontra Mark Daniel.
Neuhaus avait mis au point un premier exosquelette pour aider les personnes à nager, mais en testant ce modèle un jour glacé d’hiver dans une piscine extérieure de Pensacola, il s’est rendu compte à quel point son idée était inepte. Il existe de meilleurs moyens pour propulser des gens sous l’eau, déjà. Et en plus, il aurait dû y réfléchir à deux fois en mélangeant des trucs qui coulent, des trucs qui envoient des décharges électriques, et de l’eau. Il était plus intelligent que ça.
Ce qui a suivi, ce fut une série de différents exosquelettes pour marcher. Le modèle actuel est le quatrième de Neuhaus. Ils ont eu différents pilotes de test avant Mark, mais ils étaient soit trop gros, soit avaient trop peur du risque. Neuhaus s’est rapidement rendu compte que Mark était le candidat idéal. Déjà, il pesait environ 70 kgs et avait assez de force physique pour se mouvoir quand il n’était pas dans son fauteuil. Et plus important, il n’avait pas peur de tomber.
« Ce mec essaierait n’importe quoi », selon Robert Griffin, un chercheur de l’IHMC.
Comme Mark, Cobb et Neuhaus se préparent dans les coulisses du Cybathlon. Les concurrents de la première épreuve de la catégorie exosquelette s’avancent vers la ligne de départ. Trois équipes s’affrontent dans cette manche : Neuro Walk, équipe venue de Russie, SG Mechatronics de Corée du sud et les Mexicains de Roki.
Il s’agit d’une course d’obstacles en six parties. Les concurrents ont dix minutes pour la terminer. Ils gagnent des points à chaque obstacle franchi et peuvent en délaisser autant qu’ils veulent. Les obstacles sont classés par ordre de difficulté et les participants vont du plus facile au plus difficile. Ils doivent d’abord s’asseoir puis se relever d’un canapé IKEA, marcher en slalom, monter une rampe, ouvrir et fermer une porte, descendre une autre rampe, marcher sur un chemin où des pierres sont disposées à des distances différentes, passer sur deux plateformes inclinées, et finalement, monter et descendre un escalier.
L’exosquelette blanc et élégant de Neuro Walk semble avoir un dysfonctionnement avant même que la course ne commence. Après s’être rassemblés autour du pilote et avoir résolu le problème, les ingénieurs russes le portent jusqu’à la ligne de départ. Les autres se mettent en position sans soucis. Une fois en place, une voix robotique de baryton fait le décompte et des chiffres s’affichent sur le Jumbotron. Trois, deux, un…
SG Mechatronics marche vers le canapé et s’asseoit rapidement. Le Roki a plus de mal à bouger de la ligne. Le Russe ne bouge même pas.
Les ingénieurs de l’IHMC observent, et leurs yeux ne suivent pas vraiment la course mais se concentrent plutôt sur la technologie. Ils étudient comment leurs concurrents propulsent les différentes articulations, réfléchissent au poids et à la structure, à l’équilibre.
La veille, pendant que la team IHMC attendait pour présenter son exosquelette aux officiels dans un centre de conférence non loin de là, l’équipe Roki a fait une entrée remarquée. Les ingénieurs portaient des sombreros et des drapeaux mexicains en guise de capes. Deux membres de l’équipe Roki portaient tranquillement les jambes de leurs exosquelettes sur les épaules. Les ingénieurs de l’IHMC ont été un peu déconcertés. Bien que personne ne l’ait dit à voix haute, ils avaient l’air intimidé.
L’exosquelette de Roki est un produit commercialisé, disponible à la vente au Mexique. La boîte le vend comme “l’exosquelette le plus accessible de la planète”, avec un prix estimé à 13 990 dollars. Le modèle de l’IHMC de son côté n’est pas à vendre. L’IHMC est un organisme de recherche affilié au système universitaire de Floride, et l’exosquelette n’a pas été produit à des fins commerciales. De plus, Mark Daniel a commencé à marcher dans la version actuelle de la machine il y a tout juste huit semaines.
Les équipes ont comparé leurs observations. L’exosquelette de l’IHMC est plus puissant, mais avec ses 35 kilos, il est presque deux fois plus lourd. Le Roki fonctionne avec l’aide d’un déambulateur plutôt qu’avec des béquilles, une chose à laquelle les ingénieurs de l’IHMC n’avaient jamais pensé.
Après avoir jeté un œil au Roki, Travis Craig, un assistant-chercheur de l’IHMC fait un pas en arrière et sourit : « C’est toujours intéressant de voir que, quand vous mettez une poignée d’ingénieurs ensemble et que vous leur demandez de trouver une solution à un problème, ils vont arriver avec une multitude de réponses différentes. »
La team IHMC ne savait pas vraiment si le déambulateur était un avantage mais peut désormais juger sur pièce, en voyant le Roki en action dans l’Arena. Le pilote du Roki bouge lentement. Son exosquelette semble manquer de puissance, et galérer à cause de son poids. Le pilote a l’air de souffrir. Son déambulateur va de droite à gauche et menace de s’effondrer sous la lourde charge.
Avec ses béquilles, le pilote du SG Mechatronics se débrouille beaucoup mieux, même si quand il essaye de se lever, ses béquilles glissent et il est à deux doigts de tomber. Il prend un temps, se stabilise, et se lève du canapé. Il marche de manière agile à travers le slalom, passe le talus, et arrive près de la porte. Il est déjà bien loin des deux autres.
Il ouvre la porte sans problème. C’est la fermer qui est plus compliqué. Les exosquelettes ne s’équilibrent pas bien latéralement, ce qui rend difficile des choses comme se pencher en arrière et attraper une poignée de porte. Beaucoup de pilotes, dont Mark, la fermeront avec un crochet fixé au bout de la béquille. Le pilote coréen a une tactique différente : il attache un bout de ficelle à la poignée. La porte se fermera après qu’il l’ait traversée.
Ce sont des moments comme ceux-là qui excitent le plus les ingénieurs. Aussi impressionnante que pourrait être la technologie, les ingénieurs saluent les solutions simples et bien exécutées avec une sorte de révérence, et le coup de la ficelle autour de la poignée de porte était pour eux du génie pur et simple.
« Tout se jouera sur la vitesse pour nous », dit Jesper Smith, un autre ingénieur de l’IHMC, pendant que SG Mechatronics atteint l’escalier. Alors que le pilote est en train de descendre, avec quelques marches encore devant lui, il ne reste plus de temps. Le pilote Roki ne finit même pas le slalom. Yury Sidorov, le Russe, échoue même à se lever du canapé sans assistance. Il termine avec zéro point.
Au moment où Mark Daniel s’approche de la ligne de départ, certains membres de la team IMHC ne peuvent pas regarder. Soudain, tout le monde est superstitieux. Smith me dit que rien que sa simple présence va lui porter malheur. D’autres ingénieurs admettent porter la poisse. Ils ont le droit de manipuler l’appareil seulement s’il est cassé. Si tout fonctionne comme prévu, ils n’auront pas à le toucher une seule fois du voyage.
Mark Daniel réalise une performance impressionnante, passant sans soucis le chemin de pierres, la partie de la course qu’il redoutait le plus. Son exosquelette est le seul de la compétition avec des actionneurs aux chevilles, ce qui génère de l’énergie comme les muscles du mollet le font normalement. Cette particularité permet à Mark d’avoir des poussées vers l’avant, même après des pas particulièrement distancés, quand ses jambes sont écartées. Mais si cette possibilité de “lever le pied” est un avantage sur les pierres de gué, les plaques sous ses pieds rendent compliqué l’équilibre latéral, et l’équipe décide donc de faire une croix sur le parcours incliné. Le risque de le voir tomber n’en valait pas la peine.
Mark Daniel finit l’épreuve quelques secondes derrière un Allemand de 44 ans nommé Andre Van Rueschen, dont l’exosquelette, mis au point par une entreprise nommée ReWalk, est probablement le modèle commercial le plus répandu au monde.
Van Rueschen mesure près d’un mètre quatre-vingt-dix, et a une corpulence digne d’un athlète à la retraite. Son ReWalk le fait se mouvoir avec aisance. Mais il n’a pas de cheville motorisée. Van Rueschen passe son tour sur le chemin de pierres à cause de cela. Mais il finit le parcours incliné, qui vaut plus de points que les pierres. Malgré le fait que leurs temps soient proches, Van Rueschen arrive en finale avec sept points de plus que Mark.
La finale fait s’affronter Mark et les autres équipes ayant terminé premières de leurs séries : Van Rueschen, SG Mechatronics et une équipe suisse, PolyWalk EPFL, piloté par Silke Pan, une ancienne trapéziste et la seule pilote féminine de l’épreuve.
La team IHMC dissèque immédiatement la performance. Mark, qui pense que son exosquelette est supérieur, est convaincu qu’il peut devancer Van Rueschen. Il s’est trompé deux fois en choisissant son mode de marche pendant la première course.
« Si je règle ça, c’est 30 secondes de rattrapées à la fin », dit-il.
La discussion continue dans le vestiaire qu’ils partagent avec deux autres équipes. Les exosquelettes sont allongés sur des tables comme des cadavres dans une morgue. « Est-ce qu’on devrait ajouter plus de propulsion ? », demande Cobb. Cela ne prendrait pas beaucoup de temps avec l’ordinateur pour ordonner à la cheville de fonctionner avec plus de puissance.
Neuhaus dit non.
« On change que dalle », dit Mark.
Ensuite Neuhaus rappelle les règles à l’équipe. Le vainqueur est déterminé aux points. Le temps est simplement là s’il faut départager des concurrents. Si Rewalk et l’IHMC passent leur tour sur les mêmes obstacles que lors de la première course, c’est ReWalk qui gagne.
Sur la ligne de départ de la finale, une caméra de télévision se rapproche de Mark. Il fait un large sourire, son image étant retransmise sur le Jumbotron.
« Regarde Mark en train de faire le beau pour la caméra », dit Craig.
La foule rugit d’attente. Un énorme drone transformé en œil humain géant se balade au-dessus des têtes. Les deux mascottes horribles de l’événement, qui ressemblent à deux énormes Gremlins post-apocalyptiques, se chamaillent derrière la ligne de départ. La voix robotique fait le décompte. Mark se dirige vers le canapé.
Il s’asseoit en premier et commence à se lever, mais ses béquilles glissent par deux fois. Il arrive quand même à se remettre debout avant les autres. Il traverse le slalom à la première place, mais ReWalk le rattrape sur la rampe et lui passe devant à la porte. C’est serré. Ils sont à quelques secondes l’un de l’autre. Ils passent la porte à la même vitesse, les fermant presque simultanément. Mais en bas de la rampe, Mark perd l’équilibre et commence à vaciller.
« Ça va aller », hurle Craig aux trois personnes autour de Mark, qui lèvent leurs mains et se préparent à l’attraper. Craig ne veut pas qu’ils touchent Mark s’il n’est pas vraiment en train de tomber. S’ils l’aident, il ne marquera pas de points sur cet obstacle. « Ça va aller ! »
Après deux secondes à chanceler, Mark se remet sur pied sans l’aide de personne. Tout le monde reprend son souffle. Il passe ensuite au chemin de pierres. Le pilote coréen n’est pas loin derrière. Mark les passe sans encombres. Pas le pilote coréen. Après quelques pas, les jambes de son exosquelette se plient dans le mauvais sens au niveau des genoux. Tous les spectateurs s’attendent alors à assister à une chute horrible, mais les accompagnants arrivent et l’attrapent. Sa course est terminée.
L’équipe suisse ne termine pas la course non plus car son système a eu un dysfonctionnement de processeur dès les premières minutes.
Mark et Van Rueschen continuent, imperméables à tout ce qui se passe derrière eux. Ils arrivent aux marches, le dernier obstacle, au même moment, et commencent à grimper ensemble. Mark est en tête pendant un court moment. Ses actionneurs aux chevilles lui donnent assez d’énergie pour mettre un pied sur la marche suivante. Van Rueschen, par contre, est à deux pieds sur chaque marche.
Van Rueschen a l’avantage en descente cependant. Les personnes qui ont été touchées à la moelle épinière ont souvent moins de flexibilité dans les articulations à force de ne pas être en mouvement, et les chevilles de Mark ne sont plus capables de faire les mouvements nécessaires pour descendre les marches de face. Celles de Van Rueschen peuvent. Et alors que Mark se retourne, Van Rueschen le rattrape et le bat de quelques secondes à l’arrivée.
Dans le vestiaire après la course, l’équipe envisage d’aller célébrer cela. Leur stand est-il toujours ouvert ? Combien coûte la bière ? Personne ne sait.
Ce qu’ils savent, c’est que la deuxième place est une sacrée performance. Avant le Cybathlon, ils pensaient qu’ils seraient compétitifs, mais personne n’imaginait décrocher une médaille. En plus, ils ont battus plusieurs exosquelettes commercialisés et perdu de peu face à un homme qui a son exosquelette depuis plus de deux ans. Van Rueschen l’utilise tout le temps chez lui. Mark s’entraîne avec celui de l’IHMC depuis deux mois exactement.
« Ça nous permet de rester compétitifs dans le secteur, dira Neuhaus plus tard. On survit grâce à notre réputation. »
Et après ? C’est une question que ne s’est pas encore vraiment posée l’équipe, mais une fois que le frisson de la compétition disparaîtra, la froide réalité resurgira. Neuhaus repartira à Pensacola et continuera de travailler sur d’autres projets. Il cherchera des financements et demandera des subventions. Mark prévoit un road trip de cinq jours à Londres avec d’autres membres de l’équipe, mais après ça son futur est un peu flou. Il est actuellement employé comme stagiaire par l’IHMC, mais à la fin de ce stage, il sera sans emploi, comme durant une grande partie de son existence depuis l’accident. Il a comme projet d’être la première personne à traverser les Etats-Unis en fauteuil roulant, du Delaware à la Californie, et a quelques sponsors déjà sur le coup, mais il partira quand la météo sera plus clémente.
Avant que l’équipe ne remballe pour la nuit, une équipe de tournage visite le vestiaire. Un journaliste teste l’exosquelette, et commente sa puissance. Pour les handicapés, cet outil est encourageant et exaltant. L’essayer en tant que personne valide implique de laisser le contrôle de son corps à la machine. Ce n’est pas quelque chose de naturel. En portant l’exosquelette, il est difficile d’évacuer l’idée que, si subitement il se détraque, il pourrait vous déchirer en lambeaux.
Toujours harnaché, le journaliste interviewe Neuhaus. Ils parlent de la technologie pendant un temps. Après quelques minutes, Billy Howell, le chargé des relations presse de l’IHMC s’invite. Il explique que Mark, qui est assis seul à côté, hors cadre, sera toujours dans son fauteuil roulant quand tout cela sera terminé.
Le journaliste ne sait pas quoi dire pendant un moment. Il pose une autre question à Neuhaus, qui ne répond pas tout de suite. Il regarde par terre. En retenant ses larmes, il raconte à quel point il voudrait que Mark puisse ramener l’exosquelette chez lui.
Mark roule jusqu’à lui. Lui aussi retient ses larmes. Il passe un bras autour de Neuhaus.
« Un jour j’en aurais un », dit-il.