La scène dans l’auditorium de l’Université Concordia n’est pas sans évoquer les foules américaines qui, à l’apogée du blaxploitation, inondaient les salles de cinéma pour voir refléter une image positive d’eux-mêmes à l’écran.
Près de 200 curieux sont ici pour l’unique visionnement de The Lost Tapes, le film perdu de Will Prosper, activiste social et documentariste de Montréal-Nord. Le documentaire de Prosper raconte les hauts et les bas des pionniers du rap québécois des années 2000, tout en offrant une critique sociale de la culture musicale au Québec.
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Assis sur un siège qui semble trop étroit pour sa solide charpente, l’ex-agent de la Gendarmerie Royale du Canada et diplômé de l’École de Cinéma et Télévision de Québec, déplore la marginalité des rappeurs québécois. « T’as des gens qui sont oubliés, qui se battent pour se faire entendre dans la société, qui ont du talent, dit-il en entrevue avec VICE, puis on fait tout pour ne pas les entendre. »
Au cours des dernières années, le Québécois d’origine haïtienne s’est beaucoup fait connaître en tant que figure de proue de Montréal-Nord Républik, un mouvement antiraciste né à la suite du décès de Fredy Villanueva.
Une décennie plus tôt, Glamour Life, un label fondé et géré par des jeunes québécois d’origine haïtienne, l’avait approché pour produire un vidéoclip. Prosper s’est alors immiscé au sein du groupe de 2004 à 2007. « Je filmais toujours les événements hip-hop à Montréal », dit Prosper.
C’est à partir de ses images qu’il a produit ce qui est devenu The Lost Tapes.
« Avec des entrevues avec un paquet de personnes qui sont encore ici présentes », ajoute Prosper soulignant la présence de plusieurs vétérans rappeurs à la première dont Dramatik du groupe Muzion et Dice B de Catburglaz.
Dans The Lost Tapes, les rappeurs de l’époque révèlent à quel point leur musique s’est butée aux préjugés des bonzes de l’industrie. Tandis que le rap américain jouait à la radio, le hip-hop local avait du mal à faire sa place.
Malgré les embûches, les jeunes de l’époque ont réussi à bâtir une scène vibrante avec des événements phares comme le Gala Montreal Underground, le DMC DJ Battle, où les meilleurs DJ au Canada s’affrontent, et l’émission VIBE Plus.
Dire que le documentaire de Prosper n’a presque pas vu le jour. À cause d’une maladresse, le réalisateur croyait son œuvre oubliée à jamais.
« J’ai perdu tout mon footage, toutes mes données quand mon disque dur est tombé par terre », dit-il. Prosper se rappelle être allé au Apple Store pour faire réparer son disque. « Ça m’a coûté 500 $, mais ils n’ont pas réussi à sauver les images », dit-il. Lorsque la compagnie lui a proposé une procédure qui lui coûterait entre 15 000 $ et 20 000 $ pour sauver le film, sans garantie de succès, Prosper a tout simplement abandonné le projet.
« Jusqu’à ce que je décide de fouiller dans mes archives il y a trois mois, dit-il triomphant. J’ai regardé tous les tapes que j’ai — il y en avait pratiquement 1000. »
Malgré l’effervescence de l’époque perdue, un calme mélancolique plane à la première. Comme si on assistait au dévoilement public d’une capsule temporelle.
Bien que le documentaire tente de survoler toute la scène de l’époque, c’est South Squad, un des groupes gérés par Glamour Life, qui sert de gouvernail narratif.
La lentille de Prosper suit les membres à l’été 2006, alors qu’ils connaissent une montée fulgurante. L’apothéose survient lorsque South Squad pénètre les corridors de Musique Plus, fait rare pour des jeunes rappeurs d’ici.
South Squad, c’est Sneeky Tone, Bugzee, Willy Bombazee et Big Chops; des gars calqués sur le style East Coast américain. À l’époque, une de leurs vidéos a tourné en boucle à Musique Plus. Cependant, ils expliquent que le rap traînait une mauvaise réputation et que cela leur a fait du tort. Par exemple, même si l’album de South Squad était si populaire qu’il y a eu épuisement des stocks en magasins, son distributeur n’a pas fourni assez d’exemplaires pour remplir la demande.
En dépit d’un avenir prometteur, les dissensions internes et le manque de reconnaissance de l’industrie forcent les membres de Glamour Life à s’éparpiller.
À travers la lentille de Prosper, on a l’impression d’assister à une rupture familiale figée dans le temps.
« C’est ça, le hip-hop. C’est des liens humains qu’il faut perpétuer. Puis, il faut que ce soit pertinent, que ça nous change, que ça nous améliore. C’est comme ça qu’on peut avoir un mouvement qui va finalement avoir sa station de radio », déclare Keithy Antoine, chroniqueuse de musique rap qui a assisté à la première.
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