Une métaphore navale a été utilisée partout pour décrire la vague de démissions massives des employés du Festival des films du monde (FFM) cette semaine. Comme nous l’apprenait mercredi Le Devoir, « l’équipe logistique du festival, qui coordonne tout […], annonçait qu’elle quittait le navire » dans un courriel envoyé lundi. Par la suite, ç’a été au tour du directeur de la programmation, Élie Castiel, et du directeur du Marché du FFM, Gilles Bériault, de démissionner.
Quand on connaît la réputation de batailleur colérique et entêté (pour ne pas dire monomaniaque) de Serge Losique dans le milieu cinématographique québécois, on peut difficilement penser à un autre personnage que la capitaine Achab, dans Moby Dick, pour le décrire. L’analogie a déjà été soulevée. On se souviendra que c’est l’obsession de ce dernier pour une baleine qui lui a arraché la jambe et l’a mené à sa perte. D’une manière moins littéraire, on pourrait comparer son acharnement à celui d’Homer Simpson courant derrière un méchoui: « Il est juste un petit peu mouillé… y est encore bon, y est encore bon ».
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En d’autres mots, personne n’y croit plus, mais Losique persiste, s’endette et a déjà hypothéqué à deux reprises le cinéma Impérial (lequel avait été restauré avec l’aide de trois paliers de gouvernement, entre 2000 et 2004), pour tenter d’éponger les dettes de ce baleinier qui le mène à sa perte. Il penserait même intenter des poursuites contre les contractuels qui ont « quitté le navire », et à qui il aurait supposément déjà versé la moitié du salaire en avance. Le Devoir d’aujourd’hui offrait la réplique à une jeune femme démissionnaire qui précisait que le versement reçu ne couvrait que le travail déjà effectué et que le FFM lui devait encore une autre semaine de salaire. Le FFM n’a pas rappelé VICE ni répondu aux courriels à ce sujet.
Ce qui se manifeste chez cet homme qui a autrefois été cardinal pour le milieu cinématographique au Québec est difficile à comprendre. Un reportage tout droit sorti des voûtes de voûtes de voûtes de Radio-Canada, mercredi dernier, montrait par ailleurs une tout autre facette de Losique : confiant, en pleine maîtrise de ses moyens et visiblement au fait de tout ce qui se trame dans le milieu. Aujourd’hui, du haut de ses 85 ans, il semble prêt à casser à tout moment.
Mathieu-Li Goyette, rédacteur en chef du magazine en ligne Panorama-cinéma, explique : « Le FFM a été fondé [il y a 40 ans] avec comme ligne éditoriale d’en faire le grand festival européen d’Amérique du Nord. Mais ça s’est gâté, la planète cinéma a changé. La chute du FFM est inversement proportionnelle à la montée du Festival international du film de Toronto (TIFF). » Rappelons par ailleurs que la programmation du FFM s’est étiolée au fil des années 90, alors que le TIFF a raffermi son identité pendant ce temps-là. Par exemple, si l’on regarde ce que le TIFF avait à l’affiche en 1998, on remarque des films comme Happiness, Last Night et Le violon rouge. À côté de ça, le FFM avait une compétition de films qui sont très rapidement plus ou moins tombés dans l’oubli, comme The Man With Rain in his Shoes, de Maria Ripoll, prix du Meilleur scénario cette année-là.
Si vous êtes de la génération Y, il y a de fortes chances que votre idée du FFM soit celle d’un festival doté d’une identité visuelle encore plus déphasée que ses choix de films, qui s’adressent à un public grisonnant dont vous ne faites pas partie. Comme l’admet la critique et auteure Helen Faradji : « On a l’impression qu’on rabâche tout le temps les mêmes choses. Ça devient gênant. Au fil des ans, les journalistes sont de moins en moins nombreux à le couvrir. Il y a un problème de renouvellement. » De son côté, Li-Goyette en rajoute : « En 1998, le FFM remettait un prix de carrière à Sandra Bullock. Pendant ce temps, Denis Villeneuve présentait Un 32 août sur Terre au TIFF. Le FFM, lui, l’avait refusé… »
Une source du milieu cinématographique qui connaît bien le fondateur du FFM, mais désire conserver l’anonymat par crainte de représailles de la part de Losique, le décrit comme « un personnage plus proche de la fiction que du réel. On parle d’un homme qui, lorsque les choses se corsaient, à l’époque, prenait le téléphone et appelait directement les hautes instances politiques [un peu à la manière des dirigeants du monde de la F1]. C’est désuet de vouloir se ruiner pour quelque chose comme ça. » Fonctionnant aujourd’hui avec peu de fonds (en témoigne la quasi-absence de commanditaires sur les affiches et sur le dépliant mis en ligne), le FFM présentera visiblement quelques films cette année, en concentrant ses activités au cinéma Impérial.
Au guichet de l’Impérial, on retrouve le même flou qui entoure le reste du Festival. « On n’est pas certains, mais c’est fort possible qu’on ne présente que ce qui est prévu ici », résumait mercredi une guichetière un peu mal à l’aise de répondre aussi vaguement. Même son de cloche à la sortie de l’Impérial, où l’on croise quand même quelques personnes qui ont acheté des billets : « Ça fait à peu près dix ans que je vais au FFM, mais, cette année, je n’ai acheté que des billets pour ce qui est présenté à l’Impérial. Ne prenez pas de chance », me dit un homme dans la cinquantaine qui était sur place avec sa conjointe.
Si la guichetière n’était pas en mesure de le confirmer, la réalité est que le FFM est désormais réduit à un seul écran (celui de l’Impérial), en raison d’un défaut de paiement de plusieurs dizaines de milliers de dollars à Cineplex. Le festival a tout de même présenté le nouveau long métrage d’André Forcier, Embrasse-moi comme tu m’aimes, en ouverture, hier soir. Les services d’un projectionniste indépendant de la structure du FFM auraient été assurés par l’équipe du film, afin qu’une démission de dernière minute ne vienne pas menacer la première mondiale de cette 14e œuvre du réalisateur de L’eau chaude, l’eau frette.
Qu’adviendra-t-il des investisseurs du fonds chinois Gold Finance Group et des prix totalisant un million de dollars que le groupe, récemment devenu partenaire du festival, avait promis (certains ajouteront « en échange d’un volet chinois compétitif »)? On en sait bien peu, sinon que ceux-ci représentent essentiellement la Chine continentale et arrivent avec des sommes importantes, des films plutôt moyens et, surtout, susceptibles d’avoir été censurés par le gouvernement chinois. Mathieu-Li Goyette souligne : « On ne verra jamais un Jia Zhang-ke dans ces festivals, ni un Wang Bing ou un Lou Ye. Le cinéma chinois qu’on nous vend au FFM tombe dans la catégorie du cinéma muselé. » Son de cloche similaire chez Helen Faradji, qui se permet d’ajouter : « Je trouve ça plutôt gonflé qu’il trouve du mécénat pour remettre des prix aux réalisateurs, alors qu’il a raté le paiement des employés l’an dernier. Il aurait au moins pu en remettre la moitié. »
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