Rappelez-vous cet instant où, le cul fraîchement déconfiné sur votre canapé, vous vous réjouissiez de retrouver un match de foot, hallelujah. Regardez cette magnifique pelouse, ces shorts propres, ce ballon flamboyant, écoutez cette ferveur dans le stade, quel bonheur d’entendre les chants. Puis votre regard a glissé vers les sièges en plastique, vides, laissant apparaître un motif quelconque. Les tribunes, désertes. Le stade, à poil. Et ce moment où vous avez plissé les yeux dans un hochement de tête, incrédule. Les cris étaient là, les supporters, non. C’est rigolo d’avoir mis cette bande-son. Trente minutes après, vous étiez à un doigt de la télécommande et d’un replay de Stéphane Plaza.
Comme beaucoup d’autres, Yoann, 32 ans dont 25 d’amour du foot pour le FC Nantes, s’est précipité devant la télé à la reprise des matchs. « J’ai essayé de regarder un match de l’équipe de France, mais la fausse ambiance, ça ne ressemble à rien. J’essaye pourtant mais je me lasse au bout de 10 minutes. » Alors le supporter s’est tourné vers le journal l’Équipe, pour les scores et les résumés. « J’ai toujours la passion du foot mais je n’arrive plus à regarder un match en entier. Il n’y a pas que le match qui compte, c’est un avant, un après… Le foot c’est pas à 11, ça se joue à 12. »
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Assommé par la pandémie, doublé du scandale Mediapro, le football français doit en plus faire face à une réalité cruelle : sans supporters, tambours et tifos, il n’est rien qu’une coquille vide, pognon ou non. Pour le journaliste Mickaël Correia, auteur du livre Une histoire populaire du football, cette situation est inédite. « Il y a parfois des matchs à huis clos oui, on a vu ça après le Printemps arabe notamment, en Algérie, et en Égypte où ça a duré plusieurs mois, mais là, c’est vraiment nouveau ». Les seuls bons points sont que « cela remet sur le tapis le débat sur la fragilité de l’économie du foot, qui est une économie de la dette, dépendante des droits télévisuels. Ça amène l’institution footballistique à se rendre enfin compte que le supporter est un acteur majeur ».
Et qu’il ne mérite pas autant de mépris, comme en atteste ce communiqué de plus de 300 groupes d’Ultras européens en mai dernier, qui invitait à ne pas reprendre les matchs pour des raisons sanitaires. « La pandémie a mis en relief le rapport de force entre le foot business et le monde des supporters. Ce conflit est notamment dû à la répression envers les supporters et aux abus de l’économie libérale du foot. »
« Là, un match où tu entends les joueurs se demander une bouteille d’eau, c’est juste d’un ennui mortel »
Délesté de ses apparats de banderoles et autres slogans, le football ennuie donc les aficionados comme Yoann : « On ne voit plus que le côté pro, exit le côté plaisir. Pour les joueurs peu importe qu’il y ait des supporters, ils sont payés pour jouer, ils jouent. Il reste le beau jeu, certes, mais il manque un ingrédient. Le foot sans ses supporters, c’est plus rien ». Un avis partagé par Merwan, 41 ans et fan du PSG : « J’ai l’impression de regarder un match en bas de chez moi. L’ambiance change le rapport au match. Là, un match où tu entends les joueurs se demander une bouteille d’eau, c’est juste d’un ennui mortel. » Merwan s’est désabonné de plusieurs chaînes, goûtant peu à ne voir du foot que la technique. « Comme on la remarque davantage, j’ai la sensation de voir beaucoup plus de fautes. Et puis, des mecs qui jouent pour plusieurs millions dans des stades vides, ça n’a aucun sens. Je me rends compte que je peux m’en passer, que je suis en train de m’en désintéresser. »
Ludovic Lestrelin, sociologue du sport et membre de l’instance nationale du supportérisme, observe que la disparition du public engendre « un effet domino, avec des conséquences en cascade, tant pour la télévision, que les sponsors, les joueurs et les autres médias. Aujourd’hui, le spectacle, car le foot c’est d’abord du spectacle, est clairement dévalué. Le supporter est un élément consubstantiel au foot. Tout comme les sportifs, les organisateurs, les médias. Enlevez un seul de ces éléments et tout s’effondre ».
L’universitaire rejoint Mickaël Correia sur la manière dont la France aborde depuis toujours la ferveur supportrice. « Le public du foot est envisagé sous deux prismes en France : une clientèle commerciale d’une part et des groupes organisés d’autre part, qui poseraient problème et auxquels on répond par une logique sécuritaire. Globalement, le public du football n’a pas été très bien traité dans notre pays. » Au point de se rendre compte, seulement maintenant et « grâce » à une pandémie, de son importance capitale pour toute l’économie du foot ? « Des éléments de désamour sont en germe depuis longtemps, poursuit le sociologue. Il faut que les dirigeants se saisissent de cette période pour avoir une réflexion de fond là-dessus. Comment considérer le supporter, l’associer à la vie du club ? Qui est-on en tant que club ? Quelle place dans la ville ? Le foot français souffre d’un déficit de réflexion globale ».
« L’autre jour je n’ai pas vu le 3ème but de Monaco. Je m’étais…endormie »
Revenir aux origines du foot, à ce puissant vecteur de lien social, pourrait être une piste. Isa, supportrice de l’AS Monaco « depuis le ventre de sa mère », essaye « de gérer sa frustration de ne plus pouvoir aller au stade. On n’a pas le choix, il faut en passer par cette saison chaotique, pour des raisons de santé ». Pour elle, le football est d’abord synonyme de sociabilité et d’ambiance. Un match va se partager, entre amis ou en famille, et l’excitation se loger « dans l’adrénaline d’avant-match, quand l’ambiance en ville est électrique. Ce sont des émotions qu’on ne peut pas vivre ailleurs ! » Elle qui est habituée aux déplacements, jusqu’en Italie, commence aussi à voir son intérêt diminuer. « L’autre jour je n’ai pas vu le 3ème but de Monaco. Je m’étais…endormie. » Alors, elle se raccroche aux réseaux sociaux, « où le club poste des contenus régulièrement, essaye de rester en lien avec nous, ses supporters. Ce côté humain perdure, heureusement… »
Pour Mickaël Correia, le match de football est effectivement « un prétexte à la sociabilité. Ce qui compte, c’est le côté ritualisé. Le rendez-vous au bar avant, l’après-match… » Car le stade demeure le Graal des supporters. Regarder un match à la télé ou en streaming, en temps normal, est déjà pour le supporter un second choix. « Maradona, paix à son âme, disait : “jouer dans un stade sans supporter, c’est comme jouer dans un cimetière”, rappelle le journaliste. L’aveu ultime de l’importance des tribunes a été de mettre en fond sonore les sons enregistrés de supporters. Et si on a pu être fasciné au début d’entendre les paroles des coachs, il faut reconnaître que regarder un match seul est une expérience merdique. Imaginez-vous regarder une finale de coupe du monde devant votre ordinateur… ». Personne ne voudrait de ça.
Elen, la trentaine et passionnée de foot, regarde habituellement trois matchs par semaine. La Ligue 1, un peu d’Italie, un peu d’Espagne. Elle ressent aussi un désintérêt croissant, regrette les derby « où l’on se chambre ». La jeune femme continue à suivre les classements du coin de l’oeil, « mais tout ça rend le foot très impersonnel. Même le commentateur, on sent qu’il rame… Et avec le recul, l’enregistrement diffusé des sons des supporters a un côté pathétique ». Comme beaucoup de mordus, et après le décès de la légende Maradona, elle s’est tournée vers les rediffusions de vieux matchs, afin de garder « une sorte d’émerveillement pour le foot. Sans doute que le football était-il plus spontané à l’époque… Ça donne envie de revenir aux fondamentaux ». Elen craint beaucoup un avant et un après Covid. Les stades se rempliront-il à nouveau ? Une grosse compétition suffira t-elle à relancher la machine ?
En attendant cet espoir, « on prend le pli de regarder seulement les résumés de matchs de 10 minutes, souligne Mickaël Correia, qui s’inquiète de cette dérive, qu’il a fait sienne aussi. Ce football-là, sans tribune, sans supporters, peut se jouer n’importe où. Il devient hors-sol, déconnecté du peuple. Ça participe aux dissolutions des identités locales et sociales des clubs, à la déterritorialisation du foot ». Et le sociologue Ludovic Lestrelin de résumer ainsi : « Le public des stades est un élément essentiel de ce qui fait la valeur du foot. La dimension charnelle, sensorielle, a disparu aujourd’hui. L’excès de confiance de certains dirigeants les laissaient penser que le football serait toujours le spectacle n°1. Mais qui sait ? » Souvenez-vous, il fut un temps où l’équipe de France se galvanisait en répétant : « On vit ensemble, on meurt ensemble ». A l’époque, les Bleus ne faisaient allusion qu’à l’équipe, pas à leurs supporters. Le mantra résonne d’autant plus étrangement aujourd’hui.
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