Qu’est-ce qui est mythique chez Death Row ? Les dizaines de millions d’albums vendus ? Pas seulement. Le train de vie démesurée et les flirts avec les gangs ? Pas seulement. Plus que toute autre maison de disques, Death Row a mis en place un monde violent. Très violent. Sans pitié. D’abord, envers ses principaux concurrents (Bad Boy Records, mais aussi LaFace ou Def Jam), dont les ventes paraissent bien faibles une fois mises en parallèle avec celles du label californien. Mais aussi envers les journalistes, les pigs, les politiciens ou toute autre personne ayant essayé de se mettre en travers de Suge Knight et de ses hommes de main.
Alors, oui, l’euphorie n’a plus vraiment cours depuis la fin des années 1990. Et oui, d’une certaine façon, le ver était déjà dans la pomme depuis les origines. Mais force est de constater que Death Row, à défaut d’être le label le plus prolifique de l’histoire, n’en reste pas moins la structure hip-hop la plus puissante des années 90, dictant ses propres codes et surplombant aussi bien le paysage rap que la culture pop en général. Une sacrée renommée pour une maison de disques qui, finalement, a connu son pic d’activité en à peine quatre ans, entre 1992 et 1996. Parmi ses émissaires les plus remarqués, on retrouve 2Pac, Snoop Dogg, Dr. Dre, The D.O.C, Nate Dogg ou encore DJ Quik. Bref, ça pose un CV et ça a le mérite de rappeler que le label californien a imposé un genre – le gangsta rap – presque à lui seul.
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Suge Knight
La trajectoire de Death Row est une véritable success-story à l’américaine, avec des drames, de la flamboyance, des coups d’éclats ou encore une fin fulgurante. Et comme dans toute success-story, tout commence par l’ascension d’un homme. Celle de Marion « Suge » Knight Jr., un gamin chouchouté au sein d’un cocon familial économiquement stable – son père travaille comme concierge à l’Université de Californie à Los Angeles, sa mère, Maxine, est ouvrière à la chaîne dans une usine. Ses parents ne peuvent s’en douter, mais ses bons résultats scolaires, son rôle de capitaine au sein de la défense de l’équipe de l’Université du Nevada et son titre de « Révélation de l’année » ne sont qu’apparats. Dès 1987, il rejoint les Los Angeles Rams, ne s’implique plus en cours, s’embrouille avec son entraineur, reçoit une ordonnance restrictive après avoir coupé de force la queue de cheval de Sharitha Golden et se forge une réputation peu flatteuse auprès de la plupart des humains : être le plus gros dealer du campus.
Si son entrée dans le game est floue – on dit qu’il était le garde du corps de The D.O.C. durant ses années au sein de N.W.A, qu’il a été engagé comme chauffeur et dénicheur de talents par l’agent sportif Tom Kline ou qu’il a lancé une société de distribution ayant fait (petite) fortune avec le premier album de Vanilla Ice, Hooked, sorti en 1989 -, ses ambitions, elles, sont claires. Suge Knight sait qu’il n’a qu’une vie et en profite à fond. Quitte à tremper son nom dans de sales affaires et à forcer la main des artistes qui hésiteraient à travailler avec lui. Dick Griffey, patron de Solar Records et du show télévisé Soul Train, connaît parfaitement le profil, et, lorsqu’il promet à Sony de faire produire l’ensemble des prochaines sorties hip-hop du label par Dr. Dre, c’est naturellement vers Suge Knight qu’il se tourne.
Mais le désormais ex-footballeur américain voit plus grand et entre en contact avec l’avocat David Kenner et Michael « Harris-O » Harris, un Blood reconnu comme le gangster le plus dangereux de L.A. dans les nineties, alors à la recherche d’un gars pour diriger son label. En quelques minutes, à l’automne 1991, Suge Knight l’a convaincu qu’il était l’homme de la situation. À 26 ans, « Sugar Bear » n’a pourtant ni le CV d’un Russell Simmons, ni la carte de visite d’un Tom Whalley. Mais il vise à une grande notoriété et rejette quiconque lui parle de rationalité. Si Michael Harris finit par comprendre rapidement qu’il s’est bien fait enfumer par Suge Knight et David Kenner, le boss de Death Row, lui, relève amplement le défi lancé initialement : devenir l’équivalent de la Motown dans les années 90 et permettre au maximum de « frères » possibles de sortir des ghettos dans lesquels l’Amérique blanche a pris plaisir à les entasser.
Cette aura, Death Row la doit notamment à un rap 100 % californien, option gangsta, et à des albums indépassables. Comprendre : des disques virtuoses, qui incarnent à la perfection leur époque et pour lesquels tout le monde vibre. En voici au moins six.
The Chronic – Dr. Dre (1992)
Sans surprise, c’est à Dr. Dre qu’il est demandé de lancer les hostilités avec The Chronic, une ode à la marijuana dans laquelle Suge Knight aurait investi 250 000 dollars de sa propre poche. C’est osé, mais c’est surtout très malin : The Chronic squatte plus de huit mois le Top 10 du Billboard. Plus qu’un disque à succès, Death Row tient sa carte de visite, et alimente déjà sa réputation de label sulfureux : le jour de la sortie de l’album, le 15 décembre 1992, la release party voit défiler des dizaines d’actrices porno et voit de nombreux MC’s déguster un gâteau recouvert de feuilles de marijuana. Le ton est donné !
Doggystyle – Snoop Dogg (1993)
Trop démoniaque, trop violent, trop égocentrique, trop irrespectueux de la norme… Depuis son arrivée dans le game, Death Row a toujours été « trop », tout le monde parlant du label exclusivement en termes de scandales, faisant comme s’il ne s’agissait jamais de musique. Pourtant, lorsqu’on écoute Doggystyle et ses fameux singles (« Who Am I (What’s My Name) ? » et « Gin And Juice »), il n’est question que de ça : de rap, novateur et intransigeant, et de succès. On peut même sortir les chiffres : en entrant directement à la première place du Billboard 200, en squattant durant trois semaines la plus haute marche du Top R&B/Hip-Hop Albums et en s’écoulant à plus de 12 millions d’exemplaires depuis sa sortie en novembre 1993, Doggystyle est déjà le deuxième gros succès de Death Row. Ou comment n’avoir publié que deux productions et déjà surclasser la concurrence.
Murder Was The Case (1994)
Un an après avoir tout raflé aux Source Awards – « Album de l’année », « Artiste de l’année » et « Producteur de l’année » pour Dre, « Révélation de l’année » et « Meilleurs textes de l’année » pour Snoop -, Death Row place l’année 1994 sous le signe des bandes originales. Above The Rim, d’abord. Murder Was The Case, ensuite. Au casting de cette dernière : Tha Dogg Pound, Snoop Dogg, Nate Dogg, Dr. Dre, Ice Cube ou encore DJ Quik, un producteur qui a autant compté dans l’histoire de la G-funk que Dr. Dre. A-t-on vraiment besoin d’en dire plus ?
Dogg Food – Tha Dogg Pound (1995)
En pleine guerre East Coast/West Coast, Daz Dillinger, Kurupt et les autres enregistrent une parodie de « New York, New York », tournent le clip sur Times Square, clament que Big Apple leur appartient et provoquent la colère des rappeurs de la côte d’Est – une fusillade éclate d’ailleurs sur le tournage du clip -, qui riposte immédiatement avec le clip « L.A., L.A. », où l’on peut voir Tragedy, Capone, Noreaga et Mobb Deep prendre en otage et torturer des personnages qui ressemblent comme deux gouttes d’eau à Daz et Kurupt. Pendant ce temps, le Dogg Pound écoule son disque à plus de deux millions d’exemplaires et inscrit à jamais son nom au panthéon du gangsta rap. Que Snoop Dogg soit là pour chapeauter le groupe ou non.
All Eyez On Me – 2Pac (1996)
À l’automne 1995, Suge Knight réussit à négocier ce qui est encore aujourd’hui le deal le plus impressionnant de l’histoire du hip-hop – en comparaison, la signature de Nas chez Def Jam paraît presque anodine. Le 12 octobre, Suge Knight convainc en effet 2Pac de rejoindre Death Row, après avoir payé sa caution de 1,4 million de dollars. Forcément, le gusse se sent redevable et file directement en studio. Productif, il accumule une vingtaine de morceaux en deux semaines à peine. De ces sessions découle directement l’arrivée dans les bacs d’All Eyez On Me, un disque qui, à bien des égards, représente une nouvelle étape dans l’évolution de l’esthétique Death Row. D’abord, parce que le quatrième album solo de 2Pac est un double album comme trop peu de rappeurs osent en faire. Ensuite, parce qu’il éclate toutes les statistiques en s’écoulant par millions. Enfin, parce que, en couverture, il fait accepter au monde entier le port d’un gilet en cuir, tendance SM, signé Jean-Paul Gauthier.
Christmas On Death Row
Tout est dans la pochette ici, avec le fameux logo Death Row déguisé en Père Noël. Un peu comme s’il s’agissait pour le label de signifier que même les voyous peuvent s’amender et faire une trêve au moment des fêtes de fin d’année. Si l’album est également une réussite, il arrive malheureusement trop tard pour y voir apparaître le nom de 2Pac, décédé trois mois plus tôt et déjà absent de la compilation A Very Special Christmas 2 en 1992, pour laquelle il avait pourtant enregistré initialement un morceau.
Derrière les stars, un vrai catalogue
Si Death Row accumule rapidement les tentatives de censure et les procès – sans que cela ne semble perturber outre mesure Suge Knight, sa course en avant et la poursuite de ses rêves -, le label sait surtout qu’il ne peut se contenter de son trio gagnant Dr. Dre, Snoop Dogg et 2Pac. En plus de ces stars, il se doit de signer autre chose que des seconds couteaux : des mecs capables de porter la structure à leur tour, de poser en featuring sur les grosses sorties du label, et d’être au niveau des meilleurs rappeurs/producteurs du moment. C’est question d’ambition et de stratégie, après tout : une décision qui, avec le temps, doit permettre à Death Row de se tailler une place au soleil dans de l’industrie du disque, et bien au-delà. Pour cela, Suge Knight recrute malin.
Il y a d’abord The D.O.C.. Mais le MC de Houston ne publie aucune production, se contente de bosser sur The Chronic et de poser quelques featurings ici ou là, avant de quitter l’aventure en 1994 pour filer à Atlanta (« Il y avait trop de bordel à Los Angeles ! »). Il y a aussi Lady Of Rage, que l’histoire retient pour avoir enregistré « Afro Puffs » et pour avoir publié en 1997 un premier album (Necessary Roughness) produit par Daz Dillinger, Easy Mo Bee et DJ Premier, et auréolé d’un featuring posthume avec 2Pac (« Big Bad Lady ») – avant de quitter Death Row et de filer chez Doggystyle Records. Il y a également le versant R&B et production avec des artistes comme Michel’le (ancienne vocalise du World Class Wreckin’ Cru de Dr. Dre), Nate Dogg (merci, au passage, pour le refrain de « Regulate »), Danny Boy (présent sur quatre morceaux d’All Eyez On Me) et DJ Quik. Mais il y a, enfin, toutes ces erreurs de casting, tel que Tha Realist, recruté fin 1996 pour ses ressemblances physiques et vocales avec 2Pac, The Outlawz, qui cesseront peu à peu de faire parler d’eux une fois 2Pac décédé, ou encore N.I.N.A., une chanteuse des TLC décédée en avril 2002.
Bloods for Bloods
« Ce n’était pas le LAPD que je connaissais, mais ça devint l’image du LAPD pour le reste du monde. Ce fut le début d’une époque atroce, avec des tensions terribles au sein même de la police de Los Angeles. Réussir à bien s’entendre avec des citoyens ou des collègues d’une autre race devint soudain beaucoup plus difficile. Des gens que vous croyiez être vos amis ne vous disaient plus bonjour lorsque vous les croisiez dans le couloir. » L’homme qui tient ce discours suite au passage à tabac de Rodney King par quatre policiers blancs du LAPD n’est autre que Russell Poole, un ancien flic, celui-là même qui a longuement enquêté sur les meurtres de 2Pac et Biggie. Ce qu’il ne dit pas ici, c’est que l’affaire Rodney King n’est en 1991 que la partie visible d’un étrange iceberg. En réalité, cela fait plusieurs années que la tension monte entre les forces de l’ordre et la population noire à Los Angeles. Une unité antigang d’élite a même été créée – le CRASH (Community Resources Against Street Hoodlums) -, tandis que le LAPD, en 1994, estime que la Cité des Anges abrite plus de 400 gangs, 60 000 membres en tout. Parmi les plus célèbres, il y a notamment les Crips et les Bloods, dont fait partie Suge Knight.
Pour s’en convaincre, il suffit de jeter un œil à l’un de ses manoirs. Dans celui de Las Vegas, celui qui servait de décor au film Casino quelques mois plus tôt, tout a été repeint en rouge, la couleur des Bloods. Mais ce n’est pas tout : Suge Knight possède un fauteuil en cuir rouge chez Death Row et achète une publicité de deux pages dans The Source énumérant les « Combattants des Libertés ». On y trouve Martin Luther King, Harriet Tubman, Mandela, Marcus Garvey, mais aussi le nom de C. DeLores Tucker barré d’un trait rouge – une façon pour les Bloods de lui signifier son arrêt de mort – après que celle-ci ait publié une tribune dans le New York Times et fait tout son possible pour empêcher Tupac de recevoir l’Image Awards en 1994.
Si, au sein du label, rien ne doit laisser présager qu’il puisse être lié à des activités illégales, Suge Knight, lui, n’a jamais caché son affiliation aux Bloods. Non seulement, sa bague, sertie de diamants et de rubis, affiche crânement les lettres « M.O.B. » (« Member of Bloods »), mais il possède également le Club 662 à Las Vegas, dont les chiffres correspondent eux aussi aux lettres « M.O.B. » sur un cadran téléphonique. De son côté, DJ Quik ira même encore plus loin en dénonçant Travon Lane, membre des Bloods et de Death Row, comme responsable de la mort de 2Pac. Avoir un pied dans les gangs et l’autre dans l’industrie du disque n’est décidément pas si facile.
Esthétisme gangsta
Contrairement à la noirceur des pochettes estampillées Big Apple ou à la sobriété de mise chez d’autres labels (Me Against The World de 2Pac chez Interscope, par exemple), la direction artistique établie par Death Row est explicite, effrayante et provocante. Il y a déjà ce logo – un prisonnier à capuchon sur le point de mourir sur la chaise électrique – que Suge Knight a fait peindre en blanc sur le tapis rouge à l’entrée du bâtiment. Il y a ensuite ces pochettes, qui trahissent un penchant évident pour les illustrations dessinées à la main (Doggystyle et « What’s My Name ? » de Snoop Dogg, l’intérieur du livret d’All Eyez On Me et la cover de The Don Killuminati (The 7 Day Theory) de 2Pac,…) par Ronald « Riskie » Brent, Henry « Hen Dog » Smith ou Darry « Joe Cool » Daniel. On les comprend, après tout : en optant pour une telle approche, également visible à l’arrière de la pochette de Dogg Food du Tha Dogg Pound, Death Row brille par sa liberté, son arrogance, son indépendance et sa singularité, tant les diamants, les filles faciles et les grosses berlines font partie de l’ADN du label, qui voit alors en cette esthétique une façon d’exhiber sa réussite, de mettre en avant la fierté Noire et, surtout, de bien faire chier l’orthodoxie blanche américaine.
La folie des grandeurs
Suge Knight est un homme intelligent : il sait que le rap ne peut être une fin en soi et se contrefiche de l’avis de ceux qui pensent que trop se diversifier peut s’avérer fatal. Les succès de The Chronic, Doggystyle ou All Eyez On Me, c’est bien, mais le gaillard ne compte pas s’arrêter là. Hormis le lancement de plusieurs sous-labels (Doggystyle Records, géré par Snoop Dogg, ou Gotta Get Somewhere, géré par le Dogg Pound) et la création de Let Me Ride Hydraulic, une entreprise spécialisée dans les équipements pour voiture et employant quinze jeunes noirs issus de Compton, Suge Knight et Dr. Dre projettent aussi un temps de publier leur propre magazine, demandent à Spike Lee de réaliser un film pour Death Row Movies, publient quatre soundtracks que l’on peut aujourd’hui encore qualifier sans honte de classiques (Murder Was The Case, Above The Rim, Gang Related et Gridlock’d), souhaitent élargir leur activité au rock, au reggae ou au jazz, et dépensent sans compter. Enfin, surtout Suge Knight.
Alors que Death Row est suspecté de blanchir de l’argent sale, « l’homme le plus dangereux du milieu de la musique », comme le surnomment certains journalistes, offre une Lamborghini à DeVante Swing (membre de Jodeci) pour fêter sa signature chez Death Row, dépense des milliers de dollars en limousines et hôtels, prend en charge les dépenses quotidiennes de 2Pac et sa famille, et accumule les achats outranciers, comme ces 666 dollars claqués dans des cigares le 12 septembre 1996 – la même année, Death Row accumule ainsi plus de 4,5 millions de dollars de dettes.
Cultiver la peur
En 1995, Death Row sort Dogg Food de Tha Dogg Pound. À l’origine, il est censé être publié en juillet, mais un conflit avec Time Warner retarde son arrivée dans les bacs. Et quitte à reporter la publication pour cause de propos dérangeants, autant continuer à surfer sur le registre de la peur et le publier le 31 octobre, jour d’halloween. « Ils ont tous tellement peur de l’album que je vais le sortir la nuit la plus effrayante de l’année », se réjouissait même Suge Knight. Car si l’ex-footballeur insiste avec conviction sur l’importance de soutenir des œuvres socialement engagées – il organise plusieurs soirées pour cinquante mères célibataires au Beverly Wilshire Hotel à l’occasion de la fête des mères, sponsorise des distributions de cadeaux de Noël dans les églises et les hôpitaux de Compton, distribue des dindes à Thanksgiving, etc. -, c’est surtout la crainte qu’il souhaite susciter. Et ça marche : « Savez-vous quelle musique écoute vos enfants ? », titre ainsi la couverture du New York Times Magazine consacrée à Death Row en janvier 1996.
Death Row a pourtant toutes les raisons de faire profil bas et de se contenter de gérer les albums produits : entre 1992 et 1996, le label vend plus de 27 millions d’albums, et affiche un chiffre d’affaires – véridique ou non – de 100 millions de dollars. Mais que faire de ce pognon quand on n’a pas encore atteint le cap de la trentaine et qu’on partage sa vie entre Los Angeles et Las Vegas, entre le milieu de la musique et de la drogue ? On peut engager Reggie Wright Jr., le fils du chef de la police de Compton, comme chef de la sécurité du label, recruter divers flics pour assurer les arrières de la structure, tabasser les artistes (et notamment Sam Sneed) qui n’affichent pas assez les couleurs de la maison dans leur clip, ou s’amuser à terroriser les journalistes ayant eu la mauvaise idée de poser des questions dérangeantes en les menaçant d’aller nourrir ses piranhas.
Quelques années plus tard, lorsque le réalisateur Nick Broomfield entreprend d’enquêter sur le meurtre de 2Pac et Biggie dans le cadre d’un documentaire, il se heurte lui aussi à ces menaces, comme il le souligne dans une interview accordée aux Inrocks : « Les seuls intervenants à m’avoir fait peur sont les gens du label Death Row… Ils étaient agressifs, violents, intimidants, si bien que je n’en menais pas large pendant mon entretien avec leur boss, Suge Knight (…) Le tournage a été terminé, nous avons monté le film en Europe, je m’y sentais plus en sûreté. J’en avais marre de répondre à des questions aussi inquiétantes que celles posées notamment par les gens de Death Row : “Vous dormez où ?”, “C’est quoi votre voiture de location ?”, “Par quel vol vous repartez ?” Même si ce n’était sans doute que de l’intimidation, je n’étais pas à l’aise. Les gens avec qui je bossais à Los Angeles finissaient par flipper : ils changeaient de voiture, utilisaient des itinéraires différents chaque jour… »
East Coast/West Coast
Si, au premier abord, beaucoup de choses réunissent Death Row et Bad Boy Records – à commencer par un respect mutuel et une admiration certaine de Puff Daddy pour Suge Knight : « Bad Boy a été construit sur le modèle de Death Row, parce que Death Row était devenu un véritable mouvement » -, on se rend vite compte que leur ambition respective annihile toute tentative de rapprochement ou de copinage, quand bien même Suge Knight et Puff Daddy sont finalement deux patrons relativement similaires. Quand le second s’incruste dans les clips de tous ses poulains, le premier, lui, gère toute l’imagerie autour de ses artistes, quitte à s’impliquer pleinement dans l’enregistrement en choisissant les singles à mettre en avant, les titres à mettre en face B ou les refrains à retravailler.
D’un point de vue médiatique, pourtant, les deux hommes diffèrent. Là où Puff Daddy a tendance à la jouer discret (« Je n’essaierais jamais volontairement de nuire à l’homme à mes côtés. »), Suge Knight semble prêt à tout pour imposer sa marque. Et, pour cela, il sait qu’il vaut mieux respecter quelques règles tacites de base.
Règle numéro 1 : L’intimidation fait partie du jeu. Mieux vaut la jouer violent ou avoir une gueule susceptible de faire penser qu’on est prêt à passer à l’action.
Règle numéro 2 : Rentrer chez Death Row implique de se donner corps et âme au label et à la côte Ouest. Et malheur à ceux qui ne respectent pas la tradition, comme Lady Of Rage, que 2Pac considère comme « le maillon faible de Death Row » pour ne pas avoir critiqué publiquement Bad Boy Records.
Règle numéro 3 : En cas de cérémonie publique, il est suggéré de s’en prendre verbalement – voire physiquement – à Bad Boy Records, comme lors des Source Awards de 1995 ou lorsque 2Pac et Biggie se croisent dans les coulisses des Soul Train Awards en mars 1996.
Règle numéro 4 : Dans l’industrie du disque, le moindre faux pas se paie cache, mieux vaut donc continuer de vanter la bonne forme de son entreprise. Et, à ce petit jeu, Suge Knight excelle : « Il n’y a rien entre Death et Bad Boy, ou entre Puffy et moi. Death Row vend en gros – donc comment Puffy pourrait être une menace pour moi, ou Bad Boy une menace pour Death Row ? En ce moment, aucun autre Noir ne possède ses propres groupes et ses propres masters – mais j’espère que quelqu’un d’autre puisse le faire histoire d’avoir une certaine concurrence. »
Règle numéro 5 : Chez Death Row, tout se paie, très vite. Allez demander à Mopreme Shakur (qui aurait passé la nuit sur un balcon suite à une dispute) ou à Mark Anthony Bell (forcé de boire sa propre urine après avoir refusé de donner l’adresse personnelle de Puff Daddy), ce qu’ils en pensent.
Amours impossibles
Au fil des années, le succès commercial de Death Row s’est doublé d’un succès médiatique. Mais tout le monde ne le voit pas de cet œil. Alors que les procès s’accumulent, que le label est suspecté de servir de réseau à un trafic de drogue, Dr. Dre prend les devants, quitte le navire et abandonne ses intérêts financiers dans la société pour fonder sa propre structure, Aftermath : « Je ne me plais plus à Death Row. Là-bas, il faut en vouloir à quelqu’un pour se sentir bien ou enregistrer un disque. » Pour 2Pac et Suge Knight, Dre devient l’ennemi qu’il faut humilier publiquement, celui qui n’a pas eu les épaules pour emmener le label encore plus loin, celui qui a refusé d’aider la structure à développer la section Death Row East, censée être pilotée par Eric B et gérer les carrières du Wu-Tang, de Big Daddy Kane ou de quelques artistes de chez Uptown Records.
Mais la lune de miel avec 2Pac ne dure pas non plus. Lorsqu’il s’agit d’évoquer le premier point d’accroche entre les deux hommes, toutes les mémoires rembobinent au mitan de l’année 1996. Tupac accuse publiquement Suge Knight de le voler, de ne lui verser ses royalties qu’au compte-gouttes et de lui envoyer une facture de quarante ou cinquante mille dollars dépensés par sa famille lors d’un séjour à Westwood Marquis. Déjà qu’il ne voit pas la couleur de ses royalties, le rappeur accepte mal de gérer ses dépenses quotidiennes. Et puis merde, il est désormais assez connu pour gérer sa carrière tout seul. Pour cela, il a même créé en février 1996 Euphanasia, sa société de production censée l’aider à gérer sa carrière musicale et cinématographique.
La débandade
Depuis le départ de Dr. Dre et, surtout, le décès de 2Pac le 13 septembre 1996, l’euphorie n’a plus vraiment cours chez Death Row. Toujours très prisé auprès des fans, mais beaucoup plus négligé auprès des autres dû à sa faible capacité de renouvellement, le label s’essouffle peu à peu, tandis que Suge Knight semble être chaque jour un peu plus la caricature de son personnage médiatique. Surtout, il croule sous les procès et finit par passer derrière les barreaux en 1996 pour avoir violé sa liberté conditionnelle le 7 septembre 1996 à Las Vegas, après s’être attaqué à un membre des Crips, Orlando Anderson, dans le hall du MGM Grand Hotel. Condamné à 9 ans de prison, il bénéficie d’une remise de peine cinq ans plus tard, mais voit ses proches tomber peu à peu et tous ces artistes lui réclamer leurs dus. Death Row avait pris l’habitude de rémunérer ses poulains en liquide – suce ça la SACEM-, et, visiblement, en profitait pour les arnaquer : alors que Dick Griffey et The D.O.C. réclament au label 125 millions de dollars pour non respect de ses engagements, Afeni Shakur prétend que Death Row doit entre 10 et 16 millions à son fils – dont elle vient de récupérer les droits et qui, selon de nombreuses sources, serait décédé avec uniquement 100 000 dollars sur son compte.
Si un panneau d’affichage rouge vif à L.A. affiche fièrement un « Welcome home Suge » à sa sortie de prison en 2001, le bonhomme retombe vite dans ses travers : séjours en prison, faillite personnelle, attaque à main armée, violence conjugale, Suge Knight retrouve sa cellule en 2015 après avoir renversé deux hommes, tuant l’un d’entre eux, alors qu’il se rendait sur le plateau du tournage de Straigh Outta Compton. À croire qu’avec ce mode de fonctionnement et cet afflux de malversations, Suge Knight ne pouvait que finir par s’emmêler les pinceaux, entrainant Death Row dans sa chute. Car derrière la descente aux enfers d’un homme, c’est toute une entreprise qui s’écroule. Un temps, les dirigeants s’en sortent en publiant divers albums posthumes de 2Pac – dont Until The End Of Time, écoulé à plus de 3 millions d’exemplaires -, mais ni l’orientation R&B prise au début des années 2000, ni le fait d’avoir renommé la structure The Raw pour s’éloigner de l’imagerie gangsta, encore moins la signature de Gina Longo, fille du procureur de Los Angeles, ne suffiront à remettre le label californien sur les rails, commercialement et juridiquement. C’est la fin d’une époque, une nouvelle génération émerge, et les yeux de la planète hip-hop se tournent désormais davantage sur Atlanta que sur Los Angeles.