On ne va pas se refaire mais quand même : la BO de Tueurs de François Troukens, parue dans les bacs en décembre dernier, vaut bien plus qu’une simple bande-son accompagnant le film de François Troukens. Si elle est essentielle, c’est au moins pour deux choses : confirmer que les dernières années du rap francophone ont été absorbées sans vergogne par la scène belge (Roméo Elvis, Damso, Isha, Caballero & JeanJass) ; rappeler à tout le monde que le format de la compilation est encore pertinent au sein d’un genre musical qui a sans doute fait une erreur en la délaissant au croisement des années 2000 et 2010.
L’histoire du hip-hop français est pourtant jalonnée de multiples compilations fondatrices, de celles qui font émerger de nouvelles têtes, annoncé de nouvelles tendances et assis certaines figures sur un trône bien solide. C’était déjà le cas en 1990 avec le manifeste Rapattitude, dont l’histoire a été tellement racontée qu’on a privilégié ici d’autres repères, en essayant de ne pas mélanger ces compilations avec les fameuses mixtapes (« Nique la musique de France », « Opération coup de poing »), tout aussi essentielles mais envisagées et enregistrées avec une toute autre ambition. Dans ce guide, elles ont surtout permis de lancer le signal de départ de jeunes loups aux dents longues, promouvoir les forces en présence de labels, mais également de nous offrir une photographie d’une époque, d’une génération, d’un mouvement.
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Les cool sessions
En 1993, grâce aux prods de Jimmy Jay et sous la tutelle de MC Solaar, Les Cool Sessions servent de rampe de lancement aux différents artistes présents au tracklisting : Les Sages Poètes de la Rue, Sléo, Ménélik ou Démocrates D font leur entrer sans faire toc-toc-toc et enchaînent illico avec une signature sur une maison de disques et un album. Mais pour l’heure, c’est bien sur les instrus jazzy de Jimmy Jay, champion de France DMC en 1989, que les MC’s aiguisent leurs rimes. Démocrates D, dont Jimmy Jay produira le premier album en 1995 ( La voix du peuple, sorte de pendant hardcore au Prose combat de Solaar), joue la carte des « mots les plus forts » sur le titre éponyme, Sens Unik mise sur le storytelling, MC Janick fait la promotion du raggamuffin et les immenses Sages Po’ plongent l’auditeur dans les travers de la rue : « La rue est devenue une jungle urbaine qui alimente messieurs les journalistes ».
Surtout, Les Cool Sessions donnent naissance à l’un des titres les plus emblématiques de ce début de décennie : « Moda et Dan s’ennuient » de Moda et Dan – duo formé par un ancien du Ministère A.M.E.R. et le patron de Ticaret – qui popularisent alors les rimes multi-syllabiques, sans pour autant mettre de côté l’aspect social : « Y’a vingt ans, des gosses mourraient de faim en Ethiopie / Et qui peut affirmer aujourd’hui que c’est bien fini ? / L’Afrique du Sud a mis du temps pour comprendre son délire / Elle qui donnait pourtant une seconde à ses victimes pour mourir / Rien ne change vraiment, si ce n’est que tout empire / Moda et Dan ont décidé de vous faire réfléchir ». Dommage qu’aucun des morceaux présents sur les volumes 2 et 3 n’ait atteint un tel niveau.
La Haine, musiques inspirées du film
Pour parler de la bande-son du film de Mathieu Kassovitz, mieux vaut laisser la parole aux rappeurs présents sur la compilation. Déjà, parce qu’ils sont les mieux placés pour en parler. Et puis parce qu’on leur a posé quelques questions, donc autant les laisser nous en dire davantage :
Dany Dan : « Tout a été enregistré selon un planning assez strict : chaque groupe avait un horaire et un jour pour enregistrer son morceau. Du coup, on s’est simplement retrouvé avec l’ingénieur du son. On n’a pas vraiment croisé les autres artistes, mais on se connaissait et se respectait. À l’époque, il n’y avait pas autant d’endroits que maintenant. On fréquentait les mêmes gens et on tournait tous dans les mêmes salles. »
Rocca : « Je pense qu’à cette époque, le rap français était plus libre et en marge de l’industrie. D’ailleurs, des titres comme « Sacrifice de poulets », « Mon esprit part en couilles » et « Requiem » sont devenus des classiques du rap français pour ce refus des concessions et cette irrévérence. Pour l’enregistrement de cette BO, on était donc totalement libre. Le seul truc, c’est qu’il fallait aborder un thème social. On a travaillé avec les meilleurs rappeurs de l’époque, des bêtes de studio et des bêtes d’ingénieurs. Pour nous, qui improvisions dans les caves, c’était le grand luxe. Tout a changé pour nous après ça. »
Nuttea : « Les producteurs savaient que La Haine était un film authentique. Il fallait donc que la bande son le soit également. Ils nous ont ainsi commandé un morceau et, ensuite, on était libre de faire ce qu’on voulait. En plus, c’est Mathieu (Kassovitz, ndr) qui validait, donc on était plutôt tranquille. »
Sté Strausz : « C’était le premier film qui reflétait fidèlement la vie en quartier. Bien réalisé et avec de très bons acteurs. C’est le film d’une génération ! Un classique ! Par extension, la BO est mythique elle aussi, tant le film lui donne toute sa dimension. De plus les artistes qui y figurent étaient les meilleurs de l’époque. C’est une super BO, c’est sûr. Elle est de très bonne qualité et marque une époque où le hip-hop était grandissant. »
Time Bomb, vol.1
Plutôt que de revenir sur L432, dont l’histoire a déjà été racontée ici, on préfère s’intéresser à une autre compilation de kickeurs, sortie deux ans plus tôt et représentative du savoir-faire de l’écurie Time Bomb, même si la plupart des rappeurs présents effectuent alors l’une de leur rare apparition sur disque. Mais l’essentiel est ailleurs : il est dans ce goût de la punchline, dans ce refus de toute forme de professionnalisme, dans cet amour du freestyle et de la compétition qui semble guider chaque 16-mesures, dans ces instrus crasseuses, lourdes et héritées de la scène de Queensbridge (le sample de Nas en introduction est assez éloquent), dans cette écriture multi-syllabique qui a fait la renommée de Time Bomb lors de ses sessions chez Générations 88.2, dans cette aisance à se passer des plus fines gâchettes du label (Oxmo, Lunatic) et dans le sens du bon mot des huit entités réunies au casting (« Que vas-tu faire, lorsque l’atmosphère s’assombrit et que tu flaires les deux fous des 3 Coups qui te guettent au cutter ? » de Lyon-S des 3 Coups sur « Courage »).
Hostile
Si Hostile est le cri de guerre (cf : la pochette et sa grenade fièrement affichée) du label du même nom, c’est aussi et surtout une compilation à l’ambition très simple : acter la naissance de la structure de Benjamin Chulvanij et réunir les rappeurs qui lui trainaient plus ou moins autour. Le producteur va alors chercher Lunatic et les X-Men chez Time Bomb, Ärsenik chez Secteur Ä et parvient à convaincre Sulee B d’assurer quelques productions en accueillant l’un de ses poulains, Da Maad Fungusth – pas le morceau le plus marquant de la compilation, mais suffisamment bien ficelé pour coller avec son esthétique : un rap technique, blindé de name-dropping et de rimes complexes.
La force d’Hostile est aussi de ne pas être totalement uniforme : tandis que Lunatic joue sur le registre du storytelling mafieux et que les 2 Bal font dans l’egotrip, Ärsenik incarne un versant nettement plus West Coast avec « L’enfer remonte à la surface », produit par Guetch, un proche du Ministère A.M.E.R., à la production des Liaisons dangereuses du Doc Gyneco en 1998, et auteur ici d’un sample malicieux de Batman, parfaitement ajusté à ce « rap sponsorisé par les pompes funèbres » défendu par Calbo et Lino. Avec le recul, on comprend mieux pourquoi les deux frères de Sarcelles ont réussi à faire carrière, quant des MC’s tels que Teemour et Polo (pourtant soutenu par Solo d’Assassin ici) sont rapidement (re)tombés dans l’oubli.
D’autres compilations « labelisées »
Sortir une compilation pour promouvoir les forces en présences, voilà une méthode que les labels hip-hop ont longtemps pris plaisir à appliquer. Que l’on pense à celles de IV My People, de B.O.S.S. ou de Beat De Boul qui n’a pas simplement servi de maison-mère aux Sages Poètes de la Rue ou à LIM, mais a également servi de rampe de lancement à Malekal Morte, Sir Doum’s, Mo’Vez Lang, Nysay, Less du 9 et, bien sûr, Lunatic. Pas rien. Surtout quand on sait que tous ces mecs viennent alors du 92 et que les compilations de la structure, pilotée par Zoxea, ont justement pour but de mettre sous le feu des projecteurs le rap local. Il n’a d’ailleurs suffi qu’un titre pour qu’il fasse corps avec ses ambitions : « Dans la sono », caractérisé par des rimes techniques, rappées par des MC’s forgés à l’école de la rime depuis leur adolescence.
Dans le même genre, il y aussi Invasion (1997), avec la plupart des artistes signés sur Night&Day, grand manitou de l’underground rap dans les années 1990 : La Cliqua, Ideal J, Section Fu, Expression Direkt, Mr R ou encore les débuts de NAP, bien avant qu’Abd Al Malik ne dispense ses discours consciencieux dans des disques fadasses. Comme quoi, il y a toujours un intérêt à réécouter ces compilations, même une vingtaine d’années après leur publication.
Ma 6-T va cra-cker
Moins tubesque que celle de Taxi (orchestrée par Akhenaton) mais plus connue que Scorpion : musique inspirée du film (qui réunissait pourtant Sinik, Alibi Montana et Sefyu à une époque où les mecs étaient clairement chouchoutés par le public et les médias), la BO de Ma 6-T va crack-er est l’autre bande-son mythique du rap français : du genre à avoir pris forme dans une petite chambre d’une banlieue de Meaux, celle du duo White & Spirit, engagé à la production par Jean-François Richet, et à contenir presque uniquement des standards, entrés illico dans la postérité. « Il n’y pas eu de déchets dans notre travail, me confiait d’ailleurs il y a trois ans Fabien Kourtzer, membre de White & Spirit. Toutes les instrus créées ont été utilisées sur la BO, il n’y a aucune autre démo. La raison est très simple : dès qu’on en composait une, on se disait : « celle-là, c’est pour X-Men, celle-ci c’est pour IAM ». IAM, justement, n’était pas vraiment prévu au départ. L’idée était plutôt de faire un duo entre Passi et Akhenaton, comme celui réalisé sur l’album Les Tentations de Passi. Seulement, Passi avait tellement aimé l’instru de « Les Flammes Du Mal » qu’il n’envisageait pas de la partager. Il nous a tout de même mis en contact avec Akhenaton et Shurik’n et on a fini par réussir à les avoir sur la BO. »
L’intelligence de White & Spirit, c’est aussi d’avoir fait du sur-mesure. Traduction : d’avoir composé chaque instru en ayant les images du film en tête, bien aidé pour cela par des rappeurs parfaitement en phase avec leur époque et qui, à de très rares exceptions près, ont traversé les années avec plus ou moins de facilité. On comprend alors que Ma 6-T va crack-er, produite par Les Disques du Crépuscule et distribuée par PIAS, ait été disque d’or en à peine trois semaines.
Sad Hill
Contrairement à ce que les médias ont longtemps tenté de faire croire : la rivalité Paris/Marseille n’a jamais été réellement de mise dans le hip-hop français : Lady B. Love faisait une apparition sur …De la planète Mars, Stomy Bugsy et Akhenaton ont collaboré ensemble avec « Derniers pas dans la mafia » et Cut Killer réunissait Fabe et East le temps d’un morceau sur « La face b ». C’est pourtant à travers Sad Hill, moins chauvine que Chroniques de Mars, que les connexions se veulent les plus intenses. Kheops est fan de funk, certes, et ça s’entend sur de nombreuses productions ici présentes, mais c’est surtout un mec qui s’est pris dans la gueule l’arrivée de Time Bomb au sein du circuit rap. Impossible dès lors pour lui de ne pas inviter les différentes forces du label (Oxmo Puccino, Pit Baccardi, X-Men), mais aussi d’aller chercher ce qu’il se fait de mieux à Paris : les gars de la Scred Connexion (Fabe et Koma) et du Secteur Ä (Passi, Hamed Day, Stomy), notamment.
Sad Hill, c’est aussi des références cinématographiques pleinement assumées (la pochette, qui reprend l’artwork de Le bon, la brute et le truand, les allusions à Scarface ou encore à James Bond), le premier tube d’Oxmo Puccino (« Mama lova », un classique !), des détournements amusants (Stomy Bugsy qui s’approprie « Bad Boys de Marseille » d’Akh le temps du vantard « Playboy de Sarcelles »), Shurik’n qui annonce la couleur de son premier album solo avec « Si j’avais su », tout un tas de samples d’Ennio Morricone (peut-être trop ?) et la présence d’un Akhenaton alors intraitable sur « Pousse au milieu des cactus, ma rancœur », un titre écrit à New York en 1996 pendant l’enregistrement de L’école du micro d’argent : « Enfanté dans l’amour, mes sentiments sont confus/Confluent dans le lit de mes rêves d’une pièce exigüe/Ma salive est empoisonnée/Mes larmes sont de la cigüe/Le ventre vide/À pousser quelques notes faméliques hors de mon lexique/J’évoque une existence pathétique/Dix balles en poches par mois, dis-moi, c’est ridicule/Tout comme taffer comme un clebs pour un boss qui t’encule. »
Première Classe
En juillet 2015, les Neg Marrons, à l’origine de ce projet, me rappelaient ceci : « Au départ, on avait pour ambition de sortir un maxi tous les trois mois en réunissant des rappeurs issus d’horizons différents. Il y a d’abord eu « On fait les choses » avec Mystik, Rohff et Pit, puis « Atmosphère suspecte » avec Lino et la FF. Le travail était devenu trop pesant, on a donc décidé d’en faire des compilations plutôt que des maxis ». En résultent deux compilations (sorties en 1999 et 2001) réunissant 51 rappeurs sur des titres inédits, osant des croisements improbables ou purement fantasmés (Oxmo Puccino avec Passi, 113 avec Rocé, Kery James aux côtés de Rocca, Shurik’n et Hamed Daye), mettant en lumière des MC’s qui n’étaient alors que de jeunes rookies (Sniper, Casey, Kazkami, L’Skadrille), le tout sur des productions parfaitement orchestrées par la crème des beatmakers de l’époque : Djimi Finger, DJ Mehdi, DJ Mars, Tefa, Masta, Pone et DJ Poska, en charge de l’introduction.
Alors, forcément, ça donne quelques titres mythiques : « On fait les choses », donc, un égotrip né de façon spontanée, mais aussi « L’art de la guerre », où Calbo et Akhenaton semblent au sommet de leur forme avec quelques passe-passe d’anthologie, et tous ces morceaux qui viennent témoigner de la puissance créative du Secteur Ä, dont Première classe est une énième excroissance, au croisement des années 1990/2000. Chose rare pour l’époque : tous les artistes présents sur la compilation sont rémunérés, et tous selon le même tarif (500 francs).
Neochrome
À l’inverse d’autres labels plus populaires mais aux artistes trop bien peignés pour paraître subversifs, Neochrome a su développer dès la fin des années 1990 une imagerie singulière et une radicalité quasi imparable, qui fera des milliers de petits. Mais le plus fou de l’histoire, ce n’est pas simplement l’impact laissé par ce rap à la fois technique et thématique, riche en rimes multi-syllabiques, c’est l’éclectisme des artistes signés ou soutenus par la structure parisienne : Salif, Seth Gueko, Alkpote, Sinik ou encore Nubi et Joe Lucazz. Bref, que des personnalités fortes dont la majorité des textes, dans un monde juste (et peu malsain, il faut bien le dire), mériterait d’être appris par cœur dans toutes les écoles françaises.
De ce sens de l’éclectisme, Neochrome va d’ailleurs réussir à en tirer tous les bénéfices, notamment sur les différentes compilations produites par le label – à titre d’exemple, quelle autre structure en Hexagone peut se vanter de réunir, sur sa première compilation en 1998, des freestyles de Nysay, TTC Mo’Vez Lang, Kohndo ou ATK ? Ça ne s’est pas fait sans difficulté – à l’époque, Loco, animateur sur Générations, se cotise avec son ami Yonea pour acheter des cartes téléphoniques et téléphone à chaque rappeur pour les inviter personnellement à participer à la compilation, tandis que l’enregistrement se fait dans la chambre qu’il occupe encore au domicile de ses parents…
D’autres compilations vont suivre, dont Néochrome (la plus produite, la première disponible en CD) en 2001, avec Nysay, Seth Gueko et Brasco au casting pour des titres inédits, mais aussi et surtout Neochrome Hall Stars, qui contient au moins deux classiques : « Patate de Forain » de Seth Gueko et Sefyu, et « Chanson triste » de Nakk. Et comme le dit Aimée Jacquet, on ne gagne pas une Coupe du Monde sans un grand joueur. Là, c’est pareil : une compilation ne peut devenir essentielle sans la présence de quelques MC’s prêts à défourailler le mic.
L’antre de la folie
De la même manière que le Wu-Tang est apparu avec des sons tordus et un univers inspiré des shaolins, Teki Latex, Cyanure, Dabaaz, l’Armée des 12 ou James Delleck ont rapidement cherché à inventer leur style et leurs codes, quitte à s’inventer quelques fois des personnages afin d’illustrer leur univers. L’antre de la folie trahit cette ambition. Patronnée par Teki Latex et James Delleck, cette compilation déroule un rap audacieux, délirant, parfois bordélique, mais toujours riche en idées inédites : un freestyle sur le cassoulet de Cyanure, une imitation étrange de Brassens (Cyanure, encore), des beats drum’n’bass ou jungle, des reprises du hip-hop américain le plus indépendant (Company Flow, Thirstin Howl III) et des duos inespérés (Teki Latex et Hi-Tekk de La Caution sur « La barre de fer »).
Sur l’intro ou aux côtés de Teki Latex le temps d’un « Sexe, Mensonges Et Jeux-Vidéos » complètement fou, on trouve même Flash Gordon, que l’on finira par connaître davantage sous l’alias Mr. Flash. Comme quoi, une compilation peut être produite à l’arrache par un petit label (Kerozen, fondé en 1998 par La Caution et Mouloud Achour), contenir tout un tas de vieux morceaux recyclés ou de freestyles, et servir de rampe de lancement à toute une génération de rappeurs et producteurs qui ont depuis obtenu leur rond de serviette au sein de l’industrie musicale. Dans le hip-hop ou non, d’ailleurs.
Street Lourd Hall Stars
Il serait injuste d’affirmer que Street Lourd repose essentiellement sur les quatre classiques pondus par Rohff (les deux « En mode », « À quoi bon sert ? », en duo avec Kamelancien, et « La Hass », aux côtés d’Intouchable et Kamelancien), dans la mesure où DJ Mosko, Teddy Corona et Mista Flo (trois membres de la Mafia K’1 Fry) réunissent ici un casting XXL (Kool Shen, Booba, Kery James, Diam’s) et des collaborations aussi jouissives que celles entendues à l’époque de Première Classe (Rim’k et Lino, les frères Pit Baccardi et Dosseh). Mais en extrapolant un peu, on peut au moins dire que Rohff a permis à cette compilation d’accéder à la popularité. À la postérité également, tant ses quatre morceaux symbolisent l’apogée d’un rap de rue (et donc de Rohff ?), insolent et sans concession.
Pour le reste, il y a quelque chose d’assez bluffant à entendre tous ces poids lourds du rap français claquer des couplets parfaitement ciselés sur les instrus de producteurs affirmés (Skread, Kore & Skalp, Spike Miller). On pense ici « Du 93 au 94 » de Kool Shen et Serum, à « Ta Gueule » d’Alibi Montana ou encore à « Chacun sa manière » de Kery James et Booba (quel duo, putain), qui viennent masquer quelques titres un peu plus « évidents » (« Réseaux pas hallal » de Soprano et L’Algérino, par exemple) et font tout l’intérêt de Street Lourd, qui constitue probablement l’une des dernières grandes compilations de rap français.
Le Gouffre, Marche-arrière
Peu de compilations collent aussi bien à leur titre, dans le sens où Marche-arrière sort de l’éternelle rengaine « le-rap-c’était-mieux-avant » pour éclairer au mieux ce qui sépare le rap des années 1990 de celui de la décennie 2010. Pour cela, les gars du Gouffre ont réuni une soixantaine de MC’s, d’hier (Busta Flex, Sheryo, Manu Key ou Koma) et d’aujourd’hui (Anton Serra, Swift Guad, Nekfeu, Hugo TSR), de Paris et d’ailleurs (Metz, Lyon, Grenoble…), pour des freestyles qui disent finalement beaucoup des liens qui unissent ces deux générations : le goût de la défonce ( « J’prends une ‘teille, j’me fonce-dé et j’me laisse aller »), les rêves d’une vie luxueuse ( « le dernier modèle allemand et le milliard ») et le sens du bon mot sur des productions boom-bap, sombre et mélancolique.
Fait avec peu de moyens, mais composé de titres animés d’une passion vitale, nourris au 16-mesures et aux plumes pleines d’amertume des années 1990, Marche-arrière est aussi pour Le Gouffre une manière de revenir à une des sources du hip-hop, celle où la beauté du geste précède le sens du verbe. Notons que, en 2015, Le Gouffre a profité de L’apéro avant la galette pour réunir sur « Générique 2 fin » une partie des rappeurs présents sur Marche-arrière (Aketo, Busta Flex, Joe Lucazz, Mokless, Hugo TSR). Ça dure treize minutes, et c’est un peu leur « Panam Hall Starz » perso.
Talents fâchés
Difficile aujourd’hui de rendre une compilation pertinente à l’heure où YouTube et les sites de streaming permettent à quiconque de sélectionner eux-mêmes leurs morceaux préférés. Il existe heureusement encore et toujours des initiatives qui offrent la possibilité aux auditeurs de faire quelques belles découvertes, des projets qui offrent tout un tas de pistes à explorer, suggèrent de jeunes MC’s à suivre et des sons qui pourraient rendre la vie plus riche et exaltante. Ces dernières années, il y a notamment eu All Stars Industrie, l’occasion pour la nouvelle génération de découvrir les old timers du rap français (Le Rat Luciano, Despo Rutti, MC Jean Gab1, Demon One…). Mais il y a aussi le cinquième volume des compilations Talents Fâchés, sorti en 2017 et venu rappeler l’importance de ce projet dans l’histoire du rap français, né en 2003 de l’envie « de réunir des artistes d’horizons différents. Quand t’as grandi en cité, c’est la mentalité du partage, du vivre ensemble… Je voulais retrouver cela sur le projet Talents Fâchés, rappelait l’année dernière à Hiphopcorner.fr Ikbal, petit frère de Rohff, initiateur de ce projet et aussi de Rap performance. La seule chose qu’on leur demande pour Talents Fâchés c’est de relever le défi de poser sur une prod énervée et jouer le jeu jusqu’au bout. »
Et le moins que l’on puisse dire, c’est que Talents fâchés a toujours réussi cette mission, permettant à des artistes comme Diam’s, Sinik ou La Fouine d’être plus virulents qu’on ne pourrait le croire et donnant naissance à des collaborations osées (Rohff et Tandem, L’Skadrille et Rim’k, TLF, Salif et Nessbeal). Bon, Talents fâchés 5 n’a pas fait réellement de bruit, n’a aucune chance de rester aussi longtemps dans les esprits que Rap performance (pilotée par Ikbal également en 2005) et ne risque en aucun cas d’inciter les labels à réhabiliter les compilations, mais il a réuni suffisamment d’arguments pour annoncer un retour aux fondamentaux et témoigner la vitalité de la scène française, qu’elle vienne des bas-fonds ou des circuits les plus populaires (Rohff, Lartiste).
Maxime Delcourt est sur Noisey.