Ornette Coleman (photo : Andy Freeberg)
Du krishnacore au gabber, l’histoire de la musique est remplie de genres musicaux aux noms aussi alambiqués qu’insensés. Dans la plupart des cas, ces patronymes sortent tout droit de l’esprit étroit de journalistes en manque de crédibilité. Dans le cas du free jazz, c’est tout l’inverse : c’est au saxophoniste Ornette Coleman que l’on doit la paternité du nom, et du genre qui en découle. Car, si quelques jazzmen ont bien tenté de transposer leur radicalité en musique au cours des fifties – Cecil Taylor Quartet avec Jazz Advance, par exemple -, c’est bien le saxophoniste américain qui pose réellement les bases du mouvement en 1960 avec Free Jazz, un disque qui symbolise à lui seul le changement social, le black power et le renouveau d’un genre, le jazz, trop vite récupéré et lifté par l’Amérique Blanche. Les Blancs, justement, ce sont eux qui tiennent les médias à l’époque, et ils ne vont pas être tendres avec ces expérimentations débridées qui choquent la bienséance mélodique. En 1960, suite au premier article sur Ornette Coleman dans Jazz Magazine, le journaliste Jean-Robert Masson organise ainsi une table de ronde autour d’une épineuse question : « Faut-il le mettre au poteau ou sur un piédestal, ce fameux Ornette Coleman ? »
À dire vrai, le rejet est presque aussi intense du côté des musiciens noirs qui, d’Archie Shepp à l’Art Ensemble Of Chicago ou Albert Ayler, rejettent cette catégorisation, préférant parler de Great Black Music ou de musique classique noire. Mais qu’importe : le terme free jazz, ou New Thing, reste bien le plus précis pour décrire ces musiciens en quête d’expérimentation et en phase avec les mouvement sociaux et politiques de leur époque. Reste que si les free-jazzmen américains, mais aussi français et japonais, appartiennent à la mythologie des années soixante et soixante-dix, ils sont aussi ces artistes aventuriers, défricheurs qui ferontt partie intégrante de la culture populaire les décennies suivantes.
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LES ARTISTES
ORNETTE COLEMAN
Trop libre et exploreur pour être résumé en quelques productions, le saxophoniste a malgré tout fait son entrée dans l’histoire du jazz grâce à deux albums à jamais mythiques : The Shape Of Jazz To Come (« La forme du jazz à venir ») en 1959 et Free Jazz l’année suivante. Les médias l’accusent alors de détruire le jazz, de masquer son manque de technique sous de multiples dissonances, mais Ornette Coleman, accompagné par un double quartette composé des musiciens les plus novateurs de l’époque (parmi lesquels Don Cherry, Eric Dolphy ou Scott La Farro), vient bien de définir un nouveau genre musical, entre lyrisme expressif, jazz libre et textures insurrectionnelles.
JEF GILSON
Arrangeur, graveur de vinyle, pianiste, chanteur, ingénieur du son chez Vogue, compositeur, enseignant ou encore chef d’orchestre, Jef Gilson est de ces hyperactifs perpétuellement en quête de nouvelles expériences. En musique, même chose ! Entre deux productions pour Palm, son label, il s’essaye ainsi au be-bop, au blues ou au free jazz, genre qu’il sublime sur Le Massacre du Printemps (hommage virulent au Sacre du Printemps d’Igor Stravinsky et oeuvre-clé de la contestation française de la fin 60’s) et Malagasy, enregistré aux côtés d’une vingtaine de musiciens malgaches alors qu’il est bloqué à Madagascar à cause des grèves de mai 68.
ART ENSEMBLE OF CHICAGO
Au début des années soixante, des dizaines de jazzmen à l’esprit libéré apparaissent dans les rues américaines. Il y a bien sûr Pharoah Sanders, ancien SDF du Greenwich Village, ami de Sun Ra et membre permanent de l’orchestre de John Coltrane à partir de 1965, mais il y a aussi Sonny Rollins, Alan Silva, Sunny Murray et l’Art Ensemble Of Chicago. Arrivés sur le tard, en 1969, ces derniers ont eux aussi contribué à faire du free jazz un genre influent. Mieux, ils ont abordé avec la même ferveur tous les styles qui en font sa singularité : l’atonalisme, les percussions africaines et les instrumentations baroques. Autant d’éléments que l’on retrouvaient déjà en 1967 sur Sound du Roscoe Mitchell Art Ensemble (Malachi Favors, Lester Bowie, Roscoe Mitchell), premier disque publié pour le compte de l’Association for the Advancement Of Creative Musiciens (AACM), où se sont rencontrés les membres du Art Ensemble Of Chicago, où est né le terme « Great Black Music » et où les principaux mouvements politiques noirs américains (au premier rang desquels le Congress Of Racial Equality, la Nation of Islam ou les Black Panthers) voyaient leur lutte accompagnée en musique.
SUN RA
« Ça ne ressemble à rien, mais le message de Ra est compréhensible et c’est le principal. » Cette punchline de Jim Newman, producteur du film Space Is The Place, est également applicable aux albums de Sun Ra et de son Arkestra, qui ont toujours cheminé différemment au sein de l’industrie musicale. D’autant que, en plus d’être l’un des premiers musiciens à produire en indépendant (Saturn Records), Sun Ra est un boulimique du son. Un vrai. Il a composé près de 180 LP’s et plus de 1000 compositions entre 1956 et 1992. Et l’on y trouve de tout : de la philosophie cosmique, des références à la science-fiction, un engagement qualifié d’afro-futuriste et une esthétique perpétuellement à la croisée du free jazz et du jazz expérimental. Pas mal pour un mec aussi barge, qui prétendait être né sur Saturne et être envoyé sur Terre par le créateur de l’univers en l’an 1055 afin de permettre au peuple noir d’échapper aux atrocités humaines.
STEVE LACY
Grand spécialiste du soprano et éternel admirateur du jeu de Thelonious Monk, Steve Lacy a rapidement imposé sa vision de la new thing. C’était en 1969 sur Moon, publié sur BYG Records. Et le disque annoncait une décennie de folie pour le saxophoniste, qui enregistre alors cinq albums pour Saravah (dont les éternels Lapis et Dreams), collabore avec Brion Gysin et s’inspire de textes de William Burroughs, Lao-Tseu ou Herman Melville pour donner naissance à ses symphonies inconvenantes, soit le chemin le plus court entre Debussy, la poésie beat et Ornette Coleman.
RASHAAN ROLAND KIRK
Trop peu de gens le savent : Roland Kirk, renommé Rahsaan suite à un rêve où Dieu se serait adressé à lui, avait une collection de plus de 6000 disques à son domicile et avait pour habitude d’emmener une cinquantaine de vinyles lorsqu’il était en tournée. C’est cette soif de découvertes qui lui a sans doute permis de collaborer avec les rockstars de l’époque (Frank Zappa, Eric Burdon, Jimi Hendrix), de mettre au point ses propres instruments (« slidesophone » ou le « trumpophone »), de s’attaquer à des tubes tels que « My Cherie Amour » de Stevie Wonder ou de produire des albums aussi extrêmes que Rahsaan Rahsaan, enregistré au Village Vanguard en 1970 et porté par la suite expérimentale « The Seeker ».
ARCHIE SHEPP
Si Archie Shepp n’a rien perdu de sa virulence en 2015, tout le ramène en permanence aux années soixante, cette époque où, dans une interview à Jazz Magazine, il revendiquait être « un musicien de jazz noir, un père de famille noir, un Américain noir, un antifasciste ; je suis indigné par la guerre du Vietnam, l’exploitation de mes frères. Ma musique raconte tout ça. C’est ça la new thing… » Dans un style expressionniste, aussi fiévreux que rugueux, Shepp incarne alors la fureur d’un free jazz dont on commence à reconnaître la valeur en dehors des milieux underground. Oscillant constamment entre radicalité sonore et référence aux musiques noires (rhythm’n’blues, gospel,…), le saxophoniste compose ainsi des albums aussi définitifs que Four For Trane ou Blasé, enregistré en octette à Paris dans une frénésie où s’entremêlent les voix de Jeanne Lee et de Chicago Beau, la trompette incendiaire de Lester Bowie, la contrebasse subtile de Malachi Favors et le piano fou de Dave Burrell.
LES LABELS
BYG RECORDS
Soyons honnête et quelque peu chauvin : le plus grand label de free jazz est bien BYG Records. Du moins, celui qui aura publié le plus grand nombre d’albums emblématiques. Entre 1969 et 1971, la structure de Jean Karakos, Claude Delcloo et Jean-Luc Young profite en effet de la venue d’une dizaine de jazzmen américains au Panafricain Festival d’Alger au mois de juillet 1969 et au festival Actuel d’Amougies en Belgique en octobre de la même année pour enregistrer de nombreuses sessions et les faire se rencontrer au sein d’improvisations collectives ou individuelles. En résultent 52 albums qui, entre Poem For Malcolm d’Archie Shepp, « Mu » First Part de Don Cherry ou Luna Surface d’Alan Silva, ont tous obtenu leur billet pour la postérité.
IMPULSE!
« Fer de lance de l’avant-garde progressiste » au cours des sixties, le label américain a été fondé en 1960 par Creed Taylor, ancien responsable de la direction artistique de Bethlehem Records, autour du fameux slogan : « New Wave In Jazz ». Durant plus d’une décennie, et sous l’influence d’un John Coltrane alors en pleine période free, il va accueillir quelques tuteurs légaux du free jazz : Albert Ayler, Charlie Haden, Roswell Rudd, Marion Brown ou Pharoah Sanders, qui enregistre ses albums les plus emblématiques au sein de la structure. Au cours des seventies, Impulse! réédite une partie du catalogue Saturn de Sun Ra et s’attache les services d’autres hurluberlus de la mélodie (Alice Coltrane, McCoy Tyner) avant de céder le pas, à l’approche des années 1980, à une esthétique pop-jazz presque insultante.
SHANDAR
Le label Shandar est mythique pour au moins trois raisons. D’abord pour ses membres fondateurs : la galeriste Chantal Darcy (dont les premières syllabes de ses prénom et nom donnent le titre du label) et Daniel Caux, défricheur de talents, à l’origine de la venue d’Albert Ayler et Sun Ra lors des fameuses Nuits de la Fondation Maeght en 1970 et accessoirement rédacteur de la revue L’Art Vivant aux côtés du compositeur français Jean-Jacques Birgé. Mais aussi pour son catalogue, où l’on retrouve tous les lives de la Fondation Maeght (Albert Ayler, Cecil Taylor, Sun Ra), l’Obsolète de Dashiell Hedayat ou de nombreuses productions de Steve Reich et Terry Riley. Et puis parce qu’une légende prétend que tous les masters ont disparu après une inondation de la cave. C’est ballot, mais ça entretient à merveille la mythologique.
LES MORCEAUX
ALBERT AYLER – « Bye Bye Blackbird »
Entre musique de chambre et orchestrations brutes, entre ce piano qui swingue et ce saxophone déréglé, Albert Ayler expose ici l’une de ses plus furieuses et intenses compositions, au croisement parfait entre renouvellement des formes et révérences aux grands maîtres (Hawkins, Webster,…). Au terme de ces sept minutes et vingt secondes, on comprend également mieux pourquoi John Coltrane disait « Albert Ayler m’empêche de dormir ».
SUN RA – « Rocket Number Nine »
Zombie Zombie et Lady Gaga n’y pourront rien : il faut s’appeler Sun Ra pour accoucher d’une mélodie aussi folle et futuriste que « Rocket Number Nine ». Sans doute pas le morceau le mieux exécuté du musicien prétendument né sur Saturne, mais l’un des plus représentatifs de sa créativité et de son rapport à l’afrofuturisme.
FRANÇOIS TUSQUES & DON CHERRY – « Occident et texte sur l’Inde »
Il faut bien avoir conscience qu’il s’agit sans doute ici du premier titre de free jazz jamais enregistré par un Français. Quelques mois avant son album Free Jazz, François Tusques embarque en effet à Nantes, où se tient une exposition de Le Corbusier, en réalise la bande-son et enregistre le tout aux côtés de Don Cherry sur l’EP La Maison Fille Du Soleil, réédité il y a quelques années par l’excellent label anglais Finders Keepers.
DAEVID ALLEN TRIO – « The Song Of The Jazzman »
À l’image de ce que va entreprendre quelques années plus tard Steve Lacy aux côtés de Brion Gysin, l’ensemble de Daevid Allen mélange ici free jazz et poésie beat dans une ambiance hautement déconstruite. On comprend mieux le rapport à la note bleue de Robert Wyatt.
ART ENSEMBLE OF CHICAGO – « Thème de Yoyo »
Qui se souvient de Les Stances à Sophie, cet obscur film de la Nouvelle Vague réalisé par Moshé Mizrahi en 1970 ? Certainement beaucoup moins de monde que ce titre du Art Ensemble Of Chicago qui lui sert alors de bande-son. Écrit et composé à Paris, ce thème, sur lequel figure la chanteuse Fontella Bass, symbolise à merveille la liberté et la créativité du collectif américain durant ses années européennes.
FULL MOON ENSEMBLE – « Samba Miaou »
Publiée en 1970 sur le label ATK, cette pièce est extraite du thème « Tribute To Bob Kaufman », placé en face A de l’album Crowded With Loneliness et consiste en une adaptation musicale des textes du poète beat américain, ici interprétés par une chanteuse que la légende dit être Nicole Aubiat de la troupe du Chêne Noir. Bref, un must du protest-jazz à la française.
PHAROAH SANDERS – « The Creator Has A Master Plan »
Souvent réduit au simple rôle de disciple de John Coltrane, Pharoah Sanders impose en 1969 sa vision des choses, soit une incantation longue de 32 minutes sur laquelle Leon Thomas psalmodie des mots magnifiés par les orchestrations charnelles et méditatives du saxophoniste.
MASAYUKI TAKAYANAGI – « My Friend, Blood Shaking My Heart »
De par ses excentricités et ses mélodies progressives totalement maltraitées, le free jazz ne pouvait que trouver un réel écho au Japon, où quelques musiciens (Masahiko Togashi et Masahiko Satoh, par exemple) se sont réappropriés le genre, l’ont poussé à l’extrême et en ont recraché des compositions abrasives, soumises à des dissonances d’une grande sophistication. À l’image de cette pièce du guitariste Masayuki Takayanagi qui, disons-le, préfigure clairement l’arrivée de Merzbow et ses amis.
ARCHIE SHEPP & ROCÉ – « Seul »
Ce n’est pas forcément un morceau emblématique du free jazz, mais il témoigne de l’impact du genre sur les nouvelles générations. Ici, la trompette abrasive et discordante d’Archie Shepp accompagne avec parcimonie le phrasé poétique de Rocé pour un résultat unique.
KAMASI WASHINGTON – « Re Run Home »
Kamasi Washington méritait sa place dans ce guide. Parce que Brainfeeder, son label, entretient des liens étroits avec la scène jazz des années soixante. Parce qu’il a composé des mélodies ouvertement éclatées sur le dernier disque de Kendrick Lamar. Et parce que son premier album, The Epic, est un long recueil de 173 minutes démontrant avec brio la volonté du musicien d’élargir au maximum le spectre du jazz.
CEUX QUI S’EN SONT INSPIRÉS
Pas aussi influent que le rock ou l’a musique électronique, le free jazz ? Médiatiquement, c’est certain. En souterrain, en revanche, c’est une toute histoire. Dès la fin des années soixante, les free-jazzmen rénovent en profondeur la chanson française. Oui, la chanson française. Celle qui jusqu’alors se contentait de variétoche ou de quelques snobinards se réclamant de la rive gauche allait en effet voire débarquer toute une génération de musiciens alternatifs ayant grandi au son d’Albert Ayler ou d’Archie Shepp. Claude Delcloo, papa d’Actuel et membre de BYG Records, forme le Full Moon Ensemble, Brigitte Fontaine collabore avec l’Art Ensemble Of Chicago, Alfred Panou également, et Colette Magny s’associe à François Tusques pour mettre en musique la bande-son du black power avec Répressions.
L’après 1975 est plus compliqué. BYG Records n’est plus, Albert Ayler, John Coltrane et Eric Dolphy sont partis tutoyer le paradis, les free-jazzmen évoluent pour la plupart vers des sonorités hindoues et, en France, Saravah commence à privilégier d’autres genres musicaux. De là à laisser le free jazz pour mort, il n’y a qu’un pas que l’on se garde de franchir, tant il continue d’imprégner aujourd’hui d’autres sphères, que ce soit le rock avec le label Constellation (où sont signés Matana Roberts et Colin Stetson) ou le hip-hop et les musiques électroniques avec Brainfeeder.