Le baroud d’honneur du hentai japonais

Une collection de magazines hentai. Photo : Miki Yoshihito

« Les gens se font une fausse idée du Japon – c’est un pays très conservateur », m’a expliqué Peter Payne sur Skype, depuis sa maison située dans la préfecture de Gunma, à 100 km au nord de Tokyo.

Pourtant, le dernier porno hentai que j’ai regardé ne semblait pas corroborer sa thèse : on y voyait en effet une fille nue allongée sur le sol avec quatre mecs qui se tenaient au-dessus d’elle, un garçon caressant les énormes seins de sa belle-mère à l’arrière, tandis que le pantalon d’un garçon habillé en fille laissait entrevoir une érection conséquente.

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C’était bien assez progressiste pour moi, et franchement bizarre. Mais j’étais prêt à croire Payne sur parole ; il est le propriétaire du site en ligne J-List, qui vend des DVD hentai et des comics du même ordre, ainsi que de nombreux autres produits pour petits et grands. Payne est Américain et vit au Japon depuis 23 ans. Au départ, il devait simplement y enseigner l’espace d’un an – mais ça ne s’est pas déroulé comme prévu, et pas de bol, il est toujours là.

Lorsqu’Internet a explosé à la fin des années 1990, Payne a dit à sa femme qu’il était sur le point de démarrer une boutique en ligne pour les fans de science-fiction et d’anime. C’est comme ça que son business a démarré.

Une librairie japonaise remplie de hentai.

Derrière lui, sa vitrine abrite quelques figurines Star Wars. Comme tout bon fan de science-fiction, il attend avec impatience les prochains films de la série. Mais le hentai (qui, en japonais signifie « pervers » ou « bizarre ») n’est pas exactement de la science-fiction, ni de l’animation. C’est peut-être pour ça qu’il a parfois été accusé de promouvoir la sexualisation des enfants et d’être ouvertement misogyne.

Ces accusations sont aussi liées au fait qu’une bonne partie des hentai implique de petites écolières naïves – dessinées avec un style plus européen que japonais – pourvues de seins énormes, et constamment agressées sexuellement par des garçons incontrôlables victimes de graves problèmes psychologiques, ou parfois, par des démons, aliens et autres ogres venus de diverses planètes éloignées, usant de leurs tentacules phalliques afin de pénétrer les divers orifices des jeunes filles tandis qu’elles supplient et gémissent de peur.

D’où cette question : hé les Japonais, c’est quoi votre problème avec les tentacules ?

« Les tentacules existent parce que tu n’as pas le droit de dessiner de pénis sans te faire censurer », nous a renseignés Payne, citant une loi locale de 1907 qui s’applique encore aujourd’hui : « c’est la même chose avec le bukkake – tu peux le voir comme quelque chose de pervers ou d’artistique, mais ici c’est un peu démodé. »

Hokusai, « Le Rêve de la femme du pêcheur ».

Plusieurs hommes éjaculant sans vergogne sur le visage d’une femme, au Japon c’est donc « un peu dépassé » et plus vraiment étonnant, surtout quand on sait que le sexe tentaculaire est présent dans l’art japonais depuis quelque 200 ans.

L’année dernière, une exposition de shunga au British Museum présentait une peinture de 1814, « Le Rêve de la femme du pêcheur », dans laquelle on voyait deux pieuvres en train de s’exercer à l’art du cunnilingus sur une humaine.

Mais l’art japonais classique est souvent plus destiné à des hommes et femmes qui possèdent des trucs comme de la graisse de phoque personnalisée, ou qui font importer de vieux katanas numérotés. Du coup, le porno en cartoon, c’est pour qui en fait ?

Allez demander ça à Toshio Maeda. Avant que Maeda n’introduise en 1986 le porno à tentacules, les films d’animation japonais montraient déjà d’émoustillantes scènes de jeunes femmes sous la douche – sans encore cependant sombrer dans l’explicite. Sa création Urotsukidoj a donné naissance à un tout nouveau sous-genre de dessin animé : le hentai.

Toshio Maeda. Photo : Yves Tennevin.

J’ai essayé de contacter Maeda tandis que je m’employais à faire des recherches pour cet article. Impossible. J’ai alors contacté plusieurs dessinateurs de hentai japonais, mais ces derniers ne sont jamais revenus vers moi. Payne m’a expliqué ces divers refus.

« Premièrement, les Japonais vont trouver super bizarre que votre métier consiste à essayer de les contacter. La plupart des Japonais vont se dire : “oh, un e-mail de la part d’un étranger – impossible de répondre à ça. Même s’ils ont passé entre huit et dix ans de leur vie à apprendre l’anglais, ils auront trop peur que quelque chose tourne mal. Il est très difficile de les approcher.

L’autre truc, c’est que l’industrie de l’animation et du hentai en particulier, est en train de mourir au Japon. Les dessinateurs ne gagnent pas grand-chose ici ; leur salaire tourne autour des 8 000 euros par an en moyenne – plus personne ne fait carrière là-dedans. Toutes les illustrations et la production d’anime est désormais sous-traitée par des entreprises en Corée, en Chine ou aux Philippines. »

Joignant le geste à la parole, Payne m’a montré un graphique représentant la courbe des salaires de l’industrie de l’anime au Japon. Les dessinateurs sont vraiment situés tout en bas, alors même que leur travail nécessite de nombreuses compétences et énormément de travail. Pendant ce temps-là, de l’autre côté de la chaîne, les doubleurs de hentai (souvent des stars du cinéma) touchent pour la plupart des salaires à 6 chiffres.

Je me suis mis en tête de trouver un dessinateur de hentai japonais, afin de lui demander si ce job était déjà celui dont il rêvait en école d’art, mais aussi, s’il avait maille à partir des problèmes moraux découlant de son boulot. Tandis que je progressais dans mes recherches, il est devenu clair je devais aller chercher des réponses en Corée du Sud plutôt qu’au Japon. Par chance, j’ai trouvé un dessinateur bossant pour une petite compagnie de graphisme dans la périphérie de Seoul ; celui-ci a accepté de me parler, à condition que je ne dévoile pas son nom.

« Mes parents ne savent pas que je fais ça », m’a-t-il dit dans un anglais maladroit. « Ils pensent que je dessine des posters. Je le fais aussi, mais j’adore les hentais – c’est un peu comme une obsession pour moi. »

Pour lui, ça avait l’air d’être plus un hobby qu’un job au sens rébarbatif du terme.

« C’est encore mieux que le vrai porno, m’a-t-il avoué. Certains des trucs que je dessine sont vraiment beaux et sexy. Et il y a d’autres trucs qui sont… vraiment déviants, tu vois ? »

Photo : Dave Fayram

Je lui ai demandé s’il s’ennuyait parfois pendant les longues heures qu’il consacrait au travail de production, au cours desquelles il doit dessiner des esquisses qu’il envoie ensuite au Japon pour qu’elles soient montées. Il a reconnu que le job était répétitif, mais a ajouté : le scénario et les tendances sont tellement étranges que tu ne peux jamais vraiment t’ennuyer avec ça. Les Japonais sont un peu tarés.

Quand j’ai fait remarquer à Payne que même ses voisins japonais trouvaient la culture du hentai un peu trop pétée, il m’a rétorqué : « le problème, c’est quand tu regardes un truc que tu ne connais pas encore très bien, que tu ne saisis que quelques trucs de sa culture. Regarde les Pays-Bas : les gens connaissent les coffee-shops, la weed, le Quartier rouge et les tulipes. Il serait néanmoins faux d’affirmer qu’il y a des tulipes partout en Hollande ; c’est la même chose avec le hentai. »

En Suède, en 2011, Simon Lundstrom, dont le job consistait à traduire des hentai du japonais au suédois, a été reconnu coupable de 39 chefs d’accusations pour avoir été en possession de pornographie enfantine. En dépit des images qui représentaient pourtant des personnages de cartoon parfaitement imaginaires, la Cour suprême suédoise a confirmé la décision en 2012, rejetant l’appel et décidant que les images dépeignaient bien des « enfants en train d’avoir des relations sexuelles ».

Payne n’avait pas vraiment d’explication. « Ce n’est pas vu comme ça ici. Les Japonais vous diront que tous les personnages ont plus de 18 ans. Il existe des critères moraux et légaux dans cette industrie qui bannissent l’inceste et les trucs de ce genre. C’est juste que le lycée, pour je ne sais quelle raison, est le cadre principal d’une majorité de ces histoires. »

Il n’a pas pu s’empêcher de me préciser qu’il existait de nombreux types de hentai, et pas juste ceux disponibles sur les sites pornos traditionnels.

« Il y a des hentai que vous n’avez probablement jamais vus. Il y a les yuri, qui montrent “l’amour entre filles” et des histoires sur deux filles qui tombent amoureuses l’une de l’autre – et ce n’est même pas vraiment sexuel. Il y a aussi une incroyable collection de hentai gay qu’on appelle yaoi et qui ne sont pas du tout à destination des gays – c’est presque toujours regardé par des filles hétéros. Il y a un autre type de hentai gay, que les filles et les garçons adorent, qui s’appelle le bara – rose en japonais – et en gros, c’est du porno gay avec des hommes musclés. »

Photo : Sam Clements

Je suis tombé sur ce type de hentai sur le site d’un artiste nommé Gengoroth Tagame : on y voyait bien des gays disposant de muscles saillants et de bites anormalement gonflées qui passent leur temps à s’étrangler ou à pratiquer une forme particulièrement extrême de bondage.

J’ai envoyé un e-mail audit Tagame, qui bizarrement, ne m’a pas répondu.

De fait, je me suis posé la question : être gay est-il accepté au Japon ?

« Dans les villes » me dit Payne, avant de me parler d’un autre style de hentai. « Il y a aussi le otonoko » (ou “piège” en japonais), lequel ressemble à du porno pour transsexuels. On y montre de beaux garçons efféminés qui ressemblent de loin à des filles mais qui n’hésitent jamais à soulever leurs jupes afin de révéler leurs gigantesques pénis à la première occasion venue.

Et qu’en est-il du viol, l’un des aspects fondateurs du hentai ?

« C’est l’un des genres de hentai les plus extrêmes, mais ce n’est pas le plus répandu – il y a des boutiques de fétichistes pour ce genre de trucs, m’a indiqué Payne. D’habitude, le porno japonais c’est des trucs de type : de jolies jeunes filles traitées comme des idoles mystiques, ou des trucs bizarres genre des scènes de sexe dans des cabines à UV. »

Au final, comment la société japonaise conservatrice réagit-elle à tout cela ?

« Il existe un dicton : shikata ga nai, c’est-à-dire : on ne peut rien y faire, répond Payne. Cependant, ici personne ne dirait non à une poitrine dénudée dans un manga. On peut donc résumer leur attitude à : “évidemment, tout le monde le sait, les mecs aiment les seins et les petites culottes”. »

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