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Le jour où le “boucher de Bilbao” a failli ruiner la carrière de Maradona

Andoni Goikoetxea Bilbao

A cette époque charnière de l’histoire espagnole qu’est la fin des années 70 et le début des années 80, les destins de la Catalogne et du Pays basque semblaient suivre une même courbe ascendante. Quelques années seulement après la mort de Franco, le retour de la démocratie marquait une nouvelle ère pour les deux communautés autonomes, dont les prérogatives et les langues avaient été bafouées pendant des décennies. Il faut dire que chez les uns comme chez les autres, de nombreux mouvements pro-républicains avaient vu le jour, et s’étaient retrouvés en première ligne de la lutte contre le franquisme pendant la guerre civile qui avait ensanglanté l’Espagne.

Rien d’étonnant donc à ce que les deux communautés figurent parmi les coins d’Espagne ayant le plus souffert du régime. Ce destin tragique commun a rapproché Basques et Catalans au fil des années et des privations qui leur étaient imposées. Mais cette solidarité s’arrêtait aux lignes blanches des terrains de foot. Le meilleur exemple de cet antagonisme sportif qui atteint son pic dans les années 80, reste la rivalité qui opposait les deux clubs phares de chaque région, le FC Barcelone à l’Athletic Bilbao. Les matches entre ces deux équipes figurent aujourd’hui encore parmi les plus légendaires de l’histoire de le Liga.

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Pendant les années 70, le football espagnol était écrasé par les deux clubs de la capitale, le Real et l’Atletico Madrid. Les Merengues étaient les chouchous de Franco et cette hégémonie l’arrangeait bien car elle symbolisait la centralisation autoritaire du pays sous la bannière castillane. Résultat, sur la décennie, le Real se taille la part du lion : cinq championnats et trois Coupes du Roi, tandis que l’Atletico, lui aussi favorisé par le régime bien que se construisant en opposition au Real, remporte deux Ligas et échoue deux fois en finale de Coupe. Malgré cette hégémonie écrasante, deux autres clubs émergent dans les années 70, à savoir le Barça et l’Athletic Bilbao.

Si la Real Sociedad, l’autre club basque encore en Liga aujourd’hui, s’est aussi bien débrouillée dans les années 80 en remportant deux titres, nous nous intéressons plus spécialement aux Blaugranas et à les Basques de Bilbao. Au terme de la saison 1981/1982, les deux clubs terminent respectivement 2e et 4e du championnat, après un exercice qui pose les bases de la profonde rivalité qui va les unir dans les années à venir. A l’origine du conflit, deux hommes. D’un côté, Bernd Schuster, un Allemand qui a joué huit ans pour Barcelone, de l’autre, Andoni Goikoetxea, un Basque pur jus, que tout le monde surnomme “Goiko” au pays. Goiko est un défenseur aussi valeureux que violent, une sorte de Domenech du sud des Pyrénées, la moustache en moins. Il est né à Alonsotegi, une petite ville de la province de Biscaye, la province rattachée à Bilbao. Avec son visage marqué et sa mine patibulaire, il était le roc et le patron de la défense basque. Le genre de mec prêt à tout laisser sur le terrain. Et à laisser traîner ses crampons n’importe où, pourvu qu’il empêche l’attaquant adverse de passer. Bref, un exemple de courage et de dévotion, toujours à la limite de la brutalité et de l’agression.

Schuster, lui, avait déjà un palmarès impressionnant puisqu’il venait de remporter l’Euro. Il était alors l’un des meilleurs joueurs du Barça, donc l’une des cibles principales de Goiko quand les deux équipes s’affrontaient. Cette saison-là, ça n’a pas manqué, alors que Schuster tentait de dribbler son vis-à-vis Rojiblanco, Goiko a surgi comme une balle, taclant le ballon, mais aussi les deux jambes de Schuster au passage, dans un move que n’auraient pas renié Gennaro Gattuso ou Mark Van Bommel.

Ce tacle a fortement ébranlé Schuster, touché au ligament du genou, et indisponible pour le reste de la saison. Neuf mois d’invalidité qui ont nourri la colère des fans barcelonais, pour qui le titre s’est aussi joué ce jour-là. C’est ainsi que Goiko est devenu le méchant de l’histoire, l’incarnation du jeu rugueux des Basques, soit l’antithèse du style barcelonais, l’un des plus sexys de la Liga à l’époque, grâce aux consignes tactiques d’Udo Lattek puis de Cesar Luis Menotti, le sélectionneur des Argentins lors de leur victoire à la Coupe du monde 1978. Avec la présence de Quini, Tente, Francisco Carrasco et Victor Munoz dans l’effectif, les Blaugrana pouvaient compter sur une base solide d’Espagnols et de Catalans, magnifiée par les inspirations de Bernd Schuster. La cerise sur le gâteau a été l’arrivée de Diego Maradona en 1982.

Menotti a joué un rôle majeur dans la carrière exceptionnelle de Maradona, qu’il avait pris sous son aile lorsqu’il était sélectionneur. Le génial numéro 10 l’a reconnu lui-même bien des années plus tard : « A chaque fois qu’El Flaco (le surnom de Menotti, ndlr) parlait, je me taisais. Pour moi, il était comme Dieu. » Menotti a marqué son époque par sa capacité à pratiquer un jeu créatif et surprenant, qu’il a su adapter à Barcelone en construisant son équipe autour du Pibe De Oro. A quelques centaines de kilomètres de là, Bilbao offrait un tout autre visage : bien moins romantique, basé sur le travail et l’engagement de tous les instants. Même si les deux attaquants Sarabia et Dani détonnaient par leur talent pur, la pierre angulaire de l’effectif était bien en défense centrale. Et elle s’appelait Goiko.

Cette opposition de style, ajoutée à la grave blessure de Schuster, a contribué à construire une rivalité entre les deux clubs, aussi alimentée par l’action violente de l’ETA à l’époque. Ce groupe de gauche révolutionnaire était alors impliqué dans toutes sortes d’actions violentes contre le gouvernement central espagnol, et a revendiqué à l’époque de nombreux attentats à la bombe dans le pays. C’est dans ce contexte que le Barça et Bilbao se sont retrouvés face à face lors d’un match capital dans la lutte pour le titre.

Durant la saison 82-83, Barcelone s’impose par deux fois contre Bilbao en Coupe du Roi, remportée par les Catalans. En championnat, les Basques prennent leur revanche en décrochant le titre et en reléguant le Barça à six points. Mais c’est la saison suivante, toujours dominée par Bilbao malgré deux nouvelles défaites contre leurs rivaux, que la légende des matches entre les deux clubs s’est écrite. Et forcément, ses deux principaux protagonistes ne pouvaient être autres que les deux icônes de chaque équipe, Maradona et Goiko, auteur de l’un des tacles les plus affreux mais aussi les plus célèbres de toute l’Histoire du foot.

Ce 24 septembre 1983, Barcelone reçoit Bilbao dans son antre du Camp Nou dans une ambiance délétère. Menotti et Clemente, les coachs des deux équipes, avaient multiplié les déclarations méprisantes et provocantes à l’encontre du camp adverse la semaine précédant le match. Sur la pelouse, l’avantage tourne clairement pour Barcelone, qui mène 3-0 dans une atmosphère tendue. La défaite annoncée et les moqueries des supporters catalans font perdre toute mesure à Goikoetxea, alors que Maradona, lui réalise un match de grande classe, avec un but et deux passes décisives. C’en est trop pour Goiko qui prend son élan et dézingue l’Argentin par derrière. Maradona s’écroule, on devine son hurlement de douleur et sa cheville brisée.

Quand j’écris que ce tacle aurait pu ruiner la carrière de Maradona, ce n’est pas une facilité de langage. S’il a pu briller en Coupe du Monde et au Napoli, Maradona a mis de long mois à se remettre de cette agression. Sur le banc, Menotti devient fou quand il réalise la gravité de la blessure. Il traite d’ailleurs Goiko « d’anti-footballeur » au terme du match et exige qu’il soit suspendu à vie. Après Schuster, c’est la deuxième fois que Goiko détruit le meilleur joueur barcelonais. Ce soir-là, il gagne son surnom de “boucher de Bilbao”, un titre que lui a donné Edward Owen, un journaliste britannique.

Barcelone tient sa revanche en 1985, année du titre en Liga, alors que Bilbao “échoue” à la troisième place. A cette occasion, Maradona fait un passage remarqué au San Mames, l’antre des Basques, où il inscrit un doublé pour la victoire barcelonaise deux buts à un. La finale de la Coupe du Roi lui offre une autre occasion de briller face à Goiko et les siens, mais Bilbao sort un match de grande classe. Endika Guarrotxena ouvre le score au quart d’heure de jeu et Goiko ferme la boutique derrière.

Cette fois-ci, c’est au tour de Maradona de péter les plombs. Alors qu’il vient de recevoir un tacle vicieux de Goiko, le match tourne à la baston, et El Pibe de Oro démonte Miguel Sola.

Il se lance alors dans une série de coups de pieds aériens, dont un adressé à sa nemesis Goikoetxea. Etant donné les tensions entre les deux clubs, c’est un miracle que la baston sur le terrain ne se soit pas propagée aux tribunes. Ce pugilat, et surtout ce coup de folie de Maradona, sont en partie à l’origine de son transfert à Naples. De son côté, Goikoetxea a poursuivi une carrière plutôt paisible en quittant Bilbao pour l’Atletico Madrid en 1987, et s’est excusé pour son geste sur Maradona, jurant ses grands dieux qu’il n’avait jamais eu l’intention de le blesser. On aurait presque pu le croire, si on n’avait pas ensuite appris qu’il avait pieusement conservé les crampons qu’il portait ce jour-là en souvenir de son jour de gloire.