Le jour où un hôpital du Kazakhstan a transmis le VIH à 149 enfants

Une femme et son enfant

« Il y a quelques mois j’ai dit à ma meilleure amie que j’avais le VIH. Mais tout de suite en voyant sa réaction j’ai dit : “Poisson d’avril !” ». Zohra*, 14 ans, n’en rit qu’à moitié. Elle n’a jamais affirmé son statut à ses camarades de classe, de peur d’être rejetée. Au nord de Shymkent, ville de plus d’un million d’habitants dans le sud du Kazakhstan, elle est entourée par 15 autres adolescents. Boloshak, le centre de réhabilitation pour enfants où ils se trouvent, est le seul endroit où ils peuvent parler librement du VIH, sans vivre dans le secret. À côté d’elle, Alina*, 16 ans, parle à son tour : « Avec ma meilleure amie, on a fait des recherches sur Internet. Après avoir bien lu à propos du VIH, je lui ai dit que je vivais avec le virus en moi. Elle m’a accepté. Mais je n’ai pas dit à mes parents que je lui avais dit, ils n’auraient pas compris ». Des autres ados qui l’entourent, elle est la seule à avoir révélé son statut à une personne extérieure à sa famille.

« On a acheté le virus responsable du sida » – Aliya mère de Bauyrzhan

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Ces adolescents font partie des 149 à avoir été infectés par le VIH dans un des hôpitaux pour enfants de la région de Shymkent en 2006. En novembre dernier, Bauyrzhan, 13 ans, s’exprimait publiquement aux côtés de sa mère devant une centaine de personnes à une conférence TedX. « Avec mon traitement je peux avoir une vie normale et je ne peux pas transmettre le virus. J’ai les mêmes droits que tout le monde. Pourquoi devrais-je me cacher ? » Sa mère, Aliya, rappelle que « nous sommes une exception. La plupart des familles gardent le secret et vivent dans l’ombre. »

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Bauyrzhan Bajdullaev montre ses certificats.

En février 2006, alors que Bauyrzhan est âgé d’un an et quatre mois, se souvient Aliya, il attrape une bronchite, elle l’emmène à l’hôpital. Un médecin lui dit qu’une transfusion de plasma l’aiderait à aller mieux. Elle accepte et paye le médecin pour qu’il se procure le plasma, puis transfuse Bauyrzhan. En août, des médecins tapent à la porte d’Aliya et lui demandent de faire tester Bauyzrhan pour le VIH. Sans trop comprendre la raison, elle se rend à l’hôpital avec son mari Kanat pour effectuer le test sur leur enfant. Quelques jours plus tard, Aliya décroche le téléphone et entend le diagnostic. Le test est positif, Bauyrzhan a le VIH. « On pensait que ça n’existait qu’en Afrique, ou chez les drogués et les prostituées. On a un business, on est une famille éduquée, on pensait jamais que ça pourrait nous arriver » se rappelle-t-elle. Très vite, elle comprendra, « J’ai payé un médecin 2 000 Tenge pour faire transfuser mon fils. On a littéralement acheté le VIH. »

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Bauyrzhan Bajdullaev et sa maman Aliya lors d’un entretien dans leur maison.

Quand ils se rendent au centre VIH de Shymkent, « c’était le chaos. Les docteurs nous voyaient arriver et disaient “encore un autre enfant“. » Alerté par le nombre d’enfants en bas âges atteints de pneumonies, le gouvernement Kazakh a fait tester, au fur et à mesure, 13 000 enfants de la région, passés par l’hôpital en début d’année. À mesure que les tests sont effectués, le nombre de victimes continue de croître. Le 11 juillet, les deux premières victimes sont identifiées, trois jours plus tard, le chiffre monte à 14, à terme, 149 victimes seront décelées. « Le psychologue du centre ne savait que conseiller, il disait “vous avez le VIH, rentrez chez vous”, continue Aliya. Certains médecins conseillaient de donner des pommes à nos enfants. Ils ne remplissaient même plus leurs fiches de soin, pensaient qu’ils étaient perdus. »

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Bauyrzhan Bajdullaev dans sa chambre avec son petit frère.

« Les médecins Kazakh étaient frustrés », démunis se rappelle Aigul Kadirova jointe par Skype, qui gérait le programme de développement de la jeunesse et la prévention du VIH de l’UNICEF. « Le gouvernement nous a contacté pour avoir notre aide, en octobre on a fait venir des spécialistes de Saint-Pétersbourg, où il y a un centre fédéral spécialisé pour les mères et les enfants atteints du VIH, et d’Ukraine, où l’épidémie était plus large et où il y avait davantage d’enfants affectés. » Au total, huit enfants sont morts avant que les spécialistes arrivent sur place. Un an plus tard, un centre de VIH pour mères et enfants sera construit à Shymkent. « Aujourd’hui, les médecins de Shymkent sont considérés comme les plus expérimentés dans le VIH pédiatrique », continue Kadirova.

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Les médicaments de Bajdullaev dans la cuisine.

« En Asie centrale, l’épidémie est arrivée bien plus tard que dans le reste du monde, entre 1995 et 2005 », explique par Skype Michel Kazatchkine, conseiller spécial du programme commun des Nations unies sur le VIH/SIDA pour l’Europe de l’Est et l’Asie centrale. En Afrique, l’épidémie du VIH a vraiment commencé dans les années 60–70, et dans les pays occidentaux dans les années 80. Le premier cas de VIH Kazakh enregistré date de 1996. « Le VIH est arrivé par les usagers de drogue par injection après la guerre d’Afghanistan », enchaîne l’expert. À l’époque où le drame arrive, le Kazakhstan comptait 4 700 cas officiels infectés par le sida, en majorité chez les usagers de drogue par injection. Dans un rapport de Human Rights Watch (HRW) de 2003, des docteurs refusaient, ou hésitaient à soigner des personnes HIV positives, par peur et ignorance et le traitement anti rétroviral reste largement inaccessible au Kazakhstan et dans les autres pays d’ex-URSS.

« Une seringue jetable pouvait être utilisée sur 30 enfants. Et les Post-Soviétiques traitaient tout par injection, angine, bronchite, toutes sortes de maladies » – Michel Kazatchkine, conseiller spécial du programme commun des Nations unies

« Immédiatement, nous avons identifié que le problème principal était la transfusion de sang », explique dans un article Michael Favorov, à l’époque directeur de bureau d’Asie centrale du Centers for Disease Control and Prevention (CDC), basé à Almaty, Kazakhstan que le gouvernement Kazakh a missionné pour mener une enquête sur la source de l’infection.

« Les premières années, en Asie centrale et en Europe de l’Est, les infections étaient essentiellement nosocomiales [transmises à l’hôpital, NDLR]. Il y avait peu de matériel de stérilisation, et le budget ne permettait pas d’avoir de matériel jetable », explique Michel Kazatchkine, le conseiller spécial du programme commun des Nations unies. À cette époque, 13 ans après la chute de l’URSS, l’économie Kazakh est à terre, le système de santé public aussi. Par manque de moyens, à travers l’Asie centrale et les pays d’ex-URSS, « une seringue jetable pouvait être utilisée sur 30 enfants. Et les Post-Soviétiques traitaient tout par injection, angine, bronchite, toutes sortes de maladies. » Aliya se souvient, quand son fils a été transfusé, « il n’y avait que 2 cathéters pour toute l’unité. Je ne sais pas si le VIH venait du cathéter, ou du plasma directement. »

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Une vue de Shymkent.

L’hôpital n’ayant que peu de moyens, les patients devaient eux-même amener les médicaments prescrits, les médecins se contentant d’administrer les soins. Le corps médical, qui avait un salaire bas, a alors développé un système de corruption. Ils proposaient de fournir le sang pour les transfusions et de prendre une commission. Mais les centres de prélèvement de sang sont en proie à la négligence. Immigrés clandestins, sans abris, usagers de drogues par injection, donnaient leur sang, qui n’était pas toujours vérifié avant d’être transfusé. Aigul Kadirova ajoute : « une des raisons pour lesquelles ce drame est arrivé, c’est que la majorité des enfants n’avait pas besoin de transfusion. » Dans un article du NPR, Michal Favorov cite en exemple un enfant de huit mois qui a reçu 24 transfusions pour « booster son immunité. »

« Quelques familles, qui se sont retrouvées rejetées et sans ressources financières, ont eu des maisons et des parcelles de terrain » – Zhanneta Zhazykbaeva, ancienne directrice du fonds « Protéger les enfants du VIH »

Quand le scandale sort, le gouvernement réagit immédiatement. Il convoque le CDC pour mener une enquête. Dès que la cause de l’infection est confirmée, des mesures drastiques sont prises. Le 19 juillet, les deux premières têtes tombent, les numéros un et deux des hôpitaux régional et municipal de Shymkent sont démis de leurs fonctions. Une enquête criminelle est ouverte, quatre centres de collecte de sang sont fermés immédiatement. Au tribunal, 21 personnes seront jugées pour négligence et corruption. Seize docteurs partent en prison, des parents se plaignent que des officiels ne reçoivent que des peines avec sursis, comme Nursulu Tasmagambetova, à la tête de la santé dans la région – et aussi sœur de celui qui était à l’époque maire d’Almaty, Imangali Tasmagambetov. En septembre 2006, le ministre de la santé et le gouverneur de région sont écartés. Chaque famille recevra environ 800 dollars, et le traitement de chaque victime sera pris en charge, à vie, pour chaque enfant. « Quelques familles, qui se sont retrouvées rejetées et sans ressources financières, ont eu des maisons et des parcelles de terrain », ajoute Zhanneta Zhazykbaeva, qui dirigeait le fonds « Protéger les enfants du VIH », rencontrés sur place.

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Zhanetta Zhazykbaeva dans son cabinet au centre de réadaptation « Bolashak » à Shymkent.

La particularité de ce scandale, qui a des retentissements à l’international, n’était pas tant l’infection massive nosocomiale que la réaction qu’a eue le gouvernement Kazakh de prendre des mesures drastiques pour éviter qu’il se reproduise. Des infections qui ont fait des centaines de victimes sont arrivées en Ouzbékistan et au Kirghizistan à la même époque, sans mesures similaires prises de la part des gouvernements respectifs. Jusqu’à aujourd’hui, d’après le ministère de la Santé Kazakh contacté par VICE, 200 centres de collecte de sang ont été fermés. D’autres centres sont construits ou modernisés. Le ministère est fier d’être le premier pays d’ex-URSS à intégrer un dépistage sanguin en deux étapes, doublé du test d’amplification des acides nucléiques (TAN), une technique de dépistage ultrasensible. D’après le ministère de la Santé, « ces nouvelles technologies permettent de prévenir 400 à 500 transfusions de sang contaminé annuellement. » Chaque région Kazakh compte à présent des médecins experts du virus du sida. Et d’après le ministère toujours, suite à 2006, il n’y a pas eu d’autre cas d’infection enregistré dans un organisme médical.

« Les temps ont beaucoup changé, les infections nosocomiales ne sont plus une composante de l’épidémie actuelle en Asie centrale, reprend Kazatchkine. Parce que les dispositifs injectables jetables sont disponibles de partout et que l’hygiène hospitalière a globalement augmenté ». Pourtant, quand l’épidémie de VIH baisse de 30 à 40 % dans toutes les régions du monde, en Europe de l’Est et en Asie centrale, elle continue de croître.

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Les citoyens de Shymkent construisent un terrain de sport. En arrière-plan se trouve le nouvel hôpital régional pour enfants. Il a été construit après le VIH en 2006.

Aujourd’hui, le gouvernement Kazakh est le seul d’Asie centrale à financer lui-même les médicaments anti-rétroviraux, sans passer par les organisations internationales. Le pays a officiellement le plus haut taux de connaissance de son statut, à hauteur de 86%. La transmission verticale, de mère à enfant, est quasiment éradiquée, passée de 10% en 2006 à moins de 2% aujourd’hui. Aujourd’hui, le Kazakhstan compte toujours entre 25 000 et 30 000 personnes vivant avec le VIH. « Les chiffres bruts ne sont pas élevés, précise Kazatchkine. Je ne comprends pas comment un pays comme le Kazakhstan n’arrive pas à contrôler une épidémie avec des chiffres si bas. » Selon l’expert, le pays ne voit toujours pas la courbe s’inverser.

« Quand la nouvelle tombe, beaucoup d’hommes abandonnent leur famille, des femmes se retrouvent sans revenu avec leur enfant en bas âge »

Selon Kazatchkine, pour arriver à réellement réduire l’épidémie il faudrait parler ouvertement des populations sensibles, usagers de drogues, prostituées, détenus, et des hommes qui ont des relations sexuelles avec des hommes : « Une personne qui prend son traitement ne peut plus transmettre le virus, c’est donc aussi de la prévention. Mais le virus touche majoritairement les populations marginalisées, qui ne vont pas recourir aux soins. » À ses yeux, tant que le Parlement ne brisera pas les tabous qui entourent ces populations, les chiffres ne baisseront pas.

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Zhanetta Zhazykbaeva devant le centre de réadaptation « Bolashak » à Shymkent.

À l’époque du drame, « la société n’était pas prête à affronter ça », relate Kuralai Bekenova, une des coordinatrices et co-créatrices de l’association Y-Peer, qui forme les adolescents à faire de la prévention sur le VIH et les MST. Quand la nouvelle tombe, beaucoup d’hommes abandonnent leur famille, des femmes se retrouvent sans revenus avec leur enfant en bas âge. « Les journalistes avaient titré “Les meurtriers en blouse blanche”. Ils ne savaient pas comment parler du virus », continue Kuralai. « Mon mari passait plus de temps chez ses amis, dehors, souvent ne rentrait plus le soir. Alors je suis partie », se souvient de son côté Indira Otzhanova, dont le fils a été infecté dans un village proche de Shymkent. Son fils sera viré d’une école quand les infirmières diront au directeur que Dastan a le VIH. Avec lui, elle quitte son village pour Shymkent, à la recherche de davantage d’anonymat dans une grande ville. Dans sa nouvelle école, l’équipe enseignante est au courant, sait aussi que l’ado ne peut transmettre le VIH à personne comme il est sous traitement antirétroviral. Indira conclut : « Plus on est ouvert et franc, plus on est invulnérable. »

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Les enfants séropositifs au centre de réadaptation « Bolashak » à Shymkent.

Aujourd’hui, d’après Zhanetta, des 149 victimes, 25 ont terminé l’école et sont diplômés. Dix à quinze d’entre eux travaillent, « six ont fondé une famille. Quand ils veulent avoir un enfant ils viennent au centre et peuvent avoir une consultation spéciale », informe Zhanetta. Ils ont accès au traitement antirétroviral, mais toujours, seules quatre personnes vivent ouvertement avec leur maladie. Au centre Boloshak, les adolescents regardent la vidéo de Bauyrzhan, qui parle publiquement du VIH sur scène du TedXyouth. Si ça les inspire? Tous sont d’accord avec Alina. « Il est courageux de parler aussi ouvertement. Mais c’est impossible pour nous. »

*Le syndrome d’immunodéficience acquise (Sida) et le dernier stade de l’infection du VIH.

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