Les facteurs écologiques et les événements qui conduisent une espèce à l’extinction sont multiples, et dépendent étroitement les uns des autres. Entre la prédation, l’effondrement des écosystèmes, les maladies et autres événements cataclysmiques – telles que les chutes d’astéroïdes, les êtres vivants terrestres ont fort à faire pour survivre et persister. D’une manière générale, c’est la nature des relations entre l’espèce et son milieu qui scellera le destin d’une lignée évolutive ; or, ces relations sont très difficile à décrire au vu de la complexité des paramètres à étudier.
Une équipe d’écologues a tenté de modéliser la dynamique des populations de certaines espèces, dont certaines ont connu l’extinction, afin de mieux comprendre les contraintes avec lesquelles doivent composer les espèces naturelles aujourd’hui – à une période où les taux d’extinction sont exceptionnellement élevés.
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En écologie, la plupart des modèles utilisés pour évaluer le risque d’extinction examinent les interactions entre deux facteurs essentiels : la disponibilité des ressources et la taille de la population considérée. En général, si les ressources sont abondantes, la population croît ; si les ressources sont rares, elle se réduit.
Or, ces modèles présupposent une hypothèse qui ne va pas tout à fait de soi : si les ressources sont abondantes, alors une espèce donnée parviendra à absorber suffisamment d’énergie pour se reproduire – et à l’inverse, si les ressources se font rares, elle conservera égoïstement sa nourriture pour assurer sa propre survie. Cette hypothèse a été validée chez de multiples espèces, du caribou des forêts en passant par le zooplancton, qui retardent leur période de reproduction en cas de famine.
Il s’agit pourtant d’une hypothèse assez grossière qui ne permet pas de décrire le comportement des êtres vivants à l’échelle individuelle. La question est donc de savoir comment objectiver la relation entre la disponibilité des ressources et la reproduction au niveau d’une population donnée afin de créer un modèle plus nuancé et plus précis du risque d’extinction de ladite population. C’est ce que propose un modèle éco-évolutionniste publié dans Nature Communications cette semaine. L’article expose à cette occasion des résultats plutôt inattendus, telle que la taille idéale d’un mammifère terrestre.
Développé par trois scientifiques du Santa Fe Institute – un institut de recherche spécialisé dans les systèmes adaptatifs complexes – ce nouveau modèle, baptisé “modèle nutritionnel structuré par états” (NSM), permet de décrire à quelles échelles de temps un organisme donné passe d’un état de capacité reproductive “complète” à un état de capacité reproductive “réduite” en fonction de la disponibilité des ressources dans son environnement.
Selon Justin Yeakel, écologue à l’UC Merced (et ancien chercheur en post-doctorat au Santa Fe Institute), le NSM repose sur les principes de l’allométrie – la discipline qui étudie la relation entre la taille d’un animal et son anatomie ou son comportement. Ici, les chercheurs ont combiné les principes allométriques avec différents paramètres, comme la vitesse à laquelle une population de mammifères terrestres accumule ou épuise son énergie en fonction des ressources disponibles.
Ainsi, ils ont calculé le temps nécessaire à un mammifère terrestre de taille moyenne pour brûler son énergie excédentaire, stockée sous forme de graisse corporelle, en examinant les données allométriques d’une centaine de mammifères terrestres. L’idée d’un mammifère terrestre “moyen” semble un peu étrange puisqu’une grande quantité de bestioles rentre a priori dans cette catégorie – des souris aux humains en passant par les grizzlis. De fait, les chercheurs de l’Institut Santa Fe n’essayaient pas de modéliser la dynamique des populations d’un mammifère spécifique, mais bien de créer un modèle général qui s’appliquerait à tous les mammifères terrestres.
“Lorsqu’on réduit la vie à ses fondamentaux, il reste un principe de base : les organismes doivent se reproduire pour transmettre leurs gènes, et pour se reproduire, ils doivent disposer de suffisamment d’énergie“, m’explique Yeakel par téléphone. “Les animaux, pris un par un à l’échelle individuelle, ont parfois des comportements très étranges que notre modèle ne peut pas décrire. Nous examinons uniquement les tendances moyennes d’une très grosse classe d’organismes, les mammifères terrestres de taille moyenne.“
Grâce à leur modèle “tout simple”, Yeakel et ses collègues ont découvert des choses surprenantes. Pour commencer, le NSM illustrait parfaitement la Règle de Cope, qui constitue l’un des outils fondamentaux de l’écologie théorique. La règle de Cope stipule qu’en général, les animaux d’une même lignée ont tendance à évoluer vers des tailles de plus en plus imposantes. Cette tendance se poursuit jusqu’à un certain point d’inflexion, où les pressions évolutives s’exercent alors dans la direction opposée. En d’autres termes, les animaux les plus gros possèdent un plus grand avantage évolutif.
Chros Kempes, biologiste du Santa Fe Institute explique qu’il y a une bonne raison à cela : les plus gros organismes sont capables réduire considérablement la quantité de ressources disponibles dans leur environnement grâce à la consommation, tout en étant capables de stocker davantage d’énergie – proportionnellement à leur taille – que des organismes plus petits. Étant donné que les animaux les plus gros peuvent stocker davantage de ressources consommées sous forme d’énergie (c’est-à-dire de graisse corporelle), ils peuvent survivre à des niveaux de disponibilité de ressources inférieurs à ceux des animaux de taille plus petite.
Les espèces ne peuvent pas grandir et grossir indéfiniment, toutefois À un certain point, il n’y a plus assez de ressources disponibles dans l’environnement pour substanter une population d’énormes animaux, c’est-à-dire pour leur permettre de stocker les réserves d’énergie nécessaires à leur survie durant les périodes de pénurie créées par leur propre consommation de ressources (vous suivez ?). En d’autres termes, les animaux peuvent devenir assez gros pour s’affamer eux-mêmes de manière mécanique.
Le point où toutes ces tendances macro-évolutionnaires se rencontrent, c’est-à-dire la pression exercée sur les animaux de grande taille et celle exercée sur les animaux de taille plus petite, est considéré par les chercheurs comme “la taille idéale” d’une espèce – dans le sens où cette taille serait la plus “robuste” pour lutter contre l’extinction due au manque de ressources. Le NSM a ainsi pu prédire la taille idéale d’un mammifère terrestre, et déterminé que celle-ci était d’environ 2,5 fois celle d’un éléphant d’Afrique, le plus gros animal terrestre actuellement.
Après consultation des archives fossiles, les chercheurs ont noté que le plus gros animal terrestre de tous les temps, le deinothérium – qui vivait il y a 10 millions d’années et auquel les éléphants sont apparentés – faisait exactement la taille du mammifère idéal.
“Nous n’avions pas vraiment imaginé que notre modèle pourrait prédire ce genre de choses“, me précise Yeakel. “La surprise n’en a été que plus grande. Plus nous remplissions nos cases, plus nous voyions que nos valeurs correspondaient à ce que l’on observe dans la nature.“
Dans ces conditions, pourquoi tous les mammifères terrestres n’ont-ils pas la taille “idéale” prévue par le modèle ? Selon Yeakel, c’est parce que ce dernier se concentre uniquement sur les dynamiques de famine et de résilience des populations de mammifères terrestres, et ne tient pas compte de toutes les autres forces écologiques agissant sur les populations animales – telles que la prédation ou la compétition avec d’autres espèces.
“On peut estimer que la masse optimale que nous avons calculée soit une limite supérieure, qui dans les faits est rarement atteinte dans la nature“, précise Yeakel. “Les organismes ne sont pas seulement contraints par les variations de la disponibilité des ressources, nous observons donc de grandes variations morphologiques, qui constituent chacune des solutions optimales (d’une manière dynamique en constante évolution) dans un environnement donné et sous des contraintes définies.“
Pour le moment, le NSM ne décrit que les mammifères terrestres, une classe d’organismes sélectionnée par les chercheurs pour une simple et bonne raisons : nous disposons d’une grande quantité de données sur leurs dynamiques énergétiques. Néanmoins, Kempes et Yeakel pensent dit que le modèle pourrait être appliqué à d’autres types d’animaux après de menues modifications. Compte tenu des risques d’extinction auxquels sont exposés les animaux aquatiques actuellement, cette transposition pourrait s’avérer très utile.
“Il existe déjà de nombreuses études sur les dynamiques énergétiques et la composition corporelle des mammifères terrestres, ce qui nous permet d’être confiants dans la fiabilité des relations d’échelle que nous avons décrites“, déclare Kempes. “Bien sûr, nous espérons faire la même chose avec les mammifères aquatiques dans un futur proche.“