Si vos principales préoccupations tournent autour de la prochaine soirée « anges et démons » de votre BDE et des partiels que vous réviserez en gueule de bois, il y a de fortes chances que la vie professionnelle ne soit encore qu’un horizon lointain pour vous. Profitez-en, il se rapproche dangereusement et risque de vous heurter aussi doucement qu’un coup de pelle derrière la nuque. Pour les jeunes adultes français, l’entrée sur le marché du travail s’accompagne d’un sentiment d’inquiétude grandissant avec spectre du chômage (20% des moins de 25 ans émargent à Pôle emploi) en toile de fond et grand dilemme existentiel en ligne de mire. Sa formation achevée, le jeune diplômé enthousiaste aurait en effet le choix entre deux voies bien distinctes : le travail indépendant et la liberté d’un côté, et la sécurité rassurante d’un emploi salarié de l’autre.
On vous a déjà expliqué ici pourquoi les freelances qui se réjouissent de pouvoir « bosser en terrasse » passent en réalité plus de temps à attendre d’être payés qu’à jouir de leur liberté faite de vide et d’ennui. De l’autre côté, le CDI présente des avantages non négligeables, comme celui d’offrir un salaire fixe en fin de mois, voire, dans les cas les plus idylliques, des réductions estivales pour des bungalows en Vendée. Malheureusement, il nécessite aussi de devoir composer huit heures par jour avec l’une des pires inventions du XXème siècle : la vie de bureau et ses animateurs. Tout ce beau monde est essentiellement payé pour vous rendre la vie infernale et parfois (souvent) vous mettre dehors. Pour ce faire, ils recourent à toute une palette de discours bienveillants cachant des réalités qui le sont beaucoup moins. Nous vous les listons ici, histoire de vous préparer aux 43 prochaines annuités qui vous séparent encore de la retraite que, de toute façon, vous n’aurez jamais.
Videos by VICE
On va s’enquérir de votre « bien-être au travail »
Après deux stages et une période de « freelance » où vous avez principalement amélioré vos compétences sur FIFA 19, vous décrochez un CDI. Vous êtes persuadé que ces trois lettres vous permettront de mener une vie professionnelle certes banale mais confortable, anonymement planqué derrière un tableur Excel. Mais voilà que surgissent les ennuis, sous une forme terriblement cool et humaine. En 2018, les patrons du tertiaire se mettent en quatre pour que vous soyez « bien dans votre tête, bien dans votre corps ». Et surtout bien dans votre entreprise, à coups de baby-foot installé dans l’open space et de cours de zumba organisés dans le sous-sol le soir. Une volonté bien illustrée par le discours de certains DRH comme celui de Sanofi France, pour qui les employés ne sont plus des « collaborateurs » mais des « résidents du site », comme si vous n’aviez pas signé pour un emploi mais pour emménager sur un campus étudiant.
Pour ceux qui revendiquent leur droit à la solitude, la tristesse et l’embonpoint, il reste une seule alternative à cette injonction au bien-être : dire merde à son employeur et ramener ses chips marque repère à la cantine bio. Encore faut-il en avoir le courage. C’est en tout cas ce qu’expliquent Carl Cederström et André Spicer dans leur livre Le syndrome du bien-être : « Naturellement, tous ceux qui n’adoptent pas cette ligne de conduite – soit parce qu’ils fument, sont en surpoids ou ont un mode de vie sédentaire – sont automatiquement perçus comme des travailleurs inactifs et improductifs. »
Le fait que le National Bureau of Economic Research américain ait publié une enquête très sérieuse montrant que ces programmes de bien-être lancés par les entreprises aux Etats-Unis n’ont produit « aucun changement en terme de santé, d’absentéisme ou de productivité » sur les 12 000 employés interrogés ne semble rien changer à la donne. Les entreprises redoublent d’efforts pour transformer votre vie de bureau en centre de remise en forme – ce qui la rend doublement neurasthénique. Mieux encore, après les désormais classiques happiness managers, certaines entreprises de la Silicon Valley engagent maintenant des « corporate chamans », chargés d’organiser des micro-trips au LSD ou à l’ayahuasca entre collègues pour activer certaines parties du cerveau, et votre productivité avec. Le salariat français attend l’arrivée de la défonce en entreprise avec impatience.
On va vous « laisser de la liberté »
L’entreprise est donc le champ de tous les possibles. Et parfois vos patrons tentent d’assouplir vos conditions de travail. Horaires, mode de fonctionnement, tout devient flexible, évolutif et adaptable. C’est ainsi qu’est par exemple né le principe du « flex office », ou bureau partagé en français, qui concernait 6% des salariés français en 2017. Concrètement, pour les entreprises, il s’agit de louer un espace avec un nombre évolutif de bureaux en fonction du nombre d’employés dans lequel les salariés n’ont pas de place attitrée et bougent au gré de leurs différentes activités. Le but premier étant bien sûr de réduire au maximum les coûts.
De quoi ravir les jeunes loups du monde de l’entreprise comme Florian Tue, stagiaire dans le cabinet d’audit PwC, qui se réjouit dans Les Echos de pouvoir réserver un bureau via son smartphone parmi les 3 000 places que propose son entreprise. « C’est très pratique. En fait, juste avec notre téléphone, nous pouvons par exemple régler la température ou baisser les volets. » Sans renier ce triomphe du monde moderne, ajoutons néanmoins que le flex office vous pousse surtout à arriver le plus tôt possible pour ne pas vous retrouver dans le coin le plus pourri du bureau et vous empêche de lier connaissance plus de deux jours de suite avec les rares collègues dignes d’intérêt. L’observatoire des cadres dénonçait ainsi un fonctionnement qui brouille les repères, comme l’explique Jérôme Chemin de la CFDT : « On ne sait jamais à côté de qui on est assis. Cela crée une surveillance permanente. Les gens n’osent plus se parler, il y a un contrôle social très fort. »
La direction se félicite alors d’avoir mis en place ce système qui « casse une organisation trop cloisonnée et permet de fidéliser les jeunes talents ». Car oui, pouvoir ouvrir des volets à distance semble être un argument de poids pour rester dans une entreprise aux yeux de Florian et des autres jeunes talents de demain. Beaucoup moins jeune, mais beaucoup plus talentueuse, la sociologue du management et du monde du travail Danièle Linhart dénonce dans un reportage de La Revue Dessinée un système qui « masque les inégalités de pouvoir et les rapports de force. Sous couvert de flexibilité et de mobilité, cette démarche consiste à faire en sorte que les salariés ne se sentent plus chez eux mais à la disposition de l’entreprise ». Mais qui croyait encore l’inverse ?
On va « vous aider à progresser » et « valoriser vos compétences »
Pour vous aider à progresser, les entreprises ont très majoritairement institué un moment rituel : l’entretien d’évaluation, qui se tient une fois par an. Ces échéances sont avant tout l’occasion de vous forcer à vous conformer aux attentes de vos employeurs et managers en terme de comportement. Car oui, l’entreprise n’attend plus simplement de vous un savoir-faire, mais aussi un savoir-être. Vous ne vous contentez plus de travailler pour l’entreprise, vous ÊTES l’entreprise. Conséquence, a émergé un marché du coaching personnel pour améliorer votre langage non-verbal et vous apprendre à « renvoyer les bons signaux » car « on ne fait bonne impression qu’une fois ». Des dizaines de cabinets comme celui-ci vous proposent de « faire de votre image un atout » sur un ton enjoué à faire frémir d’horreur : à en croire nos experts, le monde professionnel nécessite « d’optimiser son savoir-être pour plus d’authenticité et de crédibilité, de manager son image en fonction de sa personnalité et ses objectifs. »
Hélas, ces entretiens sont parfois joués d’avance. Pour une entreprise qui cherche à dégraisser ses effectifs, ils constituent une occasion idéale pour vous rabaisser, vous mettre sur la touche, voire justifier votre licenciement. C’est le principe de base de la sous-notation forcée, l’un des grands classiques du management contemporain. Ce concept a été théorisé dans les années 80 par Jack Welch, surnommé le « patron du siècle » après 20 ans passés à la tête de General Electric. Bilan du mandat de ce grand philanthrope : 100 000 suppressions d’emploi en cinq ans, un rythme de licenciements qu’il a pu tenir en identifiant puis virant chaque année les 10% des travailleurs les moins performants de l’entreprise, et ce quel que soit leur rendement. La sous-notation forcée, sorte d’eugénisme professionnel masqué, était née.
Dans ce contexte, les moins aguerris d’entre vous passent ces entretiens avec les mains moites, chaque phrase prononcée pouvant être utilisée contre vous dans l’évaluation finale, comme l’a expliqué Didier Bille, ancien DRH, dans son livre La machine à broyer: « On montait en épingle la première bêtise et on licenciait la personne pour faute. Mais la plupart du temps, on utilisait le fait que ces personnes avaient été classées dans les “mauvais” pour les licencier pour incompétence ou absence de résultats. » En France, bien que la Cour de cassation ait condamné la pratique en 2013, Sanofi (l’entreprise du CAC 40 qui distribue le plus de dividendes à ses actionnaires) a été épinglé pour sous-notation forcée entre 2015 et 2017. Comme plusieurs employés du géant de la pharmaceutique, vous risquez donc d’être accusé de « résistance au changement » ou de « manque d’adhésion aux valeurs de l’entreprise », bref, tout prétexte exploitable pour vous mettre à défaut et sous pression. Jusqu’à se débarrasser de vous.
Si vous avez la malchance de vous trouver dans cette situation, trois solutions s’offrent à vous : redonner une seconde jeunesse au syndicalisme français pour lutter contre cet arsenal managérial, se convaincre qu’une vie sans travail est possible, ou souffler un bon coup et retourner « en terrasse » quelques temps.
VICE France est aussi sur Twitter, Instagram, Facebook et sur Flipboard.