Le Manoir hanté avec des anxiolytiques

Photos : Célestine Albert

J’ai toujours détesté les émotions fortes : prendre l’avion, les sports de glisse, les films d’horreur ou encore renvoyer un plat en cuisine sont, pour moi, des trucs un peu pénibles. Je ne suis pas du tout un « mordu d’adrénaline » et j’ai plutôt tendance à supprimer les notions de « surprises », d’ « imprévus » et de « conflit » de mon idéal de vie. Malheureusement, les gens comme moi atteignent très vite un tel niveau de faiblesse humaine qu’ils finissent fatalement par se terrer chez eux et passent le reste de leur existence entre une vieille peluche et un four à micro-ondes.

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Avant d’en arriver à de telles extrémités, j’ai décidé de vaincre le mal par le mal en allant mettre à l’épreuve mes certitudes. Après quelques recherches, j’ai découvert une sorte d’attraction pour amateurs de sensations fortes appelée Le Manoir. En gros, il s’agit de visiter un gigantesque manoir réaménagé où des comédiens ratés déguisés en monstres vous font revivre des « légendes parisiennes » horrifiques. Comme ce truc a l’air d’avoir déjà terrifié pas mal de gens, je me suis dit que c’était un bon moyen d’apprendre à faire face à mes émotions. Le Manoir est localisé rue de Paradis, dans le Xème arrondissement – à deux pas d’où l’on bosse. J’ai décidé de me pointer là-bas jeudi dernier.

Une demi-heure avant le départ, je me suis procuré une boîte d’anxiolytiques quadrisécables bien connus de toute la communauté stressée française : des Lexomil. Dans l’intimité du bureau, j’ai décidé d’en prendre un entier ; cet aveu de faiblesse public ne me dérange pas plus que ça. En effet, depuis que le dépassement de soi et la volonté de puissance sont devenus des concepts réservés à un genre de garçons qui laissent plutôt indifférentes ce genre de filles, je n’éprouve plus beaucoup de gêne à l’idée de passer pour un type émotif et sensible. Vingt minutes plus tard, je ressens déjà la montée douce-amère et cotonneuse que seuls l’industrie pharmaceutique et la musique d’Etienne Daho sont en mesure de déclencher. Désormais incapable de ressentir la moindre émotion, je prends la direction du Manoir accompagné par deux membres féminins de la rédaction dont la présence achève de me rassurer.

Après environ trois minutes de marche de nos bureaux jusqu’au Manoir, nous pénétrons dans une cour intérieure où nous sommes tout de suite pris en charge par une sorcière-zombie qui semble avoir basé tout son jeu d’actrice sur les gimmicks de voix de la version française de L’Exorciste. Elle formait un duo assez efficace avec ce mec au bras en bandoulière qu’on nous a présentés comme « le cocher un peu con de Monsieur le Comte ». D’emblée, je décide de ne pas rentrer dans leur jeu de rôle inspiré des pires heures de Tim Burton et je prends un air détaché, tout en évitant de répondre à leurs provocations constituées de hurlements stridents et d’imprécations macabres. Ensuite, le créateur du lieu – un américain nommé Adi Houti – vient nous apporter nos billets d’entrée et nous demande de patienter avec deux autres visiteurs en quête de sensations.

 Le type de la photo, chargé de nous donner le signal pour rentrer dans le manoir, était censé nous faire patienter – et nous effrayer – en relatant ce qui était en train de se passer dans cette antre du Mal subventionnée par la Mairie de Paris. On a donc eu droit à plusieurs « Attendez, on est en train d’éponger le sang à l’intérieur du Manoir » ou encore « Peut-être que vous serez… MOINS NOMBREUX À LA SORTIE ». Bref, malgré cette oreillette qui lui donnait un semblant d’assurance, il avait l’air un peu contrarié d’être déguisé en fan d’Indochine plutôt qu’en squelette flippant. Avant de nous laisser entrer, il nous a donné quelques recommandations comme celle de ne pas toucher aux monstres « sous peine d’infection », ne pas courir « car leur instinct sera de vous pourchasser », ou ne pas prendre de photos « sous peine de représailles. »

Ensuite, il nous a ouvert les portes d’une salle plongée dans l’obscurité et nous a priés d’avancer avant de hurler « viande fraîche ! » et de nous laisser là, dans le noir total. Le médicament ayant presque complètement agi sur mon organisme, j’étais déjà épuisé à l’idée de commencer la visite.

Comme on n’était pas autorisés à prendre de photos pendant tout le temps à l’intérieur (pour des raisons qui dépassaient celles des simples « représailles » évoquées par notre ami déguisé), on s’est contentés de suivre le parcours normalement pendant environ 30 minutes. Les différentes salles du Manoir sont plutôt bien faites et les montres de la fac d’arts du spectacle jouent leurs rôles à merveille en utilisant, sans aucune modération, le ressors de la surprise. Par exemple, si vous apercevez une sorte de cercueil chelou dans un coin, vous pouvez être sûr qu’un mec va en sortir au moment où vous passerez à côté. Ce côté « téléphoné » est d’ailleurs quelque peu usant à la longue.

Malgré l’effet des anxiolytiques, je n’ai jamais souhaité être le premier à entrer dans une pièce. En fait, je n’aime pas trop être surpris en général. L’effet de surprise enlève toujours ce temps de latence entre la réception d’une information et la réaction qui s’en suit. En gros, vous réagissez toujours bizarrement parce que votre cerveau n’a pas le temps de vous indiquer quoi faire – surtout s’il est ralenti par le coussin protecteur du Lexo. C’est exactement ce qui arrive lorsque vous tombez sur ce type qui vous faisait marrer en 4ème et qui se balade maintenant avec une poussette tandem le dimanche matin. De retour vers la lumière, on a débarqué dans la partie merchandising du Manoir où nous attendait Adi Houti et ces quelques objets-souvenirs pour « darkos », savant mélange de l’esthétique Saw et de celle du film français baroque Vidocq.

Adi est le propriétaire des lieux et il est américain. Il a déjà créé plusieurs manoirs hantés aux États-Unis et il a eu l’idée d’exporter son concept à Paris en y ajoutant un côté « musée » car, selon lui, les français ont une approche du parc d’attraction plus intellectuelle qui nécessite le fait qu’on leur apprenne des trucs tout en les effrayant. À l’attention de ce public un peu chiant, Adi s’apprête à créer un troisième étage consacré à la funeste période de la Terreur.

Jamais à court d’idées, il organise aussi chaque mois une « Dark Night » pendant laquelle les gens sont plongés dans l’obscurité totale avec un glowstick comme seule source de lumière. À l’aide de caméras placées dans chaque pièce, Adi peut voir tout ce qui se passe pendant les visites et s’assurer que ses employés font bien leur boulot tout en grignotant quelques chips. Parfois, quand il est en forme, il lui arrive aussi de se déguiser. Comme il voulait qu’on reparte avec de belles photos, il nous a accompagnés dans quelques salles qu’il avait choisies au préalable.

Nous voilà revenus dans la salle consacrée à la guillotine. Lors de notre premier passage, ce bourreau avait simplement fait semblant de me trancher le bras. Galvanisé par l’appareil photo et la présence du boss, il s’attaque ici à une décapitation dans les règles de l’art. Manque de bol pour le résultat final, je suis ici dans l’incapacité de produire le moindre sentiment, en témoignent ces mains lourdes et ce regard fermé.

Les acteurs du Manoir ont pour obligation de ne jamais sortir de leur personnage et ce, même lorsqu’ils s’adressent à leur patron. Parfois même, ils s’amusent à l’effrayer. Lorsque je l’interroge sur son mode de recrutement, Adi me répond qu’il embauche « un peu tout le monde » mais il laisse entendre qu’une bonne expérience dans le domaine des planches est largement requise : ces gens-là sont les seuls à réellement se soumettre au concept de « never breaking character ».

  

Pour finir, voici la sorcière appelée La Voisin. Apparemment, cette femme aurait passé pas mal de temps à mijoter toutes sortes de potions verdâtres quelque part dans le quartier du Marais à la fin du XVIIème siècle. Toujours dans un souci d’interaction avec le public, elle nous a demandé de nous mettre à genoux et d’invoquer le nom de « Satan ». Un peu interdit la première fois, j’ai fini par accéder à sa requête pour les besoins de la photo. À ce moment-là, les sentiments de peur et de gêne avaient disparus pour laisser place à une étrange impression de félicité et une insurmontable envie de pioncer. Aux alentours de 18h30, j’étais sans doute sur la voie de la guérison.