Des orques rôdent dans la baie à la recherche d’éventuels petits éléphants de mer égarés, deux épaves de chalutiers s’entrechoquent inlassablement contre les rochers, et les tombes du cimetière local portent des noms allemands et nordiques.
Bienvenue à Cabo Raso, en Argentine – population de lions de mer : des centaines, population humaine : 2. Situé sur la côte Atlantique de la Patagonie, le village était autrefois l’un des ports d’arrivée des immigrants allemands du XIXe siècle, avant de devenir un site d’essais de l’armée pendant la guerre froide. Mais étant donné sa situation isolée – à 75 km de route en terre du village de Camarones, et à 160 km du chef-lieu de la Province, Rason – « El Cabo » est tombé en ruine quand son dernier habitant est mort, en 1987. Mais récemment, le village a été réanimé par un groupe de pécheurs et de surfeurs, attirés par ses incroyables ressources naturelles, et c’est ainsi qu’est né Sal de Aqui, l’entreprise de Martin Moroni consacrée à la production de sel.
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« C’était un village abandonné mais plein de gens y venaient pour pêcher. J’y allais aussi pour surfer car il y a de bonnes vagues, explique Martin. Et comme c’est loin de tout, on avait l’habitude de venir à El Cabo pour plusieurs nuits. C’est comme ça qu’on a trouvé le sel. Quand vous attendez les vagues, il n’y a pas grand-chose à faire. Donc on attrapait des poulpes, et on récoltait du sel dans les flaques d’eau. C’était si loin, et personne ne vivait là. Le village s’écroulait peu à peu et les pêcheurs utilisaient même les planchers des maisons pour allumer leurs feux ».
Et puis un jour, Martin Moroni et ses associés – Eduardo Russo, Veronica Sincosky, et Natalia Suarez – ont compris tout le potentiel du sel originaire d’El Cabo, et ont réussi à créer la seule et unique entreprise de production de sel argentine.
« Au début, il y a 8 ans, on remplissait des bidons d’eau de mer. Et puis un jour, on a rempli un camion, et puis peu à peu, un plus gros camion, se souvient Martin. Cela nous a pris quelques années pour apprendre comment faire évaporer l’eau et extraire le sel, et encore deux ans de plus pour obtenir l’autorisation de le commercialiser. Nous avons dû lancer une étude à Buenos Aires pour que les autorités comprennent qu’on pouvait extraire le sel de la mer, ce qui semble ridicule ! Mais personne ne connaissait ce système en Argentine ».
À la même époque, Eliane Fernández Peña et Eduardo « El Gitano » González ont décidé de déménager à Cabo Raso, avec l’intention de redonner vie au village resté en ruine pendant presque une décennie. Le couple et leurs deux plus jeunes enfants ont emménagé dans une pièce unique, dans la maison la plus habitable du village. Et puis, ils ont commencé à nettoyer et à restaurer les maisons, en utilisant seulement les matériaux de construction d’origine comme l’étain et la pierre.
Leurs efforts ont, semblerait-il, payé, puisque El Cabo compte aujourd’hui six maisons et dortoirs que les visiteurs peuvent louer.
« Ma mère dit toujours que la plus grosse difficulté, ça a été de réaliser tout ça avec leurs économies, qui n’étaient pas bien grosses, explique Lucía Peréa Catán la fille d’Eliane. Proposer un certain style de vie et offrir un tourisme durable demande beaucoup de travail, mais aussi beaucoup d’argent. Nous n’avons presque pas d’employés car c’est très isolé, et beaucoup de gens ne comprennent pas l’intérêt de notre projet ».
Et pour la production de sel, les choses sont tout aussi compliquées : « Nous partons à El Cabo avec un camion rempli de 20 000 litres d’eau potable que nous laissons à Eliane et El Gitano, et nous le remplissons ensuite d’eau de mer, ajoute Martin Moroni. Mais le trajet est long, la batterie du camion a lâché plusieurs fois, on dépend des marées, et c’est plus dur en hiver, car il fait nuit à 16 heures, et il faut 3 heures de route pour rejoindre Trelew. Il n’y a aucun moyen de communication donc si le camion tombe en panne et ne se présente pas dans les 24 heures, on lance des recherches ! »
Si certains ont critiqué Sal de Aqui parce que l’entreprise ne récolte pas la variété très demandée de « fleur de sel », des grands chefs de Buenos Aires comme Fernando Rivarola d’El Baqueano et Anthony Vasquez du La Mar Cebichería ne jurent, eux, que par son produit. Le quatuor a d’ailleurs décidé de se diversifier en lançant la production de wakame (une algue marine) et de différents goûts fumés.
En parallèle de la production de sel, Cabo Raso accueille également la fête annuelle du sel marin (Fiesta de la Sal Marina), organisée par les producteurs eux-mêmes.
« Cela a commencé comme un rassemblement informel avec une trentaine d’amis, et la fête en est maintenant à sa cinquième année, raconte Martin. En février, nous avons invité des chefs de Buenos Aires, nous avons fait du porc salé (avec du sel de Sal de Aquí) rôti à la broche et un ” curanto ”, un four creusé dans la terre dans lequel on cuit des moules, des coquilles Saint-Jacques, et des pommes de terre. Les ingrédients sont enroulés dans des feuilles, recouverts de pierres chaudes et cuits enterrés ».