Le ministère de la Justice française emploierait des dizaines de milliers de personnes illégalement

D’après un rapport confidentiel révélé ce mardi dans la soirée par plusieurs médias français, 48 650 personnes travailleraient pour diverses administrations du pays sans bénéficier des droits et de la protection sociale normalement prévus par la législation française.

Ce rapport interne — daté du 18 juillet 2014 — reprend les observations et les conclusions d’une mission confiée six mois plus tôt à quatre inspecteurs des finances, des services judiciaires et des affaires sociales. Parmi les objectifs de la mission, ces inspecteurs ont tenté de déterminer le nombre de Collaborateurs occasionnels du service public (COSP) employés par l’administration française et de formuler des recommandations pour améliorer la gestion de ce type de personnel.

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Les quatre inspecteurs ont noté de très nombreuses irrégularités, qui pourraient coûter « un demi-milliard d’euros » de réparations à l’État français, si chacun des COSP poursuivait les ministères et organes d’État concernés en justice.

Ce mercredi, le ministère de la Justice a expliqué sur Twitter que la ministre de la Justice Christiane Taubira s’était « emparéede la situation des COSP dès 2012 » et revendique être à l’origine de ce rapport d’inspection sur des pratiques qui remontent à 15 ans. Ce ministère a par ailleurs précisé qu’un « plan d’action » est en cours.

Ce rapport estime que 48 500 travailleurs seraient régulièrement employés sous ce régime qui ne respecte « aucune des règles sociales et fiscales » en vigueur sur le marché du travail français. En France, de nombreux organismes officiels comme le ministère des Finances, de l’Écologie, ou encore certaines caisses d’assurance maladie et d’allocations familiales, emploient fréquemment des COSP comme médecins, vétérinaires, enquêteurs environnementaux.

Les inspecteurs ont par ailleurs accordé une attention particulière au ministère de la Justice, qui emploierait près de 40 500 COSP par an notamment pour des missions d’expertise, d’interprétariat et de traduction — et ce dans des conditions souvent difficiles.

« Les traducteurs de justice sont amenés à aider des enquêteurs de police lors de gardes à vue ou d’écoutes téléphoniques, qui peuvent durer plusieurs jours, voire semaines, » nous raconte Annie Trio-Lepage, traductrice spécialisée en français et italien, collaboratrice du Tribunal de Bordeaux et membre du Syndicat national des traducteurs professionnels (SFT). Contactée au téléphone par VICE News ce mercredi après-midi, cette traductrice nous explique qu’elle peut être « appelée au commissariat à tout moment, » une situation qu’elle définit toutefois comme un « choix personnel ».

« Je préfère rester prudente sur les conclusions de ce rapport, » nous indique-t-elle, en précisant que la situation des traducteurs est « très hétérogène, avec de nombreuses réformes qui sont déjà en cours au niveau français et européen ».

Si des progrès restent à faire selon Trio-Lepage, ils devraient d’abord concerner le délai de versement des salaires — qui peut atteindre deux ans — et la relation entre l’employeur et le COSP. « Les tribunaux ne vérifient pas assez le statut de ceux qu’ils emploient, » nous explique-t-elle.

Comme le souligne ce rapport, l’État français a tout à craindre d’une action en justice groupée de la part des COSP. Cela avait été le cas pour les vétérinaires sanitaires qui ont obtenu une reconnaissance de leurs cotisations de retraite en novembre 2011 — ce qui aurait coûté 65 millions d’euros à l’État français, d’après les inspecteurs qui ont rédigé cette étude.

D’autres poursuites légales pourraient également être entreprises par les voisins européens de la France ou par la Commission européenne, concernant une pratique qui peut être considérée comme de « l’exonération excessive », puisque les employeurs de COSP ne paient aucune taxe ni TVA dans ce cas précis.

Une plainte collective réunissant trente traducteurs devrait prochainement être examinée par la justice française. Me David Dokhan, l’avocat parisien représentant ces traducteurs, a justifié cette poursuite en justice au micro de la radio France Inter ce mercredi matin, en expliquant que ses clients ne disposent « d’aucun bulletin de salaire » et ne peuvent donc pas bénéficier de l’assurance maladie, cotiser pour leur retraite ni recevoir les allocations-chômage si leur mission s’arrête.

La fuite de ce rapport et les annonces du ministère de la Justice surviennent dans un contexte tendu en France, où la législation autour du contrat de travail fait l’objet d’un débat politique depuis quelques semaines. Par exemple, face aux inégalités entre les salariés qui disposent d’un contrat à durée déterminé (CDD) et ceux qui jouissent un contrat sans limitation de durée (CDI, moins précaire), certains parlementaires proposent la création d’un contrat unique — ce que le gouvernement socialiste du pays refuse pour l’instant.

Les requêtes des traducteurs représentés par Me David Dokhan devraient être examinées le 3 novembre prochain devant le Tribunal des affaires sanitaires et sociales (TASS) de Paris.

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